25 décembre 2006

Un homme pourchassant les sataniques saccage le musée Boulgakov à Moscou

AFP 25.12.06 | 17h43

Le musée Mikhaïl Boulgakov, écrivain russe et auteur de "Le Maître et Marguerite", roman-culte pour plusieurs générations de Russes mais "maudit" par l'Eglise orthodoxe russe, a été saccagé et la moitié de ses objets détériorés, a déclaré lundi à l'AFP une responsable du musée.

Un certain Alexandre Morozov, opposant farouche à l'oeuvre de Boulgakov qu'il dénonce comme "satanique", "s'est enfermé jeudi dans nos locaux pour exiger l'expulsion du musée de l'immeuble", a indiqué à l'AFP Svetlana Kostina, vice-directrice de l'établissement.

L'homme "a jeté par la fenêtre de nombreux objets, dont des illustrations précieuses des oeuvres de Boulgakov signées par de grands artistes russes, sans oublier quelques ordinateurs", selon la responsable.

Alexandre Morozov proteste depuis des années contre l'installation du musée Boulgakov au rez-de-chaussée de l'immeuble, qui donne sur le parc de l'étang du Patriarche où habitait le célèbre écrivain et où il avait situé l'action de "Le Maître et Marguerite".

Habitant le même immeuble, Morozov avait notamment organisé en 2004 une manifestation de protestations de riverains visant à interdire la construction d'un monument en l'honneur de Boulgakov.

Le projet de monument avait été finalement retiré par la mairie.

L'Eglise orthodoxe russe a toujours qualifié "Le Maître et Marguerite" de "cinquième Evangile, celui de Satan".

La capitale russe ne compte finalement aucun monument célébrant la mémoire de Boulgakov, un écrivain culte né à Kiev en 1891 et mort à Moscou en 1940 après avoir écrit en vain à Staline pour avoir l'autorisation d'émigrer.

Le Maître et Marguerite, son grand roman fantastique mêlant inspiration biblique, forces du mal et satire de la vie soviétique de l'époque, a dû attendre le dégel khrouchtchévien pour être publié en 1966.

13 décembre 2006

Les Eglises romanes


Je les trouve parfois au cœur d’un petit village, ou bien isolées sur un promontoire, ou encore au creux d'entre deux collines, au détour de quelque route de campagne.

Selon le moment de la journée, la lumière se porte sur le chevet, puis sur la façade sud, enfin sur le porche. Je peux les considérer comme des boussoles qui m'indiqueraient l'est, et je suis orienté, ou comme des cadrans solaires et les jeux de lumière sur leurs pierres chaudes me disent où en est le cycle circadien. Attentif à l'endroit où le soleil se lève ou se couche, je pourrais aussi connaître précisément à quel point de l'année nous sommes.

Les églises romanes m'orientent dans le temps et dans l'espace. Elles me proposent aussi un orient spirituel.

Lorsque je pénètre par le porche, plongé dans la pénombre, j'aperçois la lumière de l'est. Le matin, le chemin qui s'ouvre devant moi — la nef — m'attire et la vitalité de la lumière me transmet l'énergie de l'heure du bélier ou du taureau. Après la nuit tout redevient possible, la jeunesse, le printemps, la renaissance, la rédemption, le pardon. Heure de l'Agnus Dei et de l'espérance concrétisée. Plus tard, dans la journée je dois laisser mes yeux s'accoutumer à la lumière qui entre par de rares ouvertures. La lumière du lion me parvient sans m'éblouir et sa puissance ne m'accable pas. Les heures de la journée et de la vie se déroulent, de la matinée à la fin de l'après-midi, de l'adolescence à la maturité, des gémeaux à la vierge. Le soir, le soleil se tient dans mon dos. Peut-être un oculus lui permet-il d'atteindre le chœur. Avec les heures de la balance, la paix descend sur terre mais bientôt l'angoisse et le doute du scorpion et de la nuit m'atteindront. Alors je quitterai le monde visible pour celui de la nuit : seul l'amour permettra l'éprouvante traversée du sagittaire aux poissons en passant par la solitude inhumaine du capricorne.

Du porche — je ne suis pas encore entré — je peux déjà éprouver le cycle des heures et de la journée, celui des saisons et de l'année. Le soleil vient, passe et repart. En son absence, l'espérance le remplace. L'été succède à l'hiver.

En avançant de quelques pas je quitte l'expérience du cycle pour entrer dans la linéarité, dans l'histoire. La nef m'invite à évoluer, à progresser en moi-même comme au long d'elle-même. Progrès du chrétien qui avance dans la connaissance en changeant de statut à chaque étape : catéchumène au porche, il est baptisé à l'entrée de la nef. Il appartient au vaisseau de l'église des hommes. Il avance parmi les piliers, arbres stylisés d'une nature humanisée, jusqu'au chœur, réservé aux clercs. Plus loin encore vers l'est, vers Jérusalem, face à la grandeur du Christ, le célébrant est tourné vers la Révélation. Il est l'éclaireur. Histoire invariante de la progression humaine, de l'appel de la vie. Je vois dans ce mouvement processionnel le paradigme qui se décline en progrès, dépassement, voyage, pèlerinage vers un autre soi-même transfiguré, d'une essence plus pure. Voyage initiatique, quête du sens, plongée au cœur de soi-même et retour dans un monde plus lumineux d'un être toujours plus vivant.

J'arrive au croisement de l'axe ouest-est de la nef avec le transept sud-nord. Le cimetière est dehors, à ma gauche. La porte des morts permet d'y accéder directement pendant la liturgie. La vie charnelle croise la vie spirituelle. Les corps passent du sud au nord, de la lumière à la nuit, de la droite à la gauche, de la vie à la mort. Le monde des hommes est ainsi signifié : l'axe de la vie et l'axe de la mort se recoupent. Cette croix humaine est bien un instrument de torture.

Je me tiens maintenant debout au point central du carré que constitue la croisée du transept. Sous mes pieds, le monde froid, humide et inhospitalier de la crypte représente ce qui est aussi à ma gauche : la mort, le monde souterrain scorpionnesque, diabolique, effrayant. Là on conservait les reliques saintes. On ensevelissait ceux qui étaient l’élite de la société : seigneurs féodaux, dignitaires religieux. Peut-être n'y a-t-il pas de crypte et sont-ils immédiatement sous mes pieds.

Debout au centre de la croix humaine, au-dessus de la crypte et de ses serpents, si je me redresse, j'élève le regard le long des arbres de pierres qui m'entourent, en haut des troncs, là où apparaissent quelques feuilles stylisées, je rencontre un autre monde, celui du cercle et de l'infini. Une coupole est érigée au-dessus du carré sur lequel je me tiens. La performance architecturale qui « rachète » le carré pour aboutir au cercle réalise la quadrature du cercle : elle montre l'absence de dichotomie entre le corps et l'esprit, le sensible et le spirituel. Les trois mondes verticaux forment le continuum de l'élévation : de la décomposition à la vie sensible, puis spirituelle. Debout sur le niveau intermédiaire, je suis confronté à un choix. La pesanteur me colle au sol et m'entraînerait vers les abîmes. Je veux résister à ces lois naturelles pour accéder au monde de l'air et de la liberté. En tendant le bras je n'y toucherai pas. La partie de moi capable de se hausser vers l'infini de la coupole s'appelle âme - ou esprit.

Je choisis de sortir de l'église par la porte sud. Peut-être suis-je terrassé et ébloui par la puissance de la lumière sur les pierres blanches et peut-être non. Je retrouve la nature, cours et étendues d'eau, plaines cultivées et anthropomorphisées, arbres dressant la tête jusqu'au ciel infini, espace vertical réglé par les mouvements du soleil inscrivant sur notre espace horizontal les ombres mouvantes du temps.

Là, je retrouve le modèle absolu de ce temple que je quitte à l'instant.

La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
L'homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l'observent avec des regards familiers.

Hêtres

Maurice Denis


Ce que je sais des sciences divines et des Saintes Ecritures, je l'ai trouvé dans les bois et les champs. Je n'ai pas d'autre maître que les hêtres et les chênes.
Bernard de Clairvaux

11 octobre 2006

FEST’AFRICA 2006 : C’est quoi la Civilisation de l’universel ?

Mamadou Sall me communique le programme de Fest Africa. C'est la quatorzième édition et c'est à Lille.


Du 27 octobre au 1er novembre 2006.
Au Théâtre Sébastopol et au Gymnase.

Thème général : C’est quoi la Civilisation de l’universel ?
Pour le centenaire de la naissance du poète
Léopold Sédar Senghor (1906-2001)

P R O G R A M M E

Vendredi 27 octobre de 19h-22H

Au Théâtre Sébastopol de Lille, 1 Place Sébastopol.
Nuit de Sine, nuit africaine. Grande fête à Senghor.
« C’est l’heure des étoiles et de la Nuit qui songe
S’accoude à cette colline de nuages
Drapée dans son long pagne de lait.
Les toits des cases luisent tendrement.
Que disent-ils, si confidentiels, aux étoiles ? » Senghor.
Extrait de Nuit de Sine in Chants d’ombre, Poèmes (éd. Seuil).

- Discours de bienvenue : Martine Aubry, maire de Lille.
- Discours de bienvenue: Nocky Djedanoum, directeur de Fest’Africa.
- Musique : la voix du Koun’dou par Keyba Natar Toïngar (balafon).
- Poésie : lecture de « Prière de paix » par Koffi Kwahule.
- Poésie, contes et musique : « Nuit de Sine » de Lolli e Lolli
par Daouda Dièye, Antoine Lesuperbe Joss, Morgann Loehzic et Mamadou Sall.
- Poésie : « Senghor à Bel-Air » par Tahar Bekri.
- Poésie : lecture par Gabriel Okoundji
- Poésie : lecture de Leïla Amara, Saïd Zarouri et Daniel Fatous.
- Danse : « Mbalax » par la troupe Mbalax de la CRAO.
- Slam: « J’ai un rêve » et « Libre » par Marc Alexandre.
- Slam : Kaar kaas Sonn
- Chanson française : Béral Mbaïkoubou
- Soul par M 70.

Samedi 28 octobre au Gymnase de Lille, 7 Place Sébastopol.

Cafés littéraires
Modératrice : Eloïse Brezault.

10h30-11h: Lakhdar Bélaïd, auteur de Sérial Killers, éd. Gallimard.

11h-11h30 : Scholastique Mukasonga, Inyensi ou les cafards, Gallimard

11h30-12h : Koffi Kwahule auteur de Babyface, éd Gallimard, Continent Noir.


Rencontre-débat
Modérateur : Jean-Christophe Delmeule, professeur de littérature à Lille 3
Intermède musical : Daouda Dièye, comptable, musicien.

14h30-16h30 : C’est quoi la Civilisation de l’universel ?
Avec : Simon Njami, Tahar Bekri, Sami Tchak, Nadia Kouri Dagher,
Monique Ilboudo, Alain Mabanckou.


Cafés Littéraires
Modératrice : Eloïse Bresault.

16h45-17h30 : Abdelkader Djemaï, Le nez sur la vitrine, Seuil.
17h30-18h : Abderahmane Wabéri, Aux Etats Unis d’Afrique, JC Lattès.
18h-18h30 : Léonora Miano, Contours du jour qui vient, Plon.
18h30-19h : Nadia Kouri Dagher, L’apprentissage, en ligne.
19h-19h30 : Zahia Rahmani, Musulman, éd. Sabine Wespieser.
19h30-20h: Tahar Bekri, La sève des jours, CD, Artalect
20h-20h30: Simon Njami, C’était Senghor, Fayard.

Dimanche 29 octobre au Gymnase de Lille.

Cafés littéraires
Modérateur : Théogène Karabiyanga, journaliste à RFI.
Intermède musical : Daouda Dièye.
10h-10h30 : Ahmad Taboye, Le patriarche, éd Sao (Tchad).
10h30-11h : Sami Tchak, Le Paradis des chiots, Mercure.
11h-11h30 : Gabriel Okoundji auteur de Vent fou me frappe, éd. Fédérop.
11h30-12h : Cheick Oumar Kanté, Trente-deux ans de rétention, Menaibuc.

Rencontre-débat en hommage à Naguib Mafouz
Modérateur : El Hayek Boutros, professeur de littérature arabe (LilleIII)
Intermède musical : Kamal Lmimouni, musicien, ingénieur.
14h30-16h30 : Les littératures arabes contemporaines.
Avec Tahar Békri, A. Wabéri, Mohamed Deaif, G. Okoundji, Nadia Kouri Dagher.

Cafés littéraires
Modératrice : Eloïse Brezault.
Intermède musical : Kamal Lmimouni.
17h-17h30 : Eric Deroo, La force noire, Tallandier.
17h30- 18h : Monique Ilboudo, auteur de Droit de cité, éd Remue-ménage, Québec
18h30-19h : Fabienne Kanor, Humus, Gallimard continents noirs
19h-20h : Alain Mabanckou, Mémoire de Porc-épic, éd. Seuil.

Lundi 30 octobre au Gymnase de Lille

Thème : Créations migratoires II.
Rencontre-débat

10h à 12h : Hip- hop, slam, poésie, quelles frontières ?
Modérateur : Tijane Bal.
Avec les artistes : Marc Alexandre, Léna Kane, Jacques Tchilengué,
Patrick Hifong (directeur de publication de la revue –forum « voix du Hip-hop »).

Rencontre-débat
Modérateur : Nocky Djedanoum
14h-16h : Le voyage, l’exil et la quête identitaire.
Avec Ahmad Taboye, Fabienne Kanor, Gaby, Jean-Baptiste Adjibi.


Rencontre-débat
16h-18h : nouveaux enjeux de l’immigration : quels engagements pour les acteurs associatifs ?
Modérateur : Mamadou Sall, président de Arts et Médias d’Afrique.
Avec les responsables associatifs : Samba Dia (UTSF), Fodé Roland Diagne (CSP 59),
A.Kag Sanoussi (CLA), Mohammed Bousnane (CRI), Said Bouamama (les Indigènes)
la CIMADE, Nocky Djedanoum (Fest’Africa). Regards croisés avec les écrivains présents dans la salle.

Représentation théâtrale
19h-20h : « Omar et Fafouness dans la tunique, le bol et le bâton »
avec Leïla Amara et Saïd Zarouri. Mise en scène : Stéfan Dioula.

Mardi 31 octobre

9h15-17h30 : Journée d’études ( ouverte au public)
Au département de littérature de Lille III, Villeneuve d’Ascq (Pont de Bois)
Thème de la journée : Négritude et francophonie .
Cette journée est aussi l’occasion de souffler les 10 bougies de partenariat avec le département d’études francophones de l’Université de Lille III et le professeur Ahmed Lanasri.

Au Gymnase de Lille.
Rencontre-débat
16h30-18h30 : Créations migratoires.
Modérateur : Jean Baptiste Adjibi, écrivain, éditeur.
avec Gaby, Max Solibo, peintres, Hassane Legzouli, cinéaste, Said Serboti (librairie la Colombe d’Argent), M Bouchaib, directeur du festival ATTACAFA, Kamal Lmimouni, musicien, et le directeur du Salon du Livre Arabe de Roubaix.
Regards croisés avec les écrivains présents dans la salle.

Film-débat
19h-21h : « Afrique, la parole essentielle » film suivi d’un débat avec le réalisateur Ibrahima Sarr, et, Ahmad Taboye, écrivain, Toïngar, musicien, Mamadou Sall et Nocky Djedanoum (Fest’Africa).

Mercredi 1er novembre au Gymnase de Lille.

Rencontre-débat :
14h30-16h30 : le mécénat et l’égalité des chances
Modérateur : Jean Baptiste Adjibi,

Avec Ayité Crépy, directeur de FACE, Mohammed Deaif, sociologue, éditeur, Nocky Djedanoum, Représentants des fondations… (sous réserve).

Conte
17h-18h30 : Conte : « Au secours les baratineurs sont là ! »
Baratins, boniments et gros mensonges. A déguster en famille sans modération.

Avec : Mamadou Sall de Lolli e Lolli et Tonton Kag de MSK.

Contact : Tél : 03 20 06 21 59 Fax : 03 20 06 21 45
Site Web : www.nordnet.fr/festafrica
Email : festafrica@yahoo.fr

18 septembre 2006

Avant de lyncher le pape, le lire

Discours du pape à l’Université de Ratisbonne

Eminences, Messieurs les Recteurs, Excellences, Mesdames, Messieurs !

C’est pour moi un moment de grande émotion de me trouver une nouvelle fois dans cette université et de pouvoir une nouvelle fois donner un cours. Mes pensées se tournent en même temps vers ces années où, après une belle période auprès de l’Institut supérieur de Freising, je commençai mon activité d’enseignant à l’université de Bonn. C’était encore - en 1959 - l’époque de l’ancienne université des professeurs ordinaires. Pour chacune des chaires, il n’existait ni assistants, ni dactylographes, mais en revanche il y avait un contact très direct avec les étudiants et surtout aussi entre les professeurs. L’on se rencontrait avant et après la leçon dans les salles des professeurs. Les relations avec les historiens, les philosophes, les philologues, et naturellement aussi entre les deux facultés de théologie étaient très étroites. Une fois par semestre, il y avait ce que l’on appelait le dies academicus, où les professeurs de toutes les facultés se présentaient devant les étudiants de toute l’université, permettant ainsi une expérience d’universitas - une chose à laquelle vous aussi, Monsieur le Recteur, vous avez fait récemment allusion - c’est-à-dire l’expérience du fait que nous tous, malgré toutes les spécialisations, qui parfois nous rendent incapables de communiquer entre nous, formons un tout et travaillons dans le tout de l’unique raison dans ses diverses dimensions, en étant ainsi ensemble également face à la responsabilité commune du juste usage de la raison - ce phénomène devenait une expérience vécue. Sans aucun doute, l’université était également fière de ses deux facultés de théologie. Il était clair qu’elles aussi, en s’interrogeant sur la dimension raisonnable de la foi, accomplissaient un travail qui nécessairement fait partie du « tout » de l’universitas scientiarum, même si tous pouvaient ne pas partager la foi, dont la relation avec la raison commune est l’objet du travail des théologiens. Cette cohésion intérieure dans l’univers de la raison ne fut même pas troublée lorsqu’un jour la nouvelle circula que l’un de nos collègues avait affirmé qu’il y avait un fait étrange dans notre université : deux facultés qui s’occupaient de quelque chose qui n’existait pas - de Dieu. Même face à un scepticisme aussi radical, il demeure nécessaire et raisonnable de s’interroger sur Dieu au moyen de la raison et cela doit être fait dans le contexte de la tradition de la foi chrétienne : il s’agissait là d’une conviction incontestée, dans toute l’université.

Tout cela me revint en mémoire récemment à la lecture de l’édition publiée par le professeur Theodore Khoury (Münster) d’une partie du dialogue que le docte empereur byzantin Manuel II Paléologue, peut-être au cours de ses quartiers d’hiver en 1391 à Ankara, entretint avec un Persan cultivé sur le christianisme et l’islam et sur la vérité de chacun d’eux. L’on présume que l’Empereur lui-même annota ce dialogue au cours du siège de Constantinople entre 1394 et 1402 ; ainsi s’explique le fait que ses raisonnements soient rapportés de manière beaucoup plus détaillées que ceux de son interlocuteur persan. Le dialogue porte sur toute l’étendue de la dimension des structures de la foi contenues dans la Bible et dans le Coran et s’arrête notamment sur l’image de Dieu et de l’homme, mais nécessairement aussi toujours à nouveau sur la relation entre - comme on le disait - les trois « Lois » ou trois « ordres de vie » : l’Ancien Testament - le Nouveau Testament - le Coran. Je n’entends pas parler à présent de cela dans cette leçon ; je voudrais seulement aborder un argument - assez marginal dans la structure de l’ensemble du dialogue - qui, dans le contexte du thème « foi et raison », m’a fasciné et servira de point de départ à mes réflexions sur ce thème.

Dans le septième entretien (dialexis - controverse) édité par le professeur Khoury, l’empereur aborde le thème du djihad, de la guerre sainte. Assurément l’empereur savait que dans la sourate 2, 256 on peut lire : « Nulle contrainte en religion ! ». C’est l’une des sourates de la période initiale, disent les spécialistes, lorsque Mahomet lui-même n’avait encore aucun pouvoir et était menacé. Mais naturellement l’empereur connaissait aussi les dispositions, développées par la suite et fixées dans le Coran, à propos de la guerre sainte. Sans s’arrêter sur les détails, tels que la différence de traitement entre ceux qui possèdent le « Livre » et les « incrédules », l’empereur, avec une rudesse assez surprenante qui nous étonne, s’adresse à son interlocuteur simplement avec la question centrale sur la relation entre religion et violence en général, en disant : « Montre-moi donc ce que Mahomet a apporté de nouveau, et tu y trouveras seulement des choses mauvaises et inhumaines, comme son mandat de diffuser par l’épée la foi qu’il prêchait ». L’empereur, après s’être prononcé de manière si peu amène, explique ensuite minutieusement les raisons pour lesquelles la diffusion de la foi à travers la violence est une chose déraisonnable. La violence est en opposition avec la nature de Dieu et la nature de l’âme. « Dieu n’apprécie pas le sang - dit-il -, ne pas agir selon la raison , “sun logô”, est contraire à la nature de Dieu. La foi est le fruit de l’âme, non du corps. Celui, par conséquent, qui veut conduire quelqu’un à la foi a besoin de la capacité de bien parler et de raisonner correctement, et non de la violence et de la menace... Pour convaincre une âme raisonnable, il n’est pas besoin de disposer ni de son bras, ni d’instrument pour frapper ni de quelque autre moyen que ce soit avec lequel on pourrait menacer une personne de mort... ».

L’affirmation décisive dans cette argumentation contre la conversion au moyen de la violence est : ne pas agir selon la raison est contraire à la nature de Dieu. L’éditeur Théodore Khoury commente : pour l’empereur, un Byzantin qui a grandi dans la philosophie grecque, cette affirmation est évidente. Pour la doctrine musulmane, en revanche, Dieu est absolument transcendant. Sa volonté n’est liée à aucune de nos catégories, fût-ce celle du raisonnable. Dans ce contexte, Khoury cite une œuvre du célèbre islamologue français R. Arnaldez, qui explique que Ibn Hazn va jusqu’à déclarer que Dieu ne serait pas même lié par sa propre parole et que rien ne l’obligerait à nous révéler la vérité. Si cela était sa volonté, l’homme devrait même pratiquer l’idolâtrie.

Ici s’ouvre, dans la compréhension de Dieu et donc de la réalisation concrète de la religion, un dilemme qui aujourd’hui nous met au défi de manière très directe. La conviction qu’agir contre la raison serait en contradiction avec la nature de Dieu, est-elle seulement une manière de penser grecque ou vaut-elle toujours et en soi ? Je pense qu’ici se manifeste la profonde concordance entre ce qui est grec dans le meilleur sens du terme et ce qu’est la foi en Dieu sur le fondement de la Bible. En modifiant le premier verset du Livre de la Genèse, le premier verset de toute l’Ecriture Sainte, Jean a débuté le prologue de son Evangile par les paroles : « Au commencement était le logos ». Tel est exactement le mot qu’utilise l’empereur : Dieu agit « sun logô », avec logos. Logos signifie à la fois raison et parole - une raison qui est créatrice et capable de se transmettre mais, précisément, en tant que raison. Jean nous a ainsi fait le don de la parole ultime sur le concept biblique de Dieu, la parole dans laquelle toutes les voies souvent difficiles et tortueuses de la foi biblique aboutissent, trouvent leur synthèse. Au commencement était le logos, et le logos est Dieu, nous dit l’Evangéliste. La rencontre entre le message biblique et la pensée grecque n’était pas un simple hasard. La vision de saint Paul, devant lequel s’étaient fermées les routes de l’Asie et qui, en rêve, vit un Macédonien et entendit son appel : « Passe en Macédoine, viens à notre secours ! » (cf. Ac 16,6-10) - cette vision peut être interprétée comme un « raccourci » de la nécessité intrinsèque d’un rapprochement entre la foi biblique et la manière grecque de s’interroger.

En réalité, ce rapprochement avait déjà commencé depuis très longtemps. Déjà le nom mystérieux du Dieu du buisson ardent, qui éloigne l’homme de l’ensemble des divinités portant de multiples noms en affirmant uniquement son « Je suis », son être, est, vis-à-vis du mythe, une contestation avec laquelle entretient une profonde analogie la tentative de Socrate de vaincre et de dépasser le mythe lui-même. Le processus qui a commencé auprès du buisson atteint, dans l’Ancien Testament, une nouvelle maturité pendant l’exil, lorsque le Dieu d’Israël, à présent privé de la Terre et du culte, s’annonce comme le Dieu du ciel et de la terre, en se présentant avec une simple formule qui prolonge la parole du buisson : « Je suis ». Avec cette nouvelle connaissance de Dieu va de pair une sorte de philosophie des lumières, qui s’exprime de manière drastique dans la dérision des divinités qui ne serait que l’œuvre de la main de l’homme (cf. Ps 115). Ainsi, malgré toute la dureté du désaccord avec les souverains grecs, qui voulaient obtenir par la force l’adaptation au style de vie grec et à leur culte idolâtre, la foi biblique allait intérieurement, pendant l’époque hellénistique, au devant du meilleur de la pensée grecque, jusqu’à un contact mutuel qui s’est ensuite réalisé en particulier dans la littérature sapientiale tardive. Aujourd’hui, nous savons que la traduction grecque de l’Ancien Testament réalisée à Alexandrie - la « Septante » - est plus qu’une simple (un mot qu’on pourrait presque comprendre de façon assez négative) traduction du texte hébreux : c’est en effet un témoignage textuel qui a une valeur en lui-même et une étape spécifique importante de l’histoire de la Révélation, à travers laquelle s’est réalisée cette rencontre d’une manière qui, pour la naissance du christianisme et sa diffusion, a eu une signification décisive. Fondamentalement, il s’agit d’une rencontre entre la foi et la raison, entre l’authentique philosophie des lumières et la religion. En partant véritablement de la nature intime de la foi chrétienne et, dans le même temps, de la nature de la pensée grecque qui ne faisait désormais plus qu’un avec la foi, Manuel II pouvait dire : Ne pas agir « avec le logos » est contraire à la nature de Dieu.

Par honnêteté, il faut remarquer ici que, à la fin du Moyen Age, se sont développées dans la théologie, des tendances qui rompaient cette synthèse entre esprit grec et esprit chrétien. En opposition avec ce que l’on a appelé l’intellectualisme augustinien et thomiste débuta avec Duns Scott une situation volontariste qui, en fin de compte, dans ses développements successifs, conduisit à l’affirmation que nous ne connaîtrions de Dieu que la voluntas ordinata. Au-delà de celle-ci, il existerait la liberté de Dieu, en vertu de laquelle il aurait pu créer et faire tout aussi bien le contraire de tout ce qu’il a effectivement fait. Ici se profilent des positions qui, sans aucun doute, peuvent s’approcher de celles de Ibn Hazn, et pourraient conduire jusqu’à l’image d’un Dieu-Arbitraire, qui n’est pas même lié par la vérité et par le bien. La transcendance et la diversité de Dieu sont accentuées avec une telle exagération que même notre raison, notre sens du vrai et du bien ne sont plus un véritable miroir de Dieu, dont les possibilités abyssales demeurent pour nous éternellement hors d’atteinte et cachées derrière ses décisions effectives. En opposition à cela, la foi de l’Eglise s’est toujours tenue à la conviction qu’entre Dieu et nous, entre son Esprit créateur éternel et notre raison créée, il existe une vraie analogie dans laquelle - comme le dit le IVe Concile du Latran en 1215 - les dissemblances sont certes assurément plus grandes que les ressemblances, mais toutefois pas au point d’abolir l’analogie et son langage. Dieu ne devient pas plus divin du fait que nous le repoussons loin de nous dans un pur et impénétrable volontarisme, mais le Dieu véritablement divin est ce Dieu qui s’est montré comme logos et comme logos a agi et continue d’agir plein d’amour en notre faveur. Bien sûr, l’amour, comme le dit Paul, « dépasse » la connaissance et c’est pour cette raison qu’il est capable de percevoir davantage que la simple pensée (cf. Ep 3,19), mais il demeure l’amour du Dieu-Logos, pour lequel le culte chrétien est, comme le dit encore Paul « logikè latreia » - un culte qui s’accorde avec le Verbe éternel et avec notre raison (cf. Rm 12,1).

Le rapprochement intérieur mutuel évoqué ici, qui a eu lieu entre la foi biblique et l’interrogation sur le plan philosophique de la pensée grecque, est un fait d’une importance décisive non seulement du point de vue de l’histoire des religions, mais également de celui de l’histoire universelle - un fait qui nous crée des obligations aujourd’hui encore. En tenant compte de cette rencontre, il n’est pas surprenant que le christianisme, malgré son origine et quelques importants développements en Orient, ait en fin de compte trouvé son empreinte décisive d’un point de vue historique en Europe. Nous pouvons l’exprimer également dans l’autre sens : cette rencontre, à laquelle vient également s’ajouter par la suite le patrimoine de Rome, a créé l’Europe et demeure le fondement de ce que l’on peut à juste titre appeler l’Europe.

A la thèse selon laquelle le patrimoine grec, purifié de façon critique, ferait partie intégrante de la foi chrétienne, s’oppose l’exigence de déshellénisation du christianisme - une exigence qui, depuis le début de l’époque moderne domine de manière croissante la recherche théologique. Vu de plus près, on peut observer trois époques dans le programme de la déshellénisation : même si elles sont liées entre elles, elles sont toutefois, dans leurs motivations et dans leurs objectifs, clairement distinctes l’une de l’autre.

La déshellénisation apparaît d’abord en liaison avec les postulats de la Réforme au XVIe siècle. En considérant la tradition des écoles théologiques, les réformateurs se retrouvent face à une systématisation de la foi conditionnée totalement par la philosophie, c’est-à-dire face à une détermination de la foi venue de l’extérieur en vertu d’une manière de penser qui ne dérive pas de celle-ci. Ainsi la foi n’apparaissait plus comme une parole historique vivante, mais comme un élément inséré dans la structure d’un système philosophique. Le sola Scriptura recherche en revanche la pure forme primordiale de la foi, comme celle-ci est présente originellement dans la Parole biblique. La métaphysique apparaît comme un présupposé dérivant d’une autre source, dont il faut libérer la foi pour la faire redevenir totalement elle-même. Avec son affirmation d’avoir dû mettre de côté la pensée pour faire place à la foi, Kant a agi en se basant sur ce programme avec un radicalisme que les réformateurs ne pouvaient prévoir. Ainsi a-t-il ancré la foi exclusivement dans la raison pratique, en lui niant l’accès au tout de la réalité.

La théologie libérale du XIXe et du XXe siècle représenta une deuxième époque dans le programme de la déshellénisation : Adolf von Harnack en est un éminent représentant. Pendant mes études, comme au cours des premières années de mon activité universitaire, ce programme était fortement à l’œuvre également dans la théologie catholique. L’on prenait comme point de départ la distinction de Pascal entre le Dieu des philosophes et le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. Dans la conférence que j’ai prononcée à Bonn, en 1959, j’ai essayé d’affronter cet argument, et je n’entends pas reprendre ici tout ce discours. Je voudrais toutefois tenter de mettre en lumière, même brièvement, la nouveauté qui caractérisait cette deuxième époque de déshellénisation par rapport à la première. La réflexion centrale qui apparaît chez Harnack est le retour à Jésus simplement homme et à son message simple, qui serait précédent à toutes les théologisations ainsi, précisément, qu’à toute hellénisation : ce serait ce message simple qui constituerait le véritable sommet du développement religieux de l’humanité. Jésus aurait donné congé au culte en faveur de la morale. En définitive, il est représenté comme le père d’un message moral humanitaire. L’objectif de Harnack est au fond de ramener le christianisme en harmonie avec la raison moderne, en le libérant, précisément, d’éléments apparemment philosophiques et théologiques comme, par exemple la foi dans la divinité du Christ et dans la trinité de Dieu. En ce sens, l’exégèse historique et critique du Nouveau Testament, dans la vision qui est la sienne, replace la théologie au sein du système de l’université : la théologie, selon Harnarck, est quelque chose d’essentiellement historique et donc d’étroitement scientifique. Ce sur quoi elle enquête à propos de Jésus à travers la critique est, pour ainsi dire, l’expression de la raison pratique et par conséquent peut trouver sa place dans le système de l’université. En arrière-plan, on trouve l’auto-limitation moderne de la raison, exprimée de manière classique dans les « critiques » de Kant, mais par la suite ultérieurement radicalisée par la pensée des sciences naturelles. Cette conception moderne de la raison se fonde, pour le dire brièvement, sur une synthèse entre platonisme (cartésianisme) et empirisme, que le progrès technique a confirmé. D’une part, on présuppose la structure mathématique de la matière, sa rationalité intrinsèque, pour ainsi dire, qui rend possible sa compréhension et son utilisation dans son efficacité opérationnelle : ce présupposé de fond est pour ainsi dire l’élément platonicien dans le concept moderne de la nature. D’autre part, on envisage l’« utilisabilité » fonctionnelle de la nature selon nos objectifs, où seule la possibilité de contrôler vérité et erreur à travers l’expérience fournit une certitude décisive. Le poids respectif de ces deux pôles peut, selon les circonstances, pencher davantage d’un côté ou davantage de l’autre. Un penseur aussi étroitement positiviste que Jacques Monod a déclaré qu’il était un platonicien convaincu.

Cela comporte deux orientations fondamentales décisives en ce qui concerne notre question. Seul le type de certitude dérivant de la synergie des mathématiques et de l’empirique nous permet de parler de science. Ce qui prétend être science doit se confronter avec ce critère. Et ainsi, même les sciences qui concernent les choses humaines, comme l’histoire, la psychologie, la sociologie et la philosophie, cherchaient à se rapprocher de ce canon de la science. Pour nos réflexions est cependant aussi important le fait que la méthode comme telle exclut la question de Dieu, la faisant apparaître comme une question ascientifique ou pré-scientifique. Mais cela nous place devant une réduction du domaine de la science et de la raison, dont il faut tenir compte.

Je reviendrai encore sur ce thème. Pour le moment, il suffit d’avoir à l’esprit que, avec une tentative faite à la lumière de cette perspective pour conserver à la théologie le caractère de discipline « scientifique », il ne resterait du christianisme qu’un misérable fragment. Mais il nous faut aller plus loin : si la science n’est que cela dans son ensemble, alors c’est l’homme lui-même qui devient victime d’une réduction. Car les interrogations proprement humaines, c’est-à-dire celles concernant les questions sur « d’où » et « vers où », les interrogations de la religion et de l’ethos, ne peuvent alors pas trouver de place dans l’espace de la raison commune décrite par la « science » interprétée de cette façon, et elles doivent être déplacées dans le domaine du subjectif. Le sujet décide, à partir de ses expériences, ce qui lui apparaît religieusement possible, et la « conscience » subjective devient, en définitive, la seule instance éthique. Cependant, l’ethos et la religion perdent ainsi leur force de créer une communauté et tombent dans le domaine de l’arbitraire personnel. C’est une situation dangereuse pour l’humanité : nous le constatons dans les pathologies menaçantes de la religion et de la raison - des pathologies qui doivent nécessairement éclater, lorsque la religion est réduite à un point tel que les questions de la religion et de l’ethos ne la regardent plus. Ce qui reste des tentatives pour construire une éthique en partant des règles de l’évolution, de la psychologie ou de la sociologie, est simplement insuffisant.

Avant de parvenir aux conclusions auxquelles tend tout ce raisonnement, je dois encore brièvement mentionner la troisième époque de la déshellénisation qui se diffuse actuellement. En considération de la rencontre avec la multiplicité des cultures, on aime dire aujourd’hui que la synthèse avec l’hellénisme, qui s’est accomplie dans l’Eglise antique, aurait été une première inculturation, qui ne devrait pas lier les autres cultures. Celles-ci devraient avoir le droit de revenir en arrière jusqu’au point qui précédait cette inculturation pour découvrir le simple message du Nouveau Testament et l’inculturer ensuite à nouveau dans leurs milieux respectifs. Cette thèse n’est pas complètement erronée ; elle est toutefois grossière et imprécise. En effet, le Nouveau Testament a été écrit en langue grecque et contient en lui le contact avec l’esprit grec - un contact qui avait mûri dans le développement précédent de l’Ancien Testament. Il existe certainement des éléments dans le processus de formation de l’Eglise antique qui ne doivent pas être intégrés dans toutes les cultures. Mais les décisions de fond qui concernent précisément le rapport de la foi avec la recherche de la raison humaine, ces décisions de fond font partie de la foi elle-même et en sont les développements, conformes à sa nature.

Avec ceci, j’arrive à la conclusion. Cette tentative, uniquement dans de grandes lignes, de critique de la raison moderne de l’intérieur, n’inclut absolument pas l’idée que l’on doive retourner en arrière, avant le siècle des lumières, en rejetant les convictions de l’époque moderne. Ce qui dans le développement moderne de l’esprit est considéré valable est reconnu sans réserves : nous sommes tous reconnaissants pour les possibilités grandioses qu’il a ouvert à l’homme et pour les progrès dans le domaine humain qui nous ont été donnés. Du reste, l’ethos de l’esprit scientifique est - vous l’avez mentionné, Monsieur le Recteur - la volonté d’obéissance à la vérité, et donc l’expression d’une attitude qui fait partie des décisions essentielles de l’esprit chrétien. L’intention n’est donc pas un recul, une critique négative ; il s’agit en revanche d’un élargissement de notre concept de raison et de l’usage de celle-ci. Car malgré toute la joie éprouvée face aux possibilités de l’homme, nous voyons également les menaces qui y apparaissent et nous devons nous demander comment nous pouvons les dominer. Nous y réussissons seulement si la raison et la foi se retrouvent unies d’une manière nouvelle ; si nous franchissons la limite auto-décrétée par la raison à ce qui est vérifiable par l’expérience, et si nous ouvrons à nouveau à celle-ci toutes ses perspectives. C’est dans ce sens que la théologie, non seulement comme discipline historique, humaine et scientifique, mais comme véritable théologie, c’est-à-dire comme interrogation sur la raison de la foi, doit trouver sa place à l’université et dans le vaste dialogue des sciences.

Ce n’est qu’ainsi que nous devenons également aptes à un véritable dialogue des cultures et des religions - un dialogue dont nous avons un besoin urgent. Dans le monde occidental domine largement l’opinion que seule la raison positiviste et les formes de philosophie qui en découlent sont universelles. Mais les cultures profondément religieuses du monde voient précisément dans cette exclusion du divin de l’universalité de la raison une attaque à leurs convictions les plus intimes. Une raison qui reste sourde face au divin et qui repousse la religion dans le domaine des sous-cultures, est incapable de s’insérer dans le dialogue des cultures. Toutefois, la raison moderne propre aux sciences naturelles, avec son élément platonicien intrinsèque, contient en elle, comme j’ai cherché à le démontrer, une interrogation qui la transcende, ainsi que ses possibilités méthodiques. Celle-ci doit simplement accepter la structure rationnelle de la matière et la correspondance entre notre esprit et les structures rationnelles en œuvre dans la nature comme un fait donné, sur lequel se fonde son parcours méthodique. Mais la question sur la raison de ce fait donné existe et doit être confiée par les sciences naturelles à d’autres niveaux et façons de penser - à la philosophie et à la théologie. Pour la philosophie et, de manière différente, pour la théologie, l’écoute des grandes expériences et convictions des traditions religieuses de l’humanité, en particulier celle de la foi chrétienne, constitue une source de connaissance ; la refuser signifierait une réduction inacceptable de notre capacité d’écoute et de notre capacité à répondre. Il me vient ici à l’esprit une parole de Socrate à Phédon. Dans les entretiens précédents, ils avaient traité de nombreuses opinions philosophiques erronées, et Socrate s’exclamait alors : « Il serait bien compréhensible que quelqu’un, en raison de l’irritation due à tant de choses erronées, se mette à haïr pour le reste de sa vie tout discours sur l’être et le dénigrât. Mais de cette façon, il perdrait la vérité de l’être et subirait un grand dommage ». Depuis très longtemps, l’occident est menacé par cette aversion contre les interrogations fondamentales de sa raison, et ainsi il ne peut subir qu’un grand dommage. Le courage de s’ouvrir à l’ampleur de la raison et non le refus de sa grandeur - voilà quel est le programme avec lequel une théologie engagée dans la réflexion sur la foi biblique entre dans le débat du temps présent. « Ne pas agir selon la raison, ne pas agir avec le logos, est contraire à la nature de Dieu » a dit Manuel II, partant de son image chrétienne de Dieu, à son interlocuteur persan. C’est à ce grand logos, à cette ampleur de la raison, que nous invitons nos interlocuteurs dans le dialogue des cultures. La retrouver nous-mêmes toujours à nouveau, est la grande tâche de l’université.

© Copyright du texte original : Libreria editrice vaticana Traduction réalisée par Zenit

17 septembre 2006

Bonnes nouvelles de la littérature

Le poète ordinaire du six deux est en résidence dans le cinq neuf.
Marguerite Yourcenar
Lucien Suel

Le Garçon et l’Aveugle

Madame, Monsieur,
Nous avons le plaisir de vous inviter aux représentations de notre spectacle :
« Le Garçon et l’Aveugle »,
que nous donnerons dans le cadre des Euromédiévales de  Tournai les 23 et 24 septembre prochains.
« Le Garçon et l’Aveugle » est la plus ancienne farce de langue française retrouvée à ce jour.  Elle date de la fin du XIIIe siècle et a été créée à Tournai.
Nous avons pris le parti de traiter le texte dans la tradition de jeu propre aux farces médiévales tout en tentant de montrer toute l’actualité du propos et des thématiques évoquées, à savoir : notre rapport à la mendicité, l’honnêteté, la duplicité et la cupidité.
Tout le travail dramaturgique a donc consisté à préserver le texte original tout en créant un pont pour le spectateur entre le Moyen-âge et aujourd’hui. D’où le choix des costumes faisant référence à différentes époques.
Véritable spectacle de tréteaux, « Le Garçon et l’Aveugle » offre aux spectateurs un divertissement truculent, énergique et plein d’humour qui peut trouver sa place aussi bien dans des fêtes médiévales que dans une programmation de théâtre de rue.
Nous vous invitons à le découvrir à l’occasion des Euromédiévales de Tournai, au pied du beffroi de Tournai :
15H30 et 17H30 le samedi 23/09,
et à 14H et 18H le dimanche 24/09.
Une mise en scène de Yves Coumans.
Interprètes: Michel Guilbert (l'Aveugle) et Thomas Coumans (le Garçon)
Plus d'infos sur Passeurs de rêves
Cordialement,
Les Passeurs de rêves
PS : Merci de bien vouloir diffuser ce message autour de vous !
Yves Coumans/Passeurs de Rêves asbl Contact
Michel Guilbert Contact

08 juillet 2006

Le buveur de thé

Préface
In girum imus nocte et consumimur igni
L’année 199., il m’est arrivé de louer, avec O., ma compagne d'alors, une petite maison rurale, dans un coin reculé du Périgord, non loin de la petite ville médiévale de B. Le bâtiment était un peu isolé, je suis trop attaché à la ville et à son énergie pour goûter cette sensation de complète solitude, au bord d’une vaste forêt qui, croit savoir O., fut habitée pendant des millénaires, jusqu’à il y a moins de 150 ans. Il faudrait aimer l’oisiveté, au moins la lecture, même le tricot, pour survivre là, au bout du chemin bordé de pommiers, quand les seuls loisirs consistent à préparer le bois pour le feu ou à marcher, les jours secs, sur des sentiers anciens. O. aime cette vie un peu vide, elle se repose, dit-elle, du stress de sa vie professionnelle - et je soupçonne qu’elle aime m’avoir à côté d’elle, inactif et disponible, comme une sorte d’animal de compagnie, comme le mâle domestiqué que j’ai accepté de devenir. Comme sa beauté toujours me coupe le souffle, qu’elle se densifie encore à la lumière du feu de bois, quand la lumière des flammes danse sur son corps souple, je laisse couler les journées pour des nuits qui sont plus joyeuses qu’elles.
Dans ce temps de vacuité, glissant comme un fluide un peu collant, il m’est arrivé de vaquer à travers la maison vide, dans le plus grand désœuvrement, cherchant de quoi tromper mon ennui. C’est ainsi que j’ai trouvé, là où il avait sans doute glissé par accident, derrière un meuble, un cahier de quelques dizaines de feuillets sous une couverture de papier fort, soigneusement cousu à l’orientale. Cela se présentait comme un journal, cheminant de date en date, au long d’une sorte de conversion. L'homme qui avait écrit cela était aussi un animal domestiqué, mais aux prises avec ses démons intérieurs, et qui ne se satisfaisait pas de grand chose. Si je qualifie ce texte de recherche alchimique sur le feu intérieur, sur la nature de l’érotisme, de quête spirituelle, il va perdre des lecteurs. Alors disons simplement qu’il y est question d’amour. Pour ma part, il m’a touché, l’ennui dans lequel je baignais n’y est peut-être pas étranger, ni la proximité masculine avec son auteur.
J’aurais pu rechercher, parmi les anciens locataires de la maison, l’homme qui a écrit ce journal-confession mais je ne l’ai pas fait. J’ai préféré interpréter le soin apporté à la reliure comme un souhait d’être publié : c’est le texte lui-même qui fait connaître sa volonté propre et recherche son destin. Aussi je vous le livre tel que je l’ai trouvé, à cela près que j’ai retiré avec soin tout indice qui permettrait de remonter aux protagonistes.
Une dernière chose : le texte ne comportait pas d’autre titre que Journal 19.-20. J’ai pris la liberté de l’appeler Le Buveur de thé, parce que, si « le tch’an contient le bouddhisme et le tao, le zen contient le tch’an et la Voie du thé contient le zen », notre diariste semble aimer l’idée selon laquelle le thé contient sa vie entière, la résume et la transcende.
Didier Vandemelk

10 juin 2006

Les Misters des Voix Picardes

Celles et ceux qui veulent découvrir ou redécouvrir les Misters des Voix Picardes pourront les entendre dans l'intégralité de leur répertoire (30 minutes! - mais comme c'est triste, la faculté de médecine refuse que le récital soit plus long, sous peine de généralisation d'une déprime profonde) à l'occasion de la fête de la musique:
- le vendredi 23 juin prochain à 21h30 à la salle la Fenêtre à Tournai,
- le samedi 24 juin à 16h aux Fours à Chaux St-André à Chercq (route Tournai - Antoing, à hauteur du pont de Vaulx)
Il y a aussi beaucoup d'autres musiciens avant et après eux, plus optimistes, voire guillerets. Votre soirée ou votre après-midi ne sera donc pas complètement gâchée.

Les Misters des Voix Picardes:
Yves Coumans, Philippe Deman, François Guilbert, Michel Guilbert

17 mai 2006

Triste anniversaire

Article copié collé.

Reportage
Les jeunes Chinois sont maintenus dans l'ignorance de la "révolution culturelle"
LE MONDE | 17.05.06 | 14h26

La "révolution culturelle" ? Mais les étudiants et la jeune génération n'en savent rien !", prévient Lou Ge, en poursuivant sa promenade dans les charmants jardins de Beida, la grande université pékinoise qui fut le berceau - avec d'autres établissements - de la "révolution culturelle" déclenchée, il y a quarante ans, par Mao Zedong. Agé de 80 ans, ce professeur de physique à la retraite, lui-même brutalisé et humilié, à l'époque, par ses propres étudiants, explique : "Le Parti communiste ne veut pas que les jeunes sachent vraiment ce qui s'est passé. C'est grave : beaucoup d'anciens gardes rouges détiennent des postes de responsabilité ; certains d'entre eux sont ici professeurs..."

Le 40e anniversaire de la "révolution culturelle", lancée le 16 mai 1966, lorsque le comité central appela à l'"élimination" des "éléments de la bourgeoisie" qui s'étaient "infiltrés" à tous les niveaux du parti, vient d'être salué en Chine par un assourdissant silence de l'ensemble des médias. Le constant refus des autorités de se livrer à un travail de mémoire sur ce tragique épisode, qui fit des centaines de milliers de morts (voire plusieurs millions) s'explique, selon les critiques du Parti communiste chinois (PCC), par une raison simple : revenir sur cette période risquerait de saper la légitimité même du Parti et du régime. "Mao, c'est 70 % de bon et 30 % de mauvais", ont tranché ses successeurs, au début des années 1980.

Les choses en sont restées là. En début de semaine, un porte-parole du ministère des affaires étrangères a réitéré la ligne officielle : "Ce furent dix années (1966-1976) de catastrophe". Mais cette réponse somme toute banale à une question de journaliste étranger n'a pas été rapportée par la presse chinoise et "caviardée" dans le site en ligne du même ministère. La censure est allée jusqu'à bloquer l'expression "révolution culturelle" sur Internet.

"Je suis un peu trop jeune pour en savoir beaucoup sur le sujet, dit un étudiant en histoire, avant d'ajouter : mais le désastre a été suivi par une réflexion qui a permis aux Chinois d'éviter que cette histoire ne se répète et à la Chine de se développer économiquement." Sait-il que, sous prétexte de nettoyer le Parti de ses dérives "bourgeoises", Mao n'avait pour but que d'éliminer ses adversaires après avoir perdu le pouvoir au lendemain d'une autre catastrophe, celle du "Grand bond en avant" et ses 30 millions de morts de faim ? "C'est une façon de voir les choses, répond-il prudemment : la "révolution culturelle" doit être analysée dialectiquement : elle a eu également des côtés positifs..."

Plus loin, une jeune fille s'avance sous le soleil en se protégeant sous une ombrelle vert pomme : "Non, je ne peux pas vous dire grand-chose sur cette question, s'excuse-t-elle avec un sourire timide ; j'étudie les lettres classiques." Derrière elle, une autre étudiante se promène, les écouteurs de son i-pod dans les oreilles. Ses 20 ans à peine sonnés ne l'empêchent pas d'être avertie : "Seuls quelques intellectuels sont parvenus à garder la tête froide. Mais ils n'avaient aucun pouvoir et ce sont les gens du pouvoir qui ont lancé cette "révolution" !" Elle n'ose toutefois pas dire son nom : "On pourrait me repérer."

Les premiers échos de cette "révolution culturelle", lancée tout d'abord dans ces milieux étudiants qui allaient constituer le terreau des "gardes rouges", sont apparus non loin de cette pelouse. Dans un bâtiment devenu aujourd'hui un auditorium, fut apposé le 25 mai 1966 un "dazibao" (affiche à grands caractères) dénonçant certains professeurs et cadres d'un Parti qu'il fallait "purger". Derrière le mouvement qui s'amorçait, Mao n'avait en fait qu'un souhait : se débarrasser de ses rivaux du Parti, au premier rang desquels le président de la République, Liu Shaoqi, mort le 12 novembre 1969 dans une prison isolée du centre de la Chine.

Bruno Philip
Article paru dans l'édition du 18.05.06

08 mai 2006

Preuves un peu trop lourdes de la dégénérescence humaine

Gestapo
avenue Foch, Paris
Le 5 octobre 1943


Preuves un peu trop lourdes de la dégénérescence humaine,

il m'est parvenu que de singuliers citoyens français m'ont dénoncé à vous comme n'étant pas du tout au nombre de vos approbateurs.
Je ne puis, messieurs, que confirmer ces propos et ces tristes écrits. Il est très exact que je vous désapprouve d'une désapprobation pour laquelle il n'est point de nom dans aucune des langues que je connaisse (ni même sans doute dans la langue hébraïque que vous me donnez envie d'étudier). Vous êtes des tueurs, messieurs ; et j'ajouterai même (c'est un point de vue auquel je tiens beaucoup) que vous êtes des tueurs ridicules. Vous n'êtes pas sans ignorer que je me suis spécialisé dans l'écoute des radios étrangères ; j'apprends ainsi de précieux détails sur vos agissements ; mais, le propre des criminels étant surtout d'être ignorants, me faudra-t-il perdre du temps à vous signaler les chambres à gaz motorisées que vous faites circuler dans les villes russes ? Ou les camps où, avec un art achevé, vous faites mourir des millions d'innocents en Pologne ?
Si je vous écris directement, messieurs, c'est pour remédier au manque de talent de mes dénonciateurs ; cette variété de l'espèce humaine, particulièrement fréquente sous les régimes vertueux, manque de subtilité et de perfection ; je suis persuadé qu'elle ne m'a pas dénoncé à vous avec le savoir-faire qui s'impose dans cette profession. Vous avouerai-je qu'il y a dans ce manque d'achèvement quelque chose qui me choque et que je tiens à corriger ? Je voudrais, par simple goût du fini, suppléer aux déficiences de ceux qui veulent ma mort.
Je suis las des menaces vagues, des dangers imprécis, des avertissements renouvelés, des inquiétudes non portées à l'extrême. Vous créez, messieurs, un monde tel qu'on ne sait plus s'il ne vaut pas mieux être immédiatement arrêté plutôt que de s'entendre dire chaque matin : « Prends garde à tes regards, prends garde à tes pas, prends garde à tes doigts, à tes épaules, à tes orteils, car tout en toi est fort dangereux ! ». On veut, messieurs, m'empêcher de faire le moindre pas, car, me dit-on, votre courroux s'étend au-dessus de moi ; eh bien ! messieurs, non seulement j'ai décidé de continuer à faire des pas, mais encore j'ai décidé de courir.
La Renommée, cette déesse présentement bien florissante, répand par toute la ville que je suis un fou. Sans doute est-ce cela qui vous retient ; je voudrais détruire en vous ce scrupule qui m'est profitable ; je puis vous assurer : je suis le contraire d'un fou et j'ai une conscience fort exacte de tout ce que je fais. Ce n'est pas être fou que de dire en toute circonstance la vérité ; la vérité est toujours bonne à dire, et singulièrement lorsqu'elle est sûre d'être châtiée. La somme de délectation que j'éprouve à vous dire directement : « TUEURS, VOUS ÊTES DES TUEURS » dépasse les délectations que vous aurez à me tuer.
Je voudrais être menacé avec précision. Et d'autre part ce serait mal respecter l'ordre de l'assassinat, qui devient l'ordre coutumier de ces temps, que de contraindre les candidats à mon assassinat à fouiller toute la ville pour me trouver ; mon adresse actuelle, messieurs, est ignorée de presque tous ; la voici. Venez ! Je ne m'en irai pas ! Je laisserai même la porte ouverte. Vous m'y trouverez sans fatigue en ces heures très matinales où, jeannots lapins d'un nouveau genre, vous vous plaisez à commencer vos inédits ébats.
Messieurs, vous aurez été sans doute quelque peu surpris qu'en tête de cette lettre je vous aie nommés : « Preuves un peu trop lourdes de la dégénérescence humaine » ; il est peu probable que les singuliers citoyens français qui vous fréquentent soient à même de vous expliquer le sens de cette appellation ; je suis enclin à croire qu'ils ne doivent guère comprendre le français ; je dois donc perdre encore un peu de temps à vous préciser que cette appellation m'a été suggérée par la pesanteur bien connue de vos pas et le bruit également très connu de vos bottes.
Vous avez de singuliers arguments, messieurs, pour propager l'idée que votre race est l'excellente : ce sont des arguments de cuir.
Vous ajouterai-je, messieurs, pour me tourner enfin vers cette Allemagne que vous prétendez représenter, que je ressens tous les jours une très grande pitié pour mon frère, le travailleur allemand en uniforme. Vous avez assassiné, messieurs, mon frère, le travailleur allemand ; je ne refuse pas, ainsi que vous le voyez, d'être assassiné à côté de lui.

Armand Robin

Cette lettre a été publiée pour la première fois à l'été 1965 dans le n° 42 des Cahiers des saisons.
Voir le site consacré à Armand Robin
.

06 mai 2006

L'homme sans nouvelle (5)

Quelques remarques, également brèves, sur mon comportement durant ces investigations. Tout d'abord, je n'intervenais jamais ; je trouvais du reste divertissant de laisser cet Armand Robin se faire et se défaire au gré de ce que les hommes de ces temps estimaient croyable. Puis, dans la mesure où les circonstances s'y prêtaient, je recueillais avec une belle conscience professionnelle de juge d'instruction toutes les versions d'un même fait, si nombreuses fussent-elles, si absurdes que me parussent certaines. Je n'ai pas voulu engager mon lecteur dans ces laborieuses marches de l'esprit; un seul exemple illustrera suffisamment ma méthode.

On vient de voir que les hommes de ces temps se divisèrent sur le point de savoir si oui ou non un jour j'avais pris le train pour Versailles. Voulant expertiser leurs propos à ce sujet, je fus amené à étudier soixante-sept témoignages, plus un témoignage superposé, plus un témoignage sans témoignage.

Les partisans du oui disaient qu'on m'avait bien vu prendre un billet pour Versailles, descendre sur le quai ; qu'ensuite je n'aie pas effectivement pris le train peut s'expliquer de bien des façons : peut-être étais-je fort amoureux ce jour-là, donc distrait par le bonheur à moins que ce ne fût par la tristesse ; peut-être étais-je un escroc cherchant le salut dans la fuite au hasard des trains de banlieue, à moins que je ne fusse un policier cherchant à mettre la main sur cet escroc ; de toute façon, si je n'avais pas pris effectivement le train pour Versailles bien qu'étant descendu vers ce véhicule en portant à la main un billet valable pour Versailles, cela n'infirmait nullement leur thèse. A quoi les partisans du non répliquèrent par maintes argumentations : d'abord, prétendaient-ils, la querelle roulait très précisément sur le point de savoir non pas si j'avais pris un jour un billet pour Versailles mais si j'avais effectivement pris le train; ils me parurent en assez bonne posture, juridiquement parlant, lorsqu'ils demandèrent. aux partisans du oui de préciser à laquelle des sept gares de Paris d'où il est possible de prendre le train pour Versailles ils m'avaient vu prendre un billet; les partisans du oui se contredirent les uns les autres piteusement et des polémiques, au sein de ce premier groupe de partisans, s'élevèrent sous mes yeux entre partisans de la gare Montparnasse, partisans de la gare des Invalides, partisans de la gare du Pont de l'Alma, etc. Quant aux partisans du non, ils poursuivaient leurs dépositions ; je me souviens que l'un d'eux, un vieillard ridé d'études et donc vraisemblablement digne de crédit, expliqua qu'il était scientifiquement exclu que j'aie jamais pu prendre ou feindre de prendre un train pour Versailles pour l'excellente raison que, né au Chili, je n'avais jamais quitté ce pays. Quant à moi, rien de tout cela ne m'intéressait. J'ai mentionné tout à l'heure un témoignage superposé : c'était celui de Paul Eluard ; il appuyait les partisans du oui lorsque ceux-ci tenaient la parole, puis ceux du non lorsque ceux-ci, en vertu des fictions admises par cette juridiction formelle, avaient l'air de s'être conquis le droit exclusif de parler ; et, dans l'un et l'autre cas, ce témoin supplétif déclarait : « C'est vrai ! Et même j'ai une lettre de Robin où il me l'écrit ! » Quant au témoin sans témoignage, Jean Paulhan, il opina que « l'histoire lui semblait bien intéressante; mais, quant à sa réalité, hé ! hé ! ». C'était presque mon avis.

*

On comprendra que maintenant je tienne à me rencoigner dans mon authentique vie. On n'est pas près de m'en débusquer.

Ce texte daté de mars 1949 est paru d'abord dans la NRF en octobre1961. Il figure aujourd'hui dans le recueil de proses éponyme, éd. Le Temps qu'il Fait. On le trouve également dans Ecrits Oubliés I. Il l figure sur le site (indispensable) de Jean Bescond consacré à Armand Robin.

04 mai 2006

L'homme sans nouvelle (4)

- Les gens de Plouguernével, Côtes-du-Nord (France) prétendaient m'avoir aperçu. Comment donc se fait-il qu'en ce même temps, tout aussi honorables, des habitants de Stockholm, Berlin, Moscou, Rome, Écoute-s'il-pleut, Marne (France), Rebais, Seine-et-Marne, (France), Lausanne, Varsovie, Cologne, Cracovie, Zakopane, et cent autres lieux, aient affirmé m'avoir vu de leur nombre ? Ou bien je fus partout au même instant, ce qui ne peut être accepté. Ou bien je n'étais nulle part, ce qui juridiquement semble bien plus facilement recevable. Qui ne voit qu'en retournant cette affaire sous toutes ses faces il se fait bien clair que je ne fus pas ?

- Exemple encore plus précis : selon les légendes qu'à force de ténacité je recueillis, non seulement j'étais en vie, mais encore j'étais possesseur d'une motocyclette. Les menteurs professionnels chargés de persécuter mon absence osèrent aller jusqu'à produire des papiers selon lesquels cette motocyclette était existante au point de porter l'étiquette 9678 RP 5. Selon Jean Paulhan, cette machine m'inspirait un sentiment dévot ; selon une très délicieuse femme, dont le nom ne doit pas être révélé, cette machine touchait mon creur ; selon un restaurateur tenant négoce aux bords de la Seine, Paris (France), on m'aurait entendu au cours d'un déjeuner protester bruyamment à la face d'Henri Thomas qu'il était criminel d'avoir écrit « la moto noire vénéneusement brillait », en un récit qu'il venait de publier dans la revue « 84 » ; ce restaurateur commenta qu'un propos si nerveux ne pouvait s'expliquer que parce que, possédant selon toute apparence une motocyclette noire, et l'aimant, je réagissais légitimement au blasphématoire « vénéneusement ».

Marcel Bisiaux, le propre directeur de la revue « 84 », vint à mon secours. Vraisemblablement affaibli par la puissance des on-dit, il avait d'abord conté m'avoir rencontré en compagnie de la susdite machine sur un navire voguant de Saint-Malo à Jersey ; il fit serment, en ce court moment d'illusion, de décrire dans le journal Combat, les aspects vogueurs, voltigeurs, puis atterrés, pris par cette motocyclette ; or il ne le fit jamais, du moins selon toutes les recherches que plusieurs siècles avant ma vie je viens de faire dans ce journal. C'est donc qu'il refusa de porter un faux témoignage tendant à établir qu'il m'avait rencontré sur ce soi-disant vaisseau avec ce soi-disant engin.

- Il en fut ainsi pour tout. De plus en plus fatigué, je rappelle de plus en plus promptement: On prétendit que j'étais mécréant, mais aussi que j'étais religieux. Que je n'écoutais jamais Staline, mais aussi que je passais mes nuits à écouter Staline. Qu'on m'avait couché sur une liste d'écrivains interdits, mais aussi que cette liste était de mon invention, que je l'avais suscitée uniquement pour mon agrément. Que j'étais très intelligent, mais aussi que je n'étais pas du tout intelligent. Que je n'avais pas lu Hegel, mais aussi que je ne lisais qu'Hegel. Que je n'avais pas un sou, mais aussi que je distribuais mes hauts salaires à tout venant. Que j'avais du talent, mais aussi que je n'avais aucun talent. Que je n'avais aucun talent, mais aussi que j'avais tous les talents. Que ma langue maternelle était le breton, mais aussi que c'était le chinois. Que je connaissais Jean Paulhan, mais aussi que je m'étais vanté de connaître Paulhan alors que je ne l'avais jamais vu. Que je haïssais Paul Eluard, mais aussi que j'avais la plus vive tendresse pour ce poète. Que je n'avais qu'un seul cerveau, mais aussi que j'en avais cent. Qu'on me vit un jour prendre le train pour Versailles, mais aussi que je ne pris jamais le train pour Versailles.

à suivre

02 mai 2006

L'homme sans nouvelle (3)

Dans la phase suivante de mon enquête, les allégations où je me blessai furent moins oppressantes ; mais parfois plus perfides.

Il y en eut de puériles. C'est ainsi que, selon les uns, j'avais été secrétaire de Brinon sous l'ennemi à Paris (France). Mais d'autres, sur un ton de colère qui me surprit, protestaient que tout au contraire ce Brinon ne s'occupa de moi que pour me faire emprisonner et tuer à titre d'individu fort dangereux ; ils précisaient que, dans tous les cas, il était établi que je n'avais pas vu une seule seconde celui dont les tenants de la thèse adverse certifiaient que j'avais été l'assistant permanent. Je crus bon de ne point perdre de peine à me soucier de l'une ou l'autre version et me bornai, au passage, à déduire : ce Brinon, dans l'un et l'autre cas, eût donné la preuve, croyant à mon existence, de son extrême sottise.

Poursuivant mes recherches, j'appris ensuite que d'autres, plus habiles, exploitaient cyniquement ma non-présence. Ce moment me fut amer: même non-vivant, je déteste autant être exploité qu'exploiter.

Je découvris notamment que, selon d'obstinés récits, j'avais été général FFI dans une douloureuse et sanglante intrigue qu'en ces temps-là on ennoblissait du nom de « Résistance ». J'émis timidement quelques doutes sur la véridicité d'un tel propos; on me présenta documents sur documents; par bonheur, je savais déjà qu'en ces temps on ne manquait jamais de documents pour prouver n'importe quoi. Cependant, les garants de cette vie sans moi se mirent en colère (on se mettait aisément en colère en cette ère !) et n'hésitèrent pas à aggraver mon cas : ils racontèrent partout que j'étais un « faux-modeste », que même, drogué du désir de prendre en tout le contre-pied du monde alors existant, je ne niais leurs documents que parce que, trop orgueilleux, je voulais compenser à mes dépens l'attitude de quelques milliers d'hommes qui, s'étant montrés très empressés aragons en faveur des Ennemis, se firent ensuite décorer et glorifier pour Grands Actes Héroïques contre les Ennemis, - qu'enfin je ne niais mes actes qu'afin de satisfaire à mon besoin vicieux d'esprit critique. Il ne me servit de rien d'arguer que, puisque je n'étais pas en vie, je ne pouvais avoir fait un seul acte de vivant, on me répliqua que « je ressassais sans cesse la même chose » et même « tututu ! ça ne prend plus ! » Désespéré de pouvoir nier efficacement une légende de toute évidence niable, je devins très sauvage ; il m'en reste encore quelque chose.

J'eus bientôt ma revanche. Il est vrai que la mauvaise foi en cette autre occasion fut si flagrante que je n'éprouvai qu'une médiocre joie à la démasquer. On avait répandu le bruit que j'étais poète. Les organisateurs de cette machination détruisirent eux-mêmes, maladroitement, leur cabale : voulant prouver que j'avais en cette époque commis des poèmes, ils avancèrent étourdiment que le livre était intitulé : Ma vie sans Moi ; intrinsèquement expertisé, leur propos les confondait. Je ne tardai d'ailleurs pas à découvrir qu'on avait mis le nom d'Armand Robin, pour des raisons de commodité que je n'ai jamais pu complètement élucider, au-dessous de poèmes qui en fait appartenaient à d'autres, tels que Blok, Essénine, Maïakovski, Pasternak, Tou Fou, Tchouang Tseu, Ady, Arany, Attila, Pouchkine, Calloc'h, Froding, Imroulqaïs ; la supercherie était évidente et j'obtins qu'on cessât de me mettre en cause. Au surplus, fis-je remarquer, pourriez-vous me montrer un seul journal de ces temps où mon activité de poète ait été notée ?

Meurtri de tant d'invraisemblances, j'ai besoin de me reposer; je crois que mon lecteur aussi. Je vais abréger, seulement signalant quelques applications, plus particulières, du procédé par lequel on tenta de me coincer en temps ou lieu ; en chaque cas, on constatera que je disposai d'une foule d'arguments là où la partie adverse n'avança que des affirmations gratuites.

*

à suivre

01 mai 2006

L'homme sans nouvelle (2)

Ainsi, de leur propos le plus constant, et que j'entendis d'abord.

Par propagande chuchotée de bouche à oreille, on accrédita que j'étais né à Plouguernével (Côtes-du-Nord, France) le 19 janvier 1912, que je m'appelais Armand Robin, que j'habitais au septième étage d'une maison sise au 50, rue Falguière, Paris (France).

Je confesse que je fus quelque peu désarçonné ; un instant, mes abominables calomniateurs me parurent dangereux. Ce fut pis encore lorsqu'on me produisit des gens de Plouguernével qui certifièrent m'avoir vu passer parmi eux mal coiffé, mal habillé, mal aimé, l'air stupide, bref fort peu digne de considération ; sans conteste, leur témoignage était vraisemblable. J'allais céder et me laisser localiser.

Je fus sauvé par Staline. Seuls quelques érudits, tout poudreux d'archives, connaissent aujourd'hui le nom de ce grand sorcier qui pourtant parvint à la notoriété en ce vieux siècle. Il n'eut pas de mal à prouver que je ne m'appelais pas du tout Armand Robin, que je n'étais pas du tout né à Plouguernével (France) ; selon lui, je n'appartenais ni au temps ni à l'espace matériellement présents et la justesse était, si d'aventure j'y paraissais, de m'en enlever au plus vite.

Selon ce bienfaisant magicien, même au cas où mon existence eût été pensable en une telle époque, le seul vraisemblable était de me faire naître en Pologne, Lituanie ou Russie, et sous un tout autre nom que celui d'Armand Robin. Au moment où je désespérais, il me fut secourable au point de se rendre auprès du maire de Plouguernével (ce Staline était omniprésent), récemment converti à l'idôlatrie, et de faire avouer à ce mal-éduqué que pour de très basses raisons il avait truqué le registre des naissances. Mon non-lieu était sauvé. J'ai dansé de joie à ce moment-là comme personne n'a jamais dansé.

La légende selon laquelle j'habitais alors au 50, rue Falguière, à Paris, bien que très coriace, ne résista pas longtemps devant mon expertise. Pour éviter d'importuner avec ce récit de ma non-vie, je me bornerai à signaler quelques-uns des arguments que je fis valoir. La gardienne de cet immeuble témoigna que de décembre 1943 à fin juillet 1944 elle répondit à quiconque auprès d'elle s'informa de mon gîte que je n'existais pas ; que dans la suite elle se soit laissée abuser par la rumeur collective au point de feindre qu'elle prêtait foi à des allégations malveillantes tendant à m'infliger de la présence ne peut entrer en ligne de compte. D'autre part, les hommes de ces temps, désarmants à force de proclamer sur toute affiche : Nous sommes très armés ! au moment même où ils s'entêtaient à persuader que j'étais quelque part, propageaient une légende allant en sens inverse ; selon ces piètres fabricateurs d'existence, en 1943 j'aurais été dénoncé à la Gestapo par le Guépéou comme « individu extrêmement dangereux socialement » ; selon des explications assez matoises pour être qualifiées d'intelligentes, les anticommunistes qui régnaient alors à Moscou ne désiraient rien tant que me livrer à une police fraternelle comme irréductible communiste ; et même quelques personnes certifièrent qu'en cette circonstance je téléphonai directement à la Gestapo, lui clamant à voix rauque : « Ne me cherchez pas ici ou là, à l'aveuglette, comme l'habitude vous en est faite. J'habite 50, rue Falguière, tel étage; personne ne le sait, je vous le révèle. Je serais navré que vous preniez peine à me dénicher. Venez à moi, petits enfants ! Je vais laisser la porte ouverte. Ne craignez pas de me réveiller : je ne dors pas. » Or, honnêtement, si on étudie tout ce qui fut publié en ces temps-là, le moyen d'accepter que cela ait pu ainsi se passer ? C'est pourquoi, même si les témoins sont d'une pureté reconnue universellement incontestable, même si quelqu'un acceptait tout martyr pour me convaincre que j'ai ainsi agi, je trouverais encore des forces pour l'apaiser, lui disant : « Merci, mon vieux ! Mais, tu sais, de ton temps on avait propension à punir de mort tout homme convaincu du crime d'être ; on commençait généralement par le soupçonner d'exister ici ou là et on prenait des points de repère contre lui dans les quatre orients ; bref, l'homme suspect d'être n'avait que de minimes chances de s'en tirer. Aussi ton histoire ne tient-elle pas debout. En effet, selon tes dires, je fus dans le plus mauvais cas : je fus accusé à la fois d'être et d'être communiste, et cela par le vigilant Guépéou. Conséquemment, avertie par le Guépéou, la Gestapo eût tout fait pour me trouver quelque part si j'avais été quelque part. En prenant comme plaisanteries les téléphonages d'un soi-disant Armand Robin, soi-disant habitant au septième étage du 50, rue Falguière, Paris, la Gestapo fit preuve de réalisme et sut habilement se garder du ridicule d'officier en un non-espace contre une non-personne. Instruit par la Gestapo, le Guépéou, peu de temps après, toujours selon ta version des faits, eut vent qu'à la non-adresse indiquée par la rumeur il n'y avait qu'un non-Armand Robin ; intelligemment, le Guépéou supporta et s'abstint. Tu vois bien que, de quelque façon que tu présentes ta thèse, elle est infiniment attaquable. »

Ces longs et lourds syllogismes me firent ahaner. Ce me fut grand délassement que de pouvoir, l'instant d'après, comme d'une chiquenaude, me débarrasser de divers documents qu'on m'opposa : acte de naissance, carte d'identité, passeport, quittances de loyer, certificats de domicile. Je n'eus qu'à répliquer : « Des papiers ? Mais on peut toujours en fabriquer ! »

Là venu, je me défatiguai quelques instants, soulagé de l'Armand Robin sur ma nuque malgré moi posé.

*

à suivre

30 avril 2006

L'homme sans nouvelle (1)

Suite à l'interrogation implicite contenue dans le commentaire laissé par Monsieur S.L. le 15 avril à propos du poème d'Armand Robin Le Progrès en quelques siècles, nous entreprenons la publication en cinq livraisons de L'homme sans nouvelle, dudit écrivain libertaire, aux fins d'éclairer un peu nos lanternes.

Ma vie n'avait pas encore commencé. Comme en vue d'exister, je me harcelais et me labourais; mais ce travail moi contre moi ne pouvait être dit travail de moi, car en ces temps-là, véritablement, comme je n'étais pas en vie, aucun labeur n'était mien. Quelques souches vaillamment m'habitaient, très seules.

Or il m'est parvenu qu'en ces très lointains âges, singulièrement de 1930 à 1950, on prétendit m'avoir rencontré. J'eus la faiblesse de me soucier de ce ouï-dire. Me faufilant dans ces époques détruites, j'ai empoigné et secoué les années où je fus abusivement inséré, curieux que tombât d'elles quelque poussière où j'eusse en avant-vie trembloté. Tour à tour, m'immolant au successif autre, je me fis tous les tous que je fus dit. Parfois, mû de bonté, je niai mon évidence pour tenter de donner raison à quiconque assura m'avoir surpris en flagrant délit de présence.

J'ai été troublé, je n'ai pas été persuadé. Aujourd'hui, mieux que jamais, je sais: Je n'étais pas là et donc on ne pouvait obtenir de nouvelle de moi.

Strict et calme, bien que tout offensé de m'être tant heurté à des mensonges, je vais rendre compte de mon enquête.

*

Préalablement je demande : que nul ne s'encourrouce contre les impertinents qui m'affublèrent de vie ! En ces temps-là on était très malheureux, donc excusable ; selon ce qui semble maintenant bien établi, on n'était pas logique et même on était fou ; en tout pays un décret exigeait non simplement qu'on fût en vie, mais qu'on fût ABIME en vie.

Bien que cela ne se puisse que difficilement concevoir, en ces temps-là des infortunés extrêmement infortunés allaient se glorifiant de la disgrâce d'être chefs de peuples. On fréquentait le riche plus volontiers que le pauvre. Des personnes d'une sottise exemplaire faisaient du mal aux autres. On ne songeait point à se conquérir contre soi des désavantages profitables aux voisins. On pensait à ses intérêts. La perversion était infinie.

Non-né, j'étais non-vivant et non-mort. Une situation si simple et si naturelle ne pouvait être tolérée. Étant innocente, elle parut suspecte. Au lieu de laisser ma copieuse nullité pleuvoir sa monotone ondée, on me fabriqua des jours, on m'ajusta des bras, on me couronna d'une tête déplaçable aux tempêtes. Le mot d'ordre fut : « Par n'importe quel moyen, obtenir qu'il devienne quelqu'un!  ». Au cours de mon enquête, j'entendis chuchoter : « Il faut absolument qu'il vive ! »

Pour les raisons que j'ai dites, je prie qu'on pardonne à ces insolents. De surcroît, comme il apparaîtra tout au long de mon récit, leurs argumentations, témoignages, documents sont si puérilement contradictoires qu'on ne peut que les plaindre.

*

à suivre

Un courageux animal


« Tandis que j’écris ces lignes, un cloporte traverse mon bureau. Si je le retourne sur le dos, je peux le voir âprement se démener pour se remettre sur pattes. Pendant ce temps, il a un « but » dans la vie. Lorsqu’il y parvient, on peut presque distinguer son expression de triomphe. Et le voilà reparti. Il est permis de l’imaginer racontant son histoire à la prochaine assemblée des cloportes, respectueusement considéré par la jeune génération comme le cloporte qui a fait ça. Pourtant, à sa fierté se mêle une certaine déception. Maintenant qu’il a « réussi », la vie lui paraît sans but. Peut-être qu’il vaudrait la peine de lui faire à l’encre une marque sur le dos, de manière à le reconnaître s’il prend ce risque. Un courageux animal, le cloporte. Rien d’étonnant qu’il ait survécu des millions d’années. »
Eric Berne, Des jeux et des hommes, Stock, 1967

07 avril 2006

Le progrès en quelques siècles (A. Robin)

On supprimera la Foi
Au nom de la Lumière,
Puis on supprimera la lumière.

On supprimera l’Âme
Au nom de la Raison,
Puis on supprimera la raison.

On supprimera la Charité
Au nom de la Justice
Puis on supprimera la justice.

On supprimera l’Amour
Au nom de la Fraternité,
Puis on supprimera la fraternité.

On supprimera l’Esprit de Vérité
Au nom de l’Esprit critique,
Puis on supprimera l’esprit critique.

On supprimera le Sens du Mot
Au nom du sens des mots,
Puis on supprimera le sens des mots.

On supprimera le Sublime
Au nom de l’Art,
Puis on supprimera l’art.

On supprimera les Écrits
Au nom des Commentaires,
Puis on supprimera les commentaires.

On supprimera le Saint
Au nom du Génie,
Puis on supprimera le génie.

On supprimera le Prophète
Au nom du poète,
Puis on supprimera le poète.

On supprimera l’Esprit,
Au nom de la Matière,
Puis on supprimera la matière.

AU NOM DE RIEN ON SUPPRIMERA L'HOMME ;
ON SUPPRIMERA LE NOM DE L'HOMME ;
IL N'Y AURA PLUS DE NOM.
NOUS Y SOMMES.



Armand Robin, Poèmes indésirables, 1945

28 mars 2006

Sources (4) : abbé Alain L.


Alain, notre frère, beau-frère, notre oncle, grand-oncle, cousin, notre ami, notre proche… Alain était quelqu’un qui ne souhaitait pas se mettre en avant, qui n’aimait pas beaucoup qu’on parle de lui. La modestie, l’abnégation, étaient certainement parmi ses principales caractéristiques. Aussi est-ce avec un sentiment mêlé que nous avons choisi de lui rendre hommage, sans toutefois vouloir trahir une part essentielle de lui-même. Alain pensait d’abord aux autres, sans se renier cependant, et il manifestait cette confiance dans la vie, cet optimisme sans faille qui en a aidé plus d’un. Alain, ou la joie de vivre tout en s’occupant des autres.
Une des choses les plus marquantes chez Alain, c’était cet esprit d’enfance, cette remarquable capacité à entrer en contact avec les petits, avec les plus jeunes. Il avait toujours des jeux à proposer, des friandises à offrir, des questions à poser. Les enfants l’aimaient pour sa disponibilité, pour sa présence, pour l’intérêt vrai qu’il leur portait. On se souvient d’une fête de famille, Alain est assis dans l’herbe au fond du jardin, tous les enfants présents l’entourent, il leur raconte des histoires.
Il avait toujours quelque chose à inventer, à offrir, à construire, une piste en carton descendant d’un escabeau pour jouer avec des Dinky Toys sur la terrasse de Lambersart, un jouet dans la poche, un bonbon dans une boite. Ses yeux rieurs dès qu’un enfant entrait dans la pièce, toute la souffrance des dernières années comme effacée…
Ce rapport exceptionnel à l’enfance, c’était une vraie foi. C’était aussi une capacité à être soi-même dans l’état d’enfance vraie, une qualité rare.
« Si vous ne devenez semblables à des petits enfants, vous n’entrerez pas dans le Royaume des Cieux. » Luc 10.21
La proximité avec l’enfance se manifeste par l’humour, la fantaisie et la douceur. En toute chose, marquer la légère distance de l’humour. Cet homme pacifique s’amusait d’avoir gardé, pendant la guerre, « des avions sans moteurs, avec un fusil sans balles ».
Aumônier de la Maison médicale Jean XIII, il se comparait pour dédramatiser à un garçon d’ascenseur : « Garçon, au Ciel, je vous prie. »
Hospitalisé lui-même, il souriait toujours. Quelques jours, quelques heures avant de mourir, il avait encore trouvé le moyen de faire des blagues pour détendre un neveu venu de loin pour le voir.
Curiosité et ingéniosité : qui ne se souvient de ses questions pour comprendre comment marchent les choses, comment fonctionne le monde, comment les gens vivent ? La semaine passée, il demandait à un visiteur ce qu’était précisément le CPE. Il savait que le corps social se déchirait et il voulait comprendre pourquoi. « Et toi, qu’est-ce que tu en penses ? »
Cette curiosité du monde et des gens… Il voulait savoir, comprendre, sans préjuger : « Tu es éducateur, enseignant, menuisier, entrepreneur, oui, mais c’est quoi exactement ton travail ? Et comment ça se passe ? Ah oui, d’accord, et alors… ».
Sur le plan pratique, cet hybride improbable de Géo Trouvetout, du Professeur Tournesol et de Mac Gyver était astucieux et montrait une ingéniosité manuelle exceptionnelle. Il fabriquait des objets pour se simplifier la vie, un « repose bréviaire » pour combattre le poids du livre et pouvoir continuer à lire, des interphones, des dictaphones, des magnétophones bricolés pour rendre plus de services que ne l’aurait imaginé leur concepteur…
A quatre-vingts ans passés, il voulait comprendre Internet, s’était déplacé à l’autre bout de la ville pour trouver un point d’accès et s’était fait expliquer pendant des heures tout ce qu’on pouvait faire avec ce nouveau média. Sur le site du Vatican, il avait téléchargé des encycliques…
Quelques jours avant son départ, il s’interrogeait sur la responsabilité de la presse, sur la liberté d’expression, sur le respect des opinions d’autrui. Disponible, présent, intéressé par ce qui se passe dans le monde, toujours.
Cet homme avait à la fois la réputation de courir tout le temps, d’être dans la conscience d’une sorte d’urgence. (« Alors le Royaume des Cieux sera fait semblable à dix vierges qui, ayant pris leurs lampes, sortirent à la rencontre de l’Epoux. » Matth. 25.1) et pourtant il était toujours parfaitement ici et maintenant. Il faisait l’apologie de France Info parce qu’en dix minutes il est possible d’y apprendre ce qu'il est important de savoir dans la journée, et il était à tout moment dans l’écoute et la présence à l’autre. Présent au point que, lorsqu’il écoutait quelqu’un, il n’y avait plus que cette personne qui comptait, aurait-elle sept ans, aurait-elle soixante dix sept ans.
On ne se souvient pas de l’avoir vu en colère, mais au contraire, serein, très proche des gens et à leur écoute. Il était disponible, très présent dans l’instant, avait toujours un éclairage intéressant à renvoyer.
Cette immense capacité d’écoute, c’était vraiment une grande qualité.
« Puisses-tu être froid ou bouillant ! Ainsi parce que tu es tiède et que tu n’es ni froid ni bouillant, je te vomirai de ma bouche. » Apocalypse, 3.15-16
Mais ce doux n’était pas un tiède. C’est d’abord un fidèle : fidèle aux engagements, à sa promesse scoute pour commencer : toujours prêt. Scout un jour, scout toujours : chef de troupe, chef de clan routier, aumônier scout. Fidèle à ses références évangéliques. Fidèle à son engagement dans l’Eglise, bien sûr, c’est tellement évident mais pourquoi ne pas le souligner ? Fidèle à sa vocation de Prêtre, au sacrement de l’Ordination reçu le 29 juin 1946.
Non, cet homme doux n’était pas un tiède, mais bien plutôt un radical, un intransigeant qui pouvait, dans tel moment particulier de la vie, donner à autrui des repères avec une nature d’exigence exceptionnelle.
Alain était pour beaucoup un père, au sens profond du mot « abbé », et un guide, pas seulement sur les sentiers du massif du Mont Blanc et de la Vanoise.
Il avait la capacité de guider des gens d’un point de vue humain et spirituel. Il accompagnait dans la simplicité, comme pour voir comment les choses allaient avancer, sans jamais vouloir forcer. Simplement, un enfant, un adulte, un chrétien, un « recommençant », l’ayant rencontré, trouvait à sa propre vie une dimension nouvelle dont il n’avait peut-être pas pris conscience auparavant. Le cœur parle, et par la réalité humaine d’une vie religieuse profondément vécue, il a beaucoup aidé. Il laisse le souvenir d’une présence rayonnante, un homme à la fois très doux et tolérant et en même temps d’une exigence énorme, presque insupportable mais pleine d’humanité et de compassion.
Voilà Alain : il ne faisait pas les choses à moitié. Il était doté d’une énergie peu commune. Adolescent, il avait placé une barre à deux mètres du sol, au milieu de la cour et s’était juré de ne jamais passer en dessous mais toujours au-dessus. A vingt ans, fuyant l’invasion allemande, traversant la France du Nord au Sud en vélo. A quatre-vingt six ans, alité depuis des semaines, disant : « Je ne comprends pas pourquoi je suis si fatigué en ce moment ». Il y a trois mois encore, allant jusqu’à Marcq-en-Barœul, pour rendre service, toujours prêt.
Cette incroyable force et cet appétit de vie, jusqu’à la fin, ce refus de se laisser enchaîner par un corps défaillant. Il y a quinze jours, il faisait vérifier la présence de ses clés de voiture. On ne sait jamais !
Alain était un homme d’engagement, il y avait gagné l’esprit de liberté, liberté de pensée, liberté d’être. Il était un homme et une présence spirituelle: une présence spirituelle ne disparaît jamais.
Merci à Agathe, Alain, Anthony, Augustin, Dorothée, Françoise, Gérard, Gilbert, Guy, Marie-Hélène, Marie-Thérèse, Olivier, Sandrine, Vincent, pour leurs témoignages.

14 mars 2006

Urbanisme carcéral

Dans cet urbanisme d'ingénieurs (corons de la région de Lens), il ne faut pas sous-estimer l'aspect policier. Un de mes amis se souvient du coup de clairon appelant les femmes à sortir toutes ensemble pour laver les trottoirs - à la wassingue bien sûr. Le jour où la sienne ne s'est pas montrée très enthousiaste, cela a créé un incident. C'était en 1975. Un autre m'a parlé des contrôles effectués à l'improviste dans les maisons par une sorte de chef de quartier pour vérifier qu'elles étaient bien tenues et qu'on n'y avait pas fait de travaux pour les personnaliser. Aussi fallait-il chaque jour fermer soigneusement la trappe qui permettait l'accès aux combles aménagées clandestinement en chambre pour adolescent, et dissimuler l'échelle.
Dans la première partie du vingtième siècle, la rue principale des corons était fermée par une grille, non pas pour protéger les gens de l'intérieur (comme on ferait maintenant, avec un digicode) mais bien pour les empêcher de sortir. On se souvient aussi que l'organisation des rues était pensée pour faciliter les éventuelles charges de cavalerie.

12 mars 2006

Melk

La célèbre abbaye, qui prêta son nom à Adso, fidèle secrétaire de Guillaume de Baskerville (vraisemblablement un pseudo de Guillaume d'Ockham), se trouve en Autriche. Elle est maintenant au bord d'une autoroute. Le goût d'Adso pour la littérature et la spéculation philosophique le porta, on le sait, à écrire le fameux texte nominaliste qui traversa les siècles sous le titre de "Nom de la Rose" et fut retrouvé, mis en forme et publié par Umberto Eco avec un certain succès, avant d'être finalement trahi par quelque cinéaste de peu d'inspiration. On pense qu'Alain de Lille participa, sinon à l'écriture du scénario, au moins à l'élaboration du substrat pré-saussurien de l'oeuvre (le nom de la rose n'est pas la rose et qu'en est-il de la femme sans nom que j'ai aimée ?). Quoi qu'il en soit, un lien est établi entre Lille et Melk, confirmé par le fait que le nom de l'abbaye a évolué vers le flamand sous la forme finale de Vandemelk, sans doute au début un pseudo d'Alain de Lille (Alain Vandemelk) tant la discussion de la position de la pensée scientifique catholique à l'égard de la linguistique moderne émergente pouvait présenter de risques en ces époques difficiles.




Photos Bruno & Béa. Special thanks.

25 février 2006

Les Djinns (Victor Hugo)

Murs, ville
Et port,
Asile
De mort,
Mer grise
Où brise
La brise
Tout dort.

Dans la plaine
Naît un bruit.
C'est l'haleine
De la nuit.
Elle brame
Comme une âme
Qu'une flamme
Toujours suit.

La voix plus haute
Semble un grelot.
D'un nain qui saute
C'est le galop.
Il fuit, s'élance,
Puis en cadence
Sur un pied danse
Au bout d'un flot.

La rumeur approche,
L'écho la redit.
C'est comme la cloche
D'un couvent maudit,
Comme un bruit de foule
Qui tonne et qui roule
Et tantôt s'écroule
Et tantôt grandit.

Dieu! La voix sépulcrale
Des Djinns !... - Quel bruit ils font !
Fuyons sous la spirale
De l'escalier profond !
Déjà s'éteint ma lampe,
Et l'ombre de la rampe..
Qui le long du mur rampe,
Monte jusqu'au plafond.

C'est l'essaim des Djinns qui passe,
Et tourbillonne en sifflant.
Les ifs, que leur vol fracasse,
Craquent comme un pin brûlant.
Leur troupeau lourd et rapide,
Volant dans l'espace vide,
Semble un nuage livide
Qui porte un éclair au flanc.

Ils sont tout près ! - Tenons fermée
Cette salle où nous les narguons
Quel bruit dehors ! Hideuse armée
De vampires et de dragons !
La poutre du toit descellée
Ploie ainsi qu'une herbe mouillée,
Et la vieille porte rouillée,
Tremble, à déraciner ses gonds.

Cris de l'enfer ! voix qui hurle et qui pleure !
L'horrible essaim, poussé par l'aquillon,
Sans doute, ô ciel ! s'abat sur ma demeure.
Le mur fléchit sous le noir bataillon.
La maison crie et chancelle penchée,
Et l'on dirait que, du sol arrachée,
Ainsi qu'il chasse une feuille séchée,
Le vent la roule avec leur tourbillon !

Prophète ! Si ta main me sauve
De ces impurs démons des soirs,
J'irai prosterner mon front chauve
Devant tes sacrés encensoirs !
Fais que sur ces portes fidèles
Meure leur souffle d'étincelles,
Et qu'en vain l'ongle de leurs ailes
Grince et crie à ces vitraux noirs !

Ils sont passés ! - Leur cohorte
S'envole et fuit, et leurs pieds
Cessent de battre ma porte
De leurs coups multipliés.
L'air est plein d'un bruit de chaînes,
Et dans les forêts prochaines
Frissonnent tous les grands chênes,
Sous leur vol de feu pliés !

De leurs ailes lointaines
Le battement décroît.
Si confus dans les plaines,
Si faible, que l'on croit
Ouïr la sauterelle
Crier d'une voix grêle
Ou pétiller la grêle
Sur le plomb d'un vieux toit.

D'étranges syllabes
Nous viennent encor.
Ainsi, des Arabes
Quand sonne le cor,
Un chant sur la grève
Par instants s'élève,
Et l'enfant qui rêve
Fait des rêves d'or.

Les Djinns funèbres,
Fils du trépas,
Dans les ténèbres
Pressent leur pas ;
Leur essaim gronde ;
Ainsi, profonde,
Murmure une onde
Qu'on ne voit pas.

Ce bruit vague
Qui s'endort,
C'est la vague
Sur le bord ;
C'est la plainte
Presque éteinte
D'une sainte
Pour un mort.

On doute
La nuit...
J'écoute : -
Tout fuit,
Tout passe ;
L'espace
Efface
Le bruit.