12 décembre 2003

Chomolungma

Pour Lucien (Suel, of course)


C'était à quelques mois de ma naissance. Un type est allé au bout de sa décision et il est mort sur Chomolungma, le toit du monde comme on dit, quelque part vers le Népal. Quant à moi, si cet homme n'avait pas eu un téléphone-satellite je n'aurais peut-être pas connu mon prénom et j'aurai dû en porter un de hasard. Je m'explique : ce type est celui qu'il faudrait que j'appelle papa s'il avait eu une conduite moins ordalique. Mais il a eu le temps de me donner un nom avant de s'engourdir. Mam', comme je l'appelle, entre deux de ses absences, dit que le rôle du père c'est de donner le nom et que ça suffit. Même qu'Adam, c'est toujours elle qui parle, a passé un bon moment à donner des noms à toutes les choses de la création et voilà pourquoi toutes les choses et les espèces vivantes nous appartiennent et que nous pouvons en faire ce que nous voulons. (Vu comme ça, j'aime autant que le prétendu père ait été congelé à temps.)
Il a voulu partir. Il cherchait peut-être le yéti. Peut-être son sherpa s'appelait-il Tharkey. Je n'ai pas cherché à savoir les détails. Ce que je crois c'est qu'il voulait en faire un vrai job, d'aller sur les montagnes les plus hautes avec des touristes riches. Quand on a de l'argent, cela donne au moins la croyance qu'on peut accéder à tout. Cette croyance est fondée sur cet état d'esprit qu'Adam nous a laissé. Et il s'avère souvent qu'elle n'est pas du tout une illusion. Bref, l'autre, le père, enfin… le type, il essayait de monter une agence de voyage haut de gamme pour millionnaires en recherche de sensations fortes. Que peut-on éprouver de plus fort que de dominer du haut de Chomolungma l'humanité toute entière ? Il aurait pu trouver plus utile. Par exemple il aurait pu fonder une entreprise de nettoyage pour ramasser les crottes que tout le monde laisse sur place et qui n'atteindront jamais une température assez élevée pour leur permettre de se décomposer. Chomolungma, la déesse blanche, est ainsi couverte d'étrons aussi éternels que ses célèbres glaciers. Le yéti, entre nous soit dit, ne fait rien non plus pour arranger les choses : s'il croquait un de ces crétins une fois de temps en temps, ils seraient moins productifs. Quoique ça reste à démontrer : la mort n'arrête pas le cirque.
La preuve.
Il a réussi à entraîner du monde dans son projet, il a englouti ses économies, il a mobilisé des fonds. Du capital risque authentique. Il est parti en reconnaissance. Mam' était restée sur son île, au chaud. Pas folle. Elle savait qu'un embryon devenait fœtus au creux de son ventre et trouvait cela plus important que tout.
Ce fut une année noire pour les courses dans la blancheur glacée de l'Himalaya. Rien que d'y penser, j'en frissonnerais. Cette année-là, des dizaines de touristes plus ou moins aguerris se sont perdus sur Chomolungma. C'est mon chat qui s'appelle comme ça maintenant, ça me fait un souvenir. Un gentil chat et tout blanc, ça tombe bien. Perdus, ça veut dire qu'ils sont morts et que parfois on ne retrouve pas les corps. Mais patience : ce qui vaut pour les étrons vaut pour les corps. Il suffit d'attendre. Un jour une entreprise s'occupera de la récupération. S'il y a un marché, il y aura un service. Faisons confiance à l'initiative individuelle.
Bref, lui, il voulait tester personnellement son idée. C'était un type sérieux, intransigeant sur l'organisation. Penser que vous pouvez sérieusement organiser quelque chose dont la finalité secrète est de vous tuer… Organiser sérieusement sa propre mort. J'ai traité son attitude d'ordalique mais c'est une approximation. La véritable ordalie suppose la croyance à une transcendance. La réalité est pire. Moi, je sais la fin de son histoire. S'il l'avait connue, aurait-il différé ou parié ? Je parie qu'il aurait parié. Ces types pleins de testostérone parient toujours. Le goût du jeu peut les conduire à la perte irréversible.
Mam' m'a raconté. Elle ne raconte même plus que ça. Elle a du mal à se souvenir de ce qui est arrivé il y a cinq minutes ou il y a trois jours mais ce qui s'est passé cette fois-là, ça l'a marquée. C'est sa guerre à elle, elle y revient.
C'est pourtant peu de choses un coup de téléphone d'un homme à sa femme qui attend leur premier enfant. Il y a un côté romantique. Au fait Mam' s'appelle Naomie, elle est métisse, tout le monde est métissé sur son île (et moi aussi, du coup). Un appel téléphonique des pentes de l'Himalaya jusqu'à cette île polynésienne, c'était la percussion de deux mondes que tout oppose. Pour dire qu'une tempête s'était déchaînée sans un préavis déchiffrable, que le sherpa semblait déjà mort, qu'une partie du groupe des japonais qui les avaient précédés de peu avaient fait demi-tour après qu'ils aient abandonné plusieurs de leurs camarades agonisant. Pourquoi aurait-il fallu qu'ils meurent pour veiller quelques quarts d'heure des gens condamnés alors qu'il leur restait encore assez de lucidité pour tenter de redescendre ? Ils étaient passés très près de ces deux autres morts-vivants qu'étaient mon père et son sherpa et s'étaient inclinés. (Si la justice était immanente, elle aurait exigé qu'ils dévissent dans la descente vers le camp supérieur où se trouvaient les secours. C'est bien ce qui leur est arrivé mais peut-être n'y a-t-il là qu'une coïncidence.) Voilà ce qu'il avait à raconter sur le plan factuel. Sur le plan sensoriel, ça n'allait pas fort non plus, symptômes à l'appui. Protection contre le froid insuffisante, oxygène raréfié, partie déjà perdue. Engourdissement. Vision réduite. Hallucinations. Que ça ne fait pas mal c'est une légende. Que la conscience s'altère, ça oui, c'est vrai. Qu'il fallait me donner ces noms, Lucien et Alban, qui veulent dire lumière et blanc et que je porterai celui que je choisirai. (J'ai choisi la lumière parce qu'elle est changeante).
Filet de voix fragile, ténu. Le fil se casse, ne reste que l'effroi d'un immense silence. Mam' a encore attendu des heure avant d'accepter de poser le combiné sur la table, refusant de raccrocher. Tant pis pour la note.
Chez Naomie il y a cette pièce avec des miroirs sur deux murs, face à face. Il faudrait être transparent pour voir les images se renvoyer les unes les autres à l'infini, mais on peut pencher la tête au plus près de l'axe et se voir à des dizaines d'exemplaires de face et de dos. L'envers, l'endroit. Le blanc, le noir. La lumière, l'obscurité. La question est celle de la survie. Le pourquoi n'a plus d'importance. « Comment » : voilà ce qui compte.
L'adolescence est rebelle. Je n'ai pas su comment la vivre. J'ai passé tellement de temps à tout faire pour ne pas lui ressembler… J'ai voulu renoncer à moi-même, j'ai essayé autant que j'ai pu. Incapable d'aller au bout de ce chemin-là par la voie haute, celle de l'extinction du désir, j'ai choisi toutes les voies basses à la fois. Les drogues, l'alcool, le tabac, la vitesse, la dispersion sexuelle…
Plus tard, l'âge venant, à défaut de la maturité, est venu le temps d'accompagner quelques copains jusqu'à leur tombe. Et maintenant voici aussi la maladie de Mam'… (en ce qui le concerne, mon père m'aura au moins évité sa sénilité.)
Un jour, je me débarrasserai de tout cela. Merde. Le toubib dit qu'après quarante ans ce sera plus facile. Ce n'est pas encore pour demain mais je m'attaquerai à tous les excès. Et quand il ne restera plus rien à supprimer, que j'aurais vaincu, que je serai devenu l'ascète lumineux que je porte en moi depuis toujours, euh… alors… je chercherai un guide. Je le trouverai. Sûrement. Je l'appellerai Yongden. Je parie qu'à nous deux on trouvera le corps. Je porte la Lumière.

Berghezeele, avril 2001
Publié initialement in à cause du vent, hiver 2001-2002