12 décembre 2003

Chomolungma

Pour Lucien (Suel, of course)


C'était à quelques mois de ma naissance. Un type est allé au bout de sa décision et il est mort sur Chomolungma, le toit du monde comme on dit, quelque part vers le Népal. Quant à moi, si cet homme n'avait pas eu un téléphone-satellite je n'aurais peut-être pas connu mon prénom et j'aurai dû en porter un de hasard. Je m'explique : ce type est celui qu'il faudrait que j'appelle papa s'il avait eu une conduite moins ordalique. Mais il a eu le temps de me donner un nom avant de s'engourdir. Mam', comme je l'appelle, entre deux de ses absences, dit que le rôle du père c'est de donner le nom et que ça suffit. Même qu'Adam, c'est toujours elle qui parle, a passé un bon moment à donner des noms à toutes les choses de la création et voilà pourquoi toutes les choses et les espèces vivantes nous appartiennent et que nous pouvons en faire ce que nous voulons. (Vu comme ça, j'aime autant que le prétendu père ait été congelé à temps.)
Il a voulu partir. Il cherchait peut-être le yéti. Peut-être son sherpa s'appelait-il Tharkey. Je n'ai pas cherché à savoir les détails. Ce que je crois c'est qu'il voulait en faire un vrai job, d'aller sur les montagnes les plus hautes avec des touristes riches. Quand on a de l'argent, cela donne au moins la croyance qu'on peut accéder à tout. Cette croyance est fondée sur cet état d'esprit qu'Adam nous a laissé. Et il s'avère souvent qu'elle n'est pas du tout une illusion. Bref, l'autre, le père, enfin… le type, il essayait de monter une agence de voyage haut de gamme pour millionnaires en recherche de sensations fortes. Que peut-on éprouver de plus fort que de dominer du haut de Chomolungma l'humanité toute entière ? Il aurait pu trouver plus utile. Par exemple il aurait pu fonder une entreprise de nettoyage pour ramasser les crottes que tout le monde laisse sur place et qui n'atteindront jamais une température assez élevée pour leur permettre de se décomposer. Chomolungma, la déesse blanche, est ainsi couverte d'étrons aussi éternels que ses célèbres glaciers. Le yéti, entre nous soit dit, ne fait rien non plus pour arranger les choses : s'il croquait un de ces crétins une fois de temps en temps, ils seraient moins productifs. Quoique ça reste à démontrer : la mort n'arrête pas le cirque.
La preuve.
Il a réussi à entraîner du monde dans son projet, il a englouti ses économies, il a mobilisé des fonds. Du capital risque authentique. Il est parti en reconnaissance. Mam' était restée sur son île, au chaud. Pas folle. Elle savait qu'un embryon devenait fœtus au creux de son ventre et trouvait cela plus important que tout.
Ce fut une année noire pour les courses dans la blancheur glacée de l'Himalaya. Rien que d'y penser, j'en frissonnerais. Cette année-là, des dizaines de touristes plus ou moins aguerris se sont perdus sur Chomolungma. C'est mon chat qui s'appelle comme ça maintenant, ça me fait un souvenir. Un gentil chat et tout blanc, ça tombe bien. Perdus, ça veut dire qu'ils sont morts et que parfois on ne retrouve pas les corps. Mais patience : ce qui vaut pour les étrons vaut pour les corps. Il suffit d'attendre. Un jour une entreprise s'occupera de la récupération. S'il y a un marché, il y aura un service. Faisons confiance à l'initiative individuelle.
Bref, lui, il voulait tester personnellement son idée. C'était un type sérieux, intransigeant sur l'organisation. Penser que vous pouvez sérieusement organiser quelque chose dont la finalité secrète est de vous tuer… Organiser sérieusement sa propre mort. J'ai traité son attitude d'ordalique mais c'est une approximation. La véritable ordalie suppose la croyance à une transcendance. La réalité est pire. Moi, je sais la fin de son histoire. S'il l'avait connue, aurait-il différé ou parié ? Je parie qu'il aurait parié. Ces types pleins de testostérone parient toujours. Le goût du jeu peut les conduire à la perte irréversible.
Mam' m'a raconté. Elle ne raconte même plus que ça. Elle a du mal à se souvenir de ce qui est arrivé il y a cinq minutes ou il y a trois jours mais ce qui s'est passé cette fois-là, ça l'a marquée. C'est sa guerre à elle, elle y revient.
C'est pourtant peu de choses un coup de téléphone d'un homme à sa femme qui attend leur premier enfant. Il y a un côté romantique. Au fait Mam' s'appelle Naomie, elle est métisse, tout le monde est métissé sur son île (et moi aussi, du coup). Un appel téléphonique des pentes de l'Himalaya jusqu'à cette île polynésienne, c'était la percussion de deux mondes que tout oppose. Pour dire qu'une tempête s'était déchaînée sans un préavis déchiffrable, que le sherpa semblait déjà mort, qu'une partie du groupe des japonais qui les avaient précédés de peu avaient fait demi-tour après qu'ils aient abandonné plusieurs de leurs camarades agonisant. Pourquoi aurait-il fallu qu'ils meurent pour veiller quelques quarts d'heure des gens condamnés alors qu'il leur restait encore assez de lucidité pour tenter de redescendre ? Ils étaient passés très près de ces deux autres morts-vivants qu'étaient mon père et son sherpa et s'étaient inclinés. (Si la justice était immanente, elle aurait exigé qu'ils dévissent dans la descente vers le camp supérieur où se trouvaient les secours. C'est bien ce qui leur est arrivé mais peut-être n'y a-t-il là qu'une coïncidence.) Voilà ce qu'il avait à raconter sur le plan factuel. Sur le plan sensoriel, ça n'allait pas fort non plus, symptômes à l'appui. Protection contre le froid insuffisante, oxygène raréfié, partie déjà perdue. Engourdissement. Vision réduite. Hallucinations. Que ça ne fait pas mal c'est une légende. Que la conscience s'altère, ça oui, c'est vrai. Qu'il fallait me donner ces noms, Lucien et Alban, qui veulent dire lumière et blanc et que je porterai celui que je choisirai. (J'ai choisi la lumière parce qu'elle est changeante).
Filet de voix fragile, ténu. Le fil se casse, ne reste que l'effroi d'un immense silence. Mam' a encore attendu des heure avant d'accepter de poser le combiné sur la table, refusant de raccrocher. Tant pis pour la note.
Chez Naomie il y a cette pièce avec des miroirs sur deux murs, face à face. Il faudrait être transparent pour voir les images se renvoyer les unes les autres à l'infini, mais on peut pencher la tête au plus près de l'axe et se voir à des dizaines d'exemplaires de face et de dos. L'envers, l'endroit. Le blanc, le noir. La lumière, l'obscurité. La question est celle de la survie. Le pourquoi n'a plus d'importance. « Comment » : voilà ce qui compte.
L'adolescence est rebelle. Je n'ai pas su comment la vivre. J'ai passé tellement de temps à tout faire pour ne pas lui ressembler… J'ai voulu renoncer à moi-même, j'ai essayé autant que j'ai pu. Incapable d'aller au bout de ce chemin-là par la voie haute, celle de l'extinction du désir, j'ai choisi toutes les voies basses à la fois. Les drogues, l'alcool, le tabac, la vitesse, la dispersion sexuelle…
Plus tard, l'âge venant, à défaut de la maturité, est venu le temps d'accompagner quelques copains jusqu'à leur tombe. Et maintenant voici aussi la maladie de Mam'… (en ce qui le concerne, mon père m'aura au moins évité sa sénilité.)
Un jour, je me débarrasserai de tout cela. Merde. Le toubib dit qu'après quarante ans ce sera plus facile. Ce n'est pas encore pour demain mais je m'attaquerai à tous les excès. Et quand il ne restera plus rien à supprimer, que j'aurais vaincu, que je serai devenu l'ascète lumineux que je porte en moi depuis toujours, euh… alors… je chercherai un guide. Je le trouverai. Sûrement. Je l'appellerai Yongden. Je parie qu'à nous deux on trouvera le corps. Je porte la Lumière.

Berghezeele, avril 2001
Publié initialement in à cause du vent, hiver 2001-2002

18 octobre 2003

Cecilan

Berghezeele, le 18 octobre 2003
Chère C. C.,
Au terme d'une longue enquête qui m'a entraîné, par delà plusieurs océans et de nombreuses mers, de Dunkerque jusqu'à l'île de Ceylan elle-même, j'ai pu recueillir quelques informations utiles sur le Cecilian.
Je passe sur les naufrages et les attaques de pirates barbaresques. Après avoir débarqué à Galle, tout en bas du renflement de cette île en forme de goutte d'eau, il m'a fallu traverser des jungles épaisses comme des fourrures, grimper sur des coteaux pentus et glissants, m'exposer aux intempéries, m'orienter dans une géographie diverse et heurtée. Les quelques images que je rapporte attestent de la beauté de ce voyage, et de ses difficultés. Je te remercie du fond du cœur de m'avoir incité à l'entreprendre, d'autant que le succès était au bout de la quête : j'ai retrouvé le Cecilian ! C'est bien dans la partie ouest du pays que se trouve cet aimable petit Garden, comme je me plais à l'appeler, usant du pidgin local. La récolte 2002 rappelle les Kennilworth, des voisins, comme mon intuition, doublée d'un pénétrant pouvoir d'observation, me l'avait fait supposer avant le voyage, à partir d'un demi-gramme de feuilles sèches. La liqueur est légère et sans amertume, particulièrement aromatique et vive. J'ai suivi le Cecilian de la cueillette à la préparation - flétrissage, roulage, fermentation, séchage, empaquetage - et jusqu'à l'embarquement à Colombo. Expérience inoubliable !
Pour une raison qui, là-bas, m'a échappé, il sera dorénavant difficile de s'en procurer en France, le Cecilian ayant disparu du catalogue D., sur lequel il se trouvait encore il y a peu.
Les dernières pluies de la saison s'éloignaient vers les sommets du nord-est, laissant des ciels de traîne bouleversant de beauté. J'avais eu la chance de traverser la moitié sud de l'île, passant entre la fin de la mousson de sud-ouest et le début de la saison chaude et sèche, à une période à peu près tempérée. Au bord des torrents rapides chargés de reconduire à la mer l'eau tombée en trombes tièdes, la vie s'affirmait dans une débauche de couleurs et de légèreté.

12 septembre 2003

Le thé ne pousse pas au jardin d'Eden

Quand le changement climatique sera pleinement perceptible, il est très vraisemblable qu'il puisse s'accompagner d'une augmentation des événements extrêmes comme le prédisent les scénarios du GIEC ", avertit Pierre Bessemoulin, directeur de la climatologie à Météo France. Un pessimisme que partage l'Organisation météorologique mondiale (OMM). Dans un communiqué récent, elle rappelait d'ailleurs « que les dernières évaluations scientifiques laissent à penser que l'élévation générale des températures due au changement climatique pourrait entraîner une augmentation de fréquence et d'intensité de ces phénomènes extrêmes ».
Comme en Inde où, souligne l'OMM, la vague de chaleur précédant la mousson a été cette année caractérisée par des températures élevées oscillant entre 45°C et 49°C, ce qui correspond à des températures supérieures de 2 à 5°C à la normale. Ce temps chaud a causé la mort d'au moins 1 400 personnes. Autre exemple : au Sri Lanka, le passage du cyclone tropical 01B a donné lieu à des pluies torrentielles qui ont encore aggravé des conditions météorologiques déjà marquées par une forte humidité. Il en a résulté des inondations et des glissements de terrain. La production de thé cultivé à basse altitude devrait diminuer de 20 % à 30 % dans les prochains mois. 
LE MONDE | 12.09.03 | 13h58

05 septembre 2003

Voies

Soit un Cercle.
Le centre du Cercle est la Connaissance ultime, la Sagesse absolue, le Nirvana, le Paradis… Les mots ne manquent pas pour le décrire même si bien peu savent vraiment de quoi ils parlent.
Nous sommes sur la circonférence du Cercle.
Chacun des endroits où nous nous trouvons est différent des autres : autour du Cercle sont toutes les cultures et croyances des hommes.
De chacune de ces cultures partent des rayons qui conduisent vers le centre du Cercle, quelque soit le nom donné à ce centre.
Certains de ces rayons sont complets : ils vont bien jusqu'au centre. Cela ne veut pas dire que ceux qui s'y aventurent font à tout coup tout le voyage mais c'est possible.
D'autres rayons sont brisés : on les emprunte en croyant pouvoir progresser et ils conduisent vers des impasses.
Certaines cultures, particulièrement matérialistes, offrent moins de rayons que d'autres qui sont tournées depuis longtemps vers le développement spirituel. Ou bien leurs rayons sont brisés. Parmi ces rayons brisés, par exemple : le sport pour lui-même, la consommation de biens matériels, l'usage des drogues, la connaissance technique séparée de son substrat humain, pour parler de choses que nous pouvons observer facilement. Sont brisés évidemment tous les rayons bricolés par de faux maîtres, créés de toute pièce par des escrocs, par des mal comprenants divers, plus ou moins honnêtes.
Dans le langage codé de la Bible, on les appelle idoles et veaux d'or, ces faux dieux, ces rayons brisés.
D'autres cultures proposent des rayons authentiques. La sagesse grecque, qui, Occidentaux, nous fonde, rencontrant la mystique juive, produisant la chrétienté judéo-grecque, formule peut-être plus juste que judéo-christianisme, nous offre des rayons sûrs, des Voies de sagesse éprouvées, de Diogène le radical à Ignace de Loyola le mystique, de Socrate, l'accoucheur méditant, à maître Eckart, le bouddha chrétien. J'en passe et des meilleurs.
Mais ces traditions sont-elles vivantes ? Où les trouver, pauvre pèlerin ? Où sont les forêts des premiers bouddhistes ? Où sont les Maîtres vivants ? Ma lampe est bien faible et je cherche dans la nuit et le vent…
Pour ma part, voici ce que j'ai fait : éduqué dans une tradition catholique ouverte et sociale, j'ai trouvé une limite dans la pratique quotidienne, dans la vie de tous les jours. C'était un rayon sans dimension thérapeutique. On pouvait suivre ce qui était proposé en allant très mal et ça ne posait de problème à personne. Aussi j'ai eu l'immense chance de rencontrer un autre rayon authentique, créé il y a 2500 ans en Inde par celui qui allait devenir le « Bouddha de notre temps », une Voie qui s'adresse à l'intelligence de l'homme, qui accepte son sens critique, qui prend en compte l'évolution d'une vie, qui refuse les excès, qui intègre méditation et travail intellectuels et méditation « contemplative ».
Après quelques années, j'ai voulu croire que je pouvais trouver dans la pensée occidentale ce que je cherchais. Pourquoi aller chercher ailleurs ce qu'on a peut-être sous la main ? Espérant renouer avec le monothéisme de mes ancêtres, à la poursuite d'ésotérisme certes instructifs, mais un peu vain, je me suis égaré, j'ai fini par tourner en rond.
Voilà que le thé me ramène doucement au bouddhisme. Il n'y a pas de hasard : quand le disciple est prêt, le maître vient, dit-on.
Quand on prend le thé au sérieux (mais pas trop : justement), il se passe quelque chose. Et personne ne connaît la réalité ultime du centre du Cercle.
Aussi, amis, chacun sur notre rayon, notre Voie, notre Do, enrichissons-nous mutuellement, dialoguons. En Cercle, autour d'une tasse de thé, of course.
Ecrit pour le Cercle du Thé

12 août 2003

Le mot « Darjeeling »

On dit que le mot « Darjeeling » vient du tibétain « Dorge Ling », qu'on traduit littéralement par « lieu où tombe la foudre » (« place of thunderbolts »). Mais c'est beaucoup plus que ça : « Dorge », c'est la foudre de l'illumination, « Ling », le jardin sacré, « Dorge Ling », le Jardin où l'on reçoit l'illumination, si on a bien pratiqué « dans cette vie-ci » (« Gong fu, Kungfu ») et pour peu que notre karma le permette...
D'ailleurs, le portail internet du bouddhisme tibétain s'appelle Dorge Ling et la première minute vaut le détour, avec un drôle de rat de bibliothèque.

14 juillet 2003

GAQ & Gong fu cha

J'aurais voulu parler du Groupe d'Actions de Qualité et du gong fu cha. Mais ce fut une expérience profonde et comme hors du temps, difficile à aborder. J'ai fait le thé devant une quarantaine de personnes. On avait annoncé, en jouant sur les mots, une démonstration de kongfu et tout le monde s'attendait à quelque chose de martial. Le GAQ est une fête à laquelle chacun vient avec sa propre créativité. C'est fou ce que les gens portent en eux. Il y a eu pendant trente six heures des performances d'acteurs, des lectures, des expositions de photos, de dessins, des installations (« Cent fleurs offertes à la vache arrogante »), des concerts, des récitals, une démonstration de tango, des portraits-monotypes, un feu d'artifice, des conférences (« Votre encéphale est-il correctement implanté ? »), une lecture de poèmes de Jacques Roubaud par Laura (9 ans), une lecture d’extraits d'un journal de voyage au Tchad, des ateliers de Chi Qong, de méditation, de chant, un jeu bamba, des chant gallois et j'en passe. A chaque instant, une extrême attention de tous à ce que chacun apporte, une grande ouverture à l'autre. Du respect. L'esprit du GAQ et l'esprit du Thé ne seraient-ils qu'un ? Formulons hardiment l'hypothèse.
La présentation du thé s'est déroulée d'une manière simple, à l'ombre providentielle d'un noyer : une petite introduction pour expliquer quel sens cela avait pour moi (« accepter d'être ce qu'on est devenu et offrir le thé. ». J'ai expliqué que kongfu et gong fu signifiaient travail (k/gong), entraînement, pratique. Gong fu cha : la pratique du thé. Il faut s'appliquer à offrir le thé, être là, s'entraîner. J'ai disposé sur l'herbe un plateau avec deux petites théières et leurs huit minuscules tasses. Les gens ont choisi eux-mêmes le thé parmi les quelques boites que j'avais apportées : Dong Ding, Kway, plus tard Ti Kuan Yin, Immortel des eaux (de Tch'a). Infusions, offrandes, nouvelles infusions, trois fois en tout. Le thé est devenu un élément de la fête, de l'échange commun. Des rencontres. Les mots "gong fu cha", "oolong", recèlent en eux-mêmes une poésie, ils appellent vers l'ailleurs. Le goût du thé concentré dans une théière qu'on aurait pu croire un jouet pour des thés d'enfants et servi comme un liquide rare et précieux, d'une couleur riche et d'un arôme puissant, entouré de mille soins, dans des tasses qu'on pourrait cacher dans le creux de la main : tout cela participe au contact avec le Tout Autre.
Thé, théâtre, théâtralité… Finalement, rituels et rites ne seraient que chorégraphie ? La question, je pense, est dans cette opposition très occidentale du sacré et du profane. Que serait une chorégraphie qui ne nous entraînerait pas hors de nous-mêmes, hors du quotidien ? Ce serait du pur divertissement, comme les variétés de la télé.
Nous vivons cette époque de l' « entertainment », de l'industrie du loisir, de la confusion généralisée. Que dirait maintenant Pascal, lui qui dénonçait le « divertissement », cette attitude qui empêche, justement, d'accéder à la porte étroite et de la franchir ?
L'art (dont l'écriture), le rituel, le thé, (mais aussi le voyage, l'érotisme, tout ce qui fait sortir « hors de soi ») sont-ils là pour relier à autrui, pour ouvrir à l'altérité, au « Tout Autre » (il y a des stades) ou pour constituer sans cesse de nouveaux espaces au marché ?
C'est de la vie comme initiation dont je parle, une démarche spirituelle, avec ou sans dieux, avec ou sans Dieu. Que chacun se réfère à la conception du monde qui lui est propre, par culture ou par choix. Toutes sont également respectables (théisme, athéisme, agnosticisme) tant qu'elles ne servent pas de prétexte à l'oppression. (Et dans cet espace laïque, je ne parle d'ailleurs pas de la mienne.)
Or, sur quelles pistes partons-nous lorsque nous participons à tel ou tel rituel ? De quel voyage est-il question, sinon du voyage d'une vie et de la transformation d'une « existence » (comme existent les vaches, les chevaux et les poulets) en destin humain ?

Photo © Josyane Suel

11 juin 2003

Une journée pour le thé

La veille, j'étais rentré tard. Seul dans la nuit, assis sur le sol à l'entrée de ma tente, j'avais bu à petites gorgées méditatives un Pu Er d'Admirable Tea. La théière en terre cuite, celle qui vient d’Emmaüs, avec son bec un peu tordu, était posée en équilibre précaire sur l’herbe, à côté de mon genou. Je me versais de temps à autre un peu de cette liqueur sombre, si sombre et tellement évocatrice. L’épuisement psychique et la solitude me jouaient des tours, mon humeur labile m’amenait à sourire et à pleurer à la fois. Ça faisait un arc-en-ciel dans la nuit noire. Il était si tard que la chouette s’était tue depuis longtemps, voilà l’heure du silence et de l’effroi métaphysique. Mieux valait essayer de dormir. Demain serait un autre jour.

Quand le téléphone a sonné, au petit matin, je me suis senti glisser hors du sommeil comme sur un tobogan et me suis retrouvé d’un seul coup, ébahi, dans une journée lumineuse, équilibrée et pure comme du cristal. C’était l’appel convenu de Fr. : elle me signalait son départ de St-O. Une heure de route pour elle, pour moi une heure pour me faufiler hors de mon abri de sauvageon, et boire une première tasse de thé en saluant le soleil. C’est la boite d’Assam qui est venue d’elle-même sous ma main : elle fait cela chaque matin. Comme toujours, j’ai eu une pensée pour les cueilleuses de cette région inhospitalière qui, pour quelques roupies, bravent un climat trop humide et trop chaud. « Chaque tasse d’Assam contient sa dose de peine. » Comme chaque matin, ce thé m’a ouvert à la complexité du monde et empli de gratitude. J’ai aussi pensé fugacement à Tenzin Pemba qui vit là-bas, quelque part au pied de l’Himalaya. Tashi delek !
L’objet de la journée était de prendre un train et d’aller jusqu’à Paris pour rencontrer quelques membres du mystérieux Cercle du thé, ces personnes étonnantes, capables d’avouer semi-publiquement l'intérêt sans mesure qu'elles portent à quelques feuilles venues de l’autre côté du monde, qu’elles plongent dans de l’eau chaude et observent en silence avant de boire avec attention des liqueurs odorantes aux couleurs profondes.
La radio, entre deux grèves, avait décrit un pays au bord de l’embolie, perturbé par l’arrêt des trains, des bus et des métros... Aussi sommes-nous arrivés à la gare sans avoir la moindre idée de ce qui nous attendait. Il s’agissait de s’en remettre au hasard et d’observer comment les événements allaient tourner d’eux-mêmes. L’action dans la non-action, mais en conscience, dirait Fr., qui a des lectures asiatiques. Le potentiel de la situation : il y a une ligne d’énergie, comment se résout-elle ? que produit-elle ?
Un train partait dans les dix minutes : sur le conseil d’un contrôleur, nous y sommes montés sans billet. Une élue du conseil régional, dont il est préférable de ne pas citer le nom, s’est montrée d’une grossièreté étonnante. Un sourire, accompagné d’un : « Vous êtes charmante, je vous aime déjà ! » a suffi à mettre les (sou)rieurs de mon côté et lui a cloué le bec jusqu’à Paris.
Là-bas, le métro circulait, au moins celui dont nous avions besoin. Ligne 4, Odéon. Objectif : déjeuner dans un salon de thé signalé par Niji : Tch’a. Tch’a mérite tous les éloges : simplicité sophistiquée du décor, élégance des formes et des couleurs, accueil agréable et fluide. Les thés sont nombreux et les conseils de Lui Xian Zhen aidants. Fr., attirée par un nom évocateur du taoïsme, a choisi un oolong « Immortel des eaux ». Il faut dire qu’à Tch’a [quatre] les thés sont présentés sous leur nom traduit en français. « Pu Mai Tan » est « Pivoine blanche ». Qui est « Boddhisatva de la miséricorde » ? Celui que d’aucuns appellent « Déesse en fer de la miséricorde » ? « Tie Kuan Yin » ? La déesse en fer étant alors la statue d’un(e) Boddhisatva ? Je n’ai pas trouvé encore quel est le nom chinois courant d’ « Immortel des eaux » (et si vous m’avez lu jusqu’ici, j’attends vos indications) mais j’imagine assez bien l’Immortel, au bout de son cycle de vie-formation taoïste, ayant atteint à la quasi-translucidité, retiré dans un ermitage, infusant à l’ombre d’un pin un thé vert sombre dans l’eau embrassée puisée d’une petite source, pour se rafraîchir de la chaleur de l’été. En arrière-plan, très loin, un pic encore enneigé. Quant à moi, pour ponctuer le temps, en résonance avec le thé bu la veille, j’ai choisi un Pu Erh Impérial. Les thés sont présentés en gong fu cha, dans de toutes petites théières posées dans un plat en céramique (fabriqués par Mlle Lui elle-même, douée de mille talents). Jamais je n’aurais dosé si fort un Pu Erh et voilà qu’il révèle une autre dimension de lui-même, une puissance qui paraît infinie et pourrait effrayer : pourtant sa douceur reste intacte. Ce thé développe des qualités de protection, il renvoie à l’enfance heureuse qui constitue parfois l’équilibre de l’adulte, il parle de la transmission du père au fils, et de maturité. D’ailleurs, il est le seul qui bonifie en vieillissant.
Le Pu Erh de Mlle Lui vient directement de Chine, elle va le chercher elle-même et ne peut le comparer aux autres thés noirs-noirs vendus en France, qu’elle ne connaît pas. Mais elle garantit la qualité et l’authenticité du sien, et on peut lui faire confiance.
J’ai dit à Mlle Lui comment et par qui Fr. et moi avions été orientés vers Tch’a, le rôle du Cercle du thé, les courriers qui circulent sur internet. Elle-même, figure de l’imtemporalité, n’est pas câblée : je lui ai promis de lui envoyer par la poste ce qui s’écrirait peut-être sur cette journée du thé dans laquelle elle tient un rôle. Elle s’est amusée de ce que je ne sache pratiquement rien de la personne qui nous avait recommandé Tch’a, ni son nom, ni son travail, si peu de choses : un prénom, un surnom, Niji, c’est tout.
Mais il fallait partir, ranger les parfums de poisson au gingembre et de canard au thé Keemun dans la mémoire des sens, il fallait parcourir à pied une bonne distance à travers Paris, parce que brusquement les métros étaient devenus rares.
La maison de la culture du Japon se trouve quai Branly, à une encablure d’une immense tour métallique non loin de laquelle coule la Seine. Passé un contrôle strict, à gauche, une librairie, devant laquelle un couple observe les arrivants avec trop d’attention pour ne pas être ceux avec qui nous avons rendez-vous, Niji et sa compagne, Fl. ; sourires de connivence, un peu de timidité de part et d’autre, c’est bien naturel. Nous serons quatre. Nous aurions pu être sept, n’est-ce pas J.-C. : mais les grèves ont empêché les autres d’arriver jusqu’ici.
Pourtant la grève n’existe pas en tant qu’elle-même. La feuille de papier sur laquelle j’écris n’existe pas en tant qu’elle-même non plus, elle est vide (je ne veux pas dire « blanche »). C’est Thich Nat Han, un bhoddisatva vivant, qui le dit, après le bouddha de notre temps, et le Dalaï Lama les cite à l’occasion. Elle renvoie à la fibre sans laquelle elle n’est rien, au bois, à l’arbre, au bûcheron, à la famille du bûcheron, à l’histoire des arbres et de la forêt. Il n’y a pas de « soi » : c’est le principe de l’interdépendance, que le sanscrit dit joli-musicalement pratîtya-samutpâda. Pas de « soi », pas plus pour la feuille que pour la grève ou pour chacun de nous. Chaque élément renvoie à la totalité de l’univers, puisque rien n’existe en soi. (En Occident, vers le début du XXIème siècle, on appelait ça le principe hologrammatique : l’élément contient toute l’information du système.)
Le thé, donc, n’existe pas. A moins que n’existe que lui : puisqu’il contient tout l’univers. Le thé serait-il un Cercle dont le centre serait partout et la circonférence nulle part ?
Ce mercredi vers 15 heures, l’un des centres quaternaire du Cercle se trouvait donc à Paris, dans la maison de la culture du Japon.
L’ascenseur l’emporte vers le cinquième étage. Les espaces blancs et vastes, les larges coursives lumineuses le guident vers le chashitsu. Le pavillon de thé, comme posé sur une terrasse, domine la Seine et sa rive droite. « Rien ne vaut "the real thing", évidemment, c'est à dire un moment de thé partagé dans un jardin, ou une chambre, ou sous le ciel du solstice » comme l’écrira plus tard Jean-Claude. C’est bien de cela qu’il s’agit : un moment de thé, un moment détaché du flux du temps. Chanoyu : un peu d’eau chaude pour le thé ou comment transformer un instant en éternité.
Le pavillon est conçu pour la démonstration : il me semble grand, mais je ne sais rien d’autre à ce sujet que ce que j’ai découvert grâce au Cercle depuis six mois. Nous sommes maintenant une dizaine de personnes et nous nous asseyons sur les tatamis réservés au public. L’atmosphère est fraîche, par contraste avec la canicule qui règne dehors. On échange quelques paroles à voix basse, c’est la magie du lieu, la rencontre annoncée avec « quelque chose de tout autre ». L’espace du chashitsu proprement dit est... japonais, terriblement japonais. Tatamis, murs à cloisons coulissantes, un univers rigoureux, calme et doux, tout en camaieu de bruns et de beiges. En face de nous, à gauche, dans le tokonoma, une calligraphie et une simple fleur dans un vase. La pièce ne contient aucun ameublement, si ce n’est une tablette qui porte quelques ustensiles et un chaudron dans lequel chante l’eau.
La démonstration est aussi pour les personnes qui la présentent un exercice d’application. Entrent la maîtresse de thé, puis l’invitée, puis l’hôte. L’hôte va préparer le thé et l’offrir à l’invitée, sous le regard attentif de la maîtresse qui, parfois, apportera une brève indication en japonais, comme lorsque l’éventail replié de l’une aura été posé par inadvertance sur la tranche alors qu’il aurait dû l’être sur le dos.
La cérémonie de chanoyu a été tant décrite qu’elle résiste aux mots. Les gestes de l’hôte et de l’invitée sont précis, délibérés, symboliques et concrets. L’hôte essuie pour la purifier la boite de thé avec un tissu orange, en la frottant comme toutes les praticiennes de chanoyu le font depuis des siècles (dans l’école qui officie cet après-midi, la couleur orange est pour les femmes, les hommes auraient eu un tissu violet). A travers ces gestes, s’exprime le temps long de l’histoire de hommes. Tout ce que j’ai vu dans les images indiquées par Niji ou par Jean-Claude sur le web est là. Chanoyu tend à prouver que l’homme a plus besoin de rites que de dieux. Inutile de chercher à enfermer dans des mots ce qui doit être de l’ordre du sensible, du vécu. Chanoyu ne se décrit pas : chanoyu se vit. On peut décrire une liturgie, une séance de psychanalyse, un moment de méditation : mais comment pourrait-on rendre compte de l’extérieur de la richesse de ce qui s’y vit à l’intérieur ? Ainsi en est-il pour chanoyu. La forme est accessible sans grandes difficultés, mais le travail sur soi qu’implique la réalisation est incommunicable.
Il y a un mystère chanoyu, et « il est fascinant de constater l'intérêt de gens aussi divers pour la démarche du chanoyu. Dans tout cela, un mauvais esprit pourrait se demander quelle est la proportion de snobisme ou d'ésotérisme de bazar. Personnellement, vous pensez bien que la question ne m'a pas effleuré », écrira Jean-Claude, avec cette (im)pertinence et cette pénétration qui lui sont propres, dans une dizaine de jours.
La présentation de la cérémonie est terminée, l’hôte et l’invitée se sont retirées. La maîtresse de thé nous donne quelques explications, répond à nos questions timides. Niji examine de près le tissu orange (dont il nous donnera bientôt le nom par mail) qui sert à essuyer/purifier les ustensiles : il en a préparé lui-même avec sa Pfaff hobbymatic mais faut-il les doubler ou non, se demande-t-il ? Maintenant, il sait ! On nous offre une pâtisserie très sucrée à base de farine de haricot, et du thé battu. Dans le fond du grand bol, auquel il convient de faire faire un demi-tour avant de boire, parce qu’on nous l’a offert en nous présentant sa plus belle face, le thé matcha est d’un vert soutenu et vif, moussu, la fameuse mousse de jade. « Ce thé est d’une accessibilité déconcertante sauf pour celui qui n’a pas d’idée préconcue. » Il m’évoque le potager, les légumes verts. Sa substance épaisse nourrit l’âme en la reliant à l’univers : l’élément rencontre l’élémentaire et l’univers est présent.

Plus tard, nous musarderons dans la librairie du rez-de-chaussée, à la recherche de livres et d’objets japonais.
C’est la première fois de ma vie que je rencontre quelqu’un dans de telles circonstances : en ayant correspondu préalablement pendant plusieurs mois de cette manière étrange que crée la liste de distribution, qui fait qu’on s’adresse indirectement à des personnes à travers un groupe pour l’essentiel inconnu. Et voilà : cette rencontre dans la disponibilité est d’une accessibilité déconcertante. Le thé nous constitue, il est un puissant vecteur. Il est un univers : autour du thé, le Japon, le zen, le t’chan, le bouddhisme, le tao, l’Asie, nos propres inscriptions dans le monde... Il suffit de laisser le fil se dévider et nos mondes et Le Monde se déroulent, s’engendrent et s’intègrent.
Plus tard encore, Fl. est partie retrouver son enfant. Traversant Paris à pied, Niji, Fr. et moi, parlons de ce qui nous rapproche. Le Guide des comptoirs et salons de thé à la main, nous cherchons une maison de thé dans le 7ème. Ce sera Les Nuits des Thés, trois théières dans le guide, une de trop. La carte est bien plus pauvre que celle présentée dans le bouquin mais le crumble est bon et l’environnement hétéroclite et marrant. Ce thé-là est un autre thé que celui de la maison du Japon. Il est partage et convivialité, occasion de longues conversations sur la vie qu’on mène, ses joies et ses difficultés, sur les espaces qu’on se ménage, sur cette passion commune qui nous ouvre au monde, sur le Cercle du thé, comment il vit, grâce à qui... Apologie de cet espace libre et vivant, une réserve d’humanité dans un monde qui ne semble pas toujours tourner en faveur de la création, de la gratuité, du geste authentique.

A une bifurcation, dans les couloirs du métro, Niji est parti d’un côté et nous d’un autre. A la gare, un train nous attendait. Pour le même prix que le matin, nous avons cette fois-ci voyagé en première, lisant Le culte du thé, de Wenceslau Moraes, le portugais amoureux qui « échangea son âme pour l’âme japonaise et qu’on surnomma “l’astre qui brille loin de sa patrie.” »
*
De retour à la tente, tellement loin de Paris et de ses foules colorées. Nous sommes assis dans l’herbe, la théière de Pu Erh à portée de main. La chouette hululle avant d’aller chasser. C’est l’heure noire, dans laquelle brillent quelques astres. Ce monde est habité.

Berghezeele, le 11 juin 2003

28 avril 2003

De l’unité

Les neveux ou petits enfants de Sen no Rikyu qui ont créé les écoles Urasenke, Omatosenke et une troisième dont le nom m'échappe étaient tous trois convertis au christianisme. Il y a peut-être dans chanoyu un « programme génétique » qui est déjà un syncrétisme et nous retrouvons dans ce rite tel qu'il nous est maintenant accessible des éléments qui sont aussi dans notre propre culture, venus de notre bain culturel chrétien (c'est à dire judéo-grec). Il faut aussi dire à cette occasion que les dits de Bouddha Shakyamouni, qui, passé par le t'chan en s'alliant au tao, ont donné le zen, ont d'abord été prononcés et écrits dans deux langues indo-européennes, le pâli et le sanscrit, qui véhiculent des catégories (le temps, l'espace, les systèmes trinitaires) qui nous sont familières.
Alors, d'où nous vient cette sensation de "nous au sein du monde" ? (Le thé) est-il un pont, un lien, un passeur ?
Pourquoi trois questions ? Pourquoi trois neveux ? Pourquoi l'unité se manifeste-t-elle dans la trinité ?
(« Le bouddhisme et le tao sont dans le t'chan. Le t'chan est dans le zen et le zen est dans le chado (la voie du thé). »)
- Bon, c'est l'heure de ma piqûre. Voilà l'infirmier. Il faut que je vous laisse.