Depuis quelques temps, plutôt que dans la bouilloire, je chauffe l'eau dans une casserole pour l'observer pendant la montée en température : quels sont ses mouvements ? Où et comment se forment les bulles ? Qu'ont-elles à dire ? L'eau est-elle enthousiaste ? souriante ? éclatante ? frémissante ? joyeuse ? J'essaie de m'y retrouver sans mesure physique, d'ailleurs le thermomètre est tombé et il s'est cassé. Le gaz souffle sous la casserole, l'eau émet un sifflement ténu qui monte lentement à la fois en puissance et vers les aigus.
L'eau se prépare à rencontrer le thé. Le thé, lui, je l'ai choisi tout à l'heure, en regardant les boites avec leurs belles étiquettes, en tenant compte du moment et en cherchant à donner un sens à ce qui va se passer. Ce soir je suis seul, ce sera le Kway, découvert il y a une semaine lors d'un voyage à Dunkerque. J'en ai envoyé un peu dans une enveloppe à quelqu'un qui m'est important et qui en ce moment se trouve bien loin. C'est une forme de communion. Il y a dans le Kway (le kouaille, pas le K-way comme les vêtements de pluie : à Dunkerque il faisait beau vendredi passé) il y a dans ce thé des pistils d'orchidée et les orchidées ont leur propre importance. Il n'y a pas de hasard, souvent nos sens sont seulement trop grossiers pour percevoir les liens tissés entre les éléments qui font le monde.
L'eau frémit, elle va chanter, c'est le moment d'en prélever une partie pour tiédir la théière en terre brute réservée aux oolongs. Une paumée (c'est ma mesure) de feuilles de thé succède à l'eau d'annonce. Les feuilles s'ouvrent dans la chaleur humide : presque immédiatement s'exhale ce parfum de biscuit et de pain grillé à la confiture de fraise que je reconnaîtrais maintenant entre tous.
Là où j'ai besoin d'un instrument de mesure, c'est pour le temps. Quand j'ai commencé à prendre le thé au sérieux, c'était au bureau, dans le but d'arriver à cesser de travailler quelques minutes par jour : si j'arrivais à m'obliger à faire le thé et à le boire calmement, ce serait une victoire sur moi-même et sur mon environnement. Il m'a fallu des mois, près de deux ans, mais j'y suis arrivé. Au début, je laissais l'eau dans la bouilloire électrique. Ou bien j'oubliais le thé dans la théière, je le retrouvais froid et imbuvable, parfois au moment d'en faire un nouveau… en ayant oublié que je l'avais déjà fait. Maintenant je fais du thé deux fois par jour et j'en offre autour de moi.
Il me reste pourtant une inquiétude : celle de ne pas respecter les temps d'infusion. J'ai bien remarqué à quel point sont importants le dosage et le temps d'infusion. Aussi je mesure le temps avec un chronomètre électronique qui fait un bruit épouvantable à la fin de la période programmée. Ce bruit est ma punition pour ne pas savoir me concentrer sur la vacuité, pour l'animal indocile qu'est mon esprit futile, toujours susceptible de s'échapper, de s'égarer, de partir en fugue avec toutes les idées et non-idées qui passent.
Pourtant les bruits de la maison sont doux ce soir. Le vieux chien ronfle paisiblement (définition de l'âge mûr, qui me guette : les enfants sont partis à l'université et le chien est mort) ; la pendule bat la mesure, « la pendule au salon qui dit oui, qui dit non, qui dit je vous attends » ; la chouette du parc voisin hulule avant d'aller chasser. Le thé lui-même se manifeste à travers de légers bruits de vaisselle, tintement clair et léger de la théière sur le carreau de céramique, celui plus sourd du bol de terre cuite sur la table de bois. Il faudrait une pièce réservée au thé, une sorte d'oratoire, un lieu très simple, clair et vide, à l'exception d'une œuvre d'art sur laquelle fixer son attention un moment. Mais voilà qu'à nouveau je m'égare.
Ici et maintenant, au cœur de la nuit, quelqu'un vient de sonner à ma porte, en ami. La théière contient deux tasses. Je verse le thé brûlant. Partagé, il est toujours meilleur. Les bruits tranquilles de la conversation occupent l'espace.
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