01 mai 2006

L'homme sans nouvelle (2)

Ainsi, de leur propos le plus constant, et que j'entendis d'abord.

Par propagande chuchotée de bouche à oreille, on accrédita que j'étais né à Plouguernével (Côtes-du-Nord, France) le 19 janvier 1912, que je m'appelais Armand Robin, que j'habitais au septième étage d'une maison sise au 50, rue Falguière, Paris (France).

Je confesse que je fus quelque peu désarçonné ; un instant, mes abominables calomniateurs me parurent dangereux. Ce fut pis encore lorsqu'on me produisit des gens de Plouguernével qui certifièrent m'avoir vu passer parmi eux mal coiffé, mal habillé, mal aimé, l'air stupide, bref fort peu digne de considération ; sans conteste, leur témoignage était vraisemblable. J'allais céder et me laisser localiser.

Je fus sauvé par Staline. Seuls quelques érudits, tout poudreux d'archives, connaissent aujourd'hui le nom de ce grand sorcier qui pourtant parvint à la notoriété en ce vieux siècle. Il n'eut pas de mal à prouver que je ne m'appelais pas du tout Armand Robin, que je n'étais pas du tout né à Plouguernével (France) ; selon lui, je n'appartenais ni au temps ni à l'espace matériellement présents et la justesse était, si d'aventure j'y paraissais, de m'en enlever au plus vite.

Selon ce bienfaisant magicien, même au cas où mon existence eût été pensable en une telle époque, le seul vraisemblable était de me faire naître en Pologne, Lituanie ou Russie, et sous un tout autre nom que celui d'Armand Robin. Au moment où je désespérais, il me fut secourable au point de se rendre auprès du maire de Plouguernével (ce Staline était omniprésent), récemment converti à l'idôlatrie, et de faire avouer à ce mal-éduqué que pour de très basses raisons il avait truqué le registre des naissances. Mon non-lieu était sauvé. J'ai dansé de joie à ce moment-là comme personne n'a jamais dansé.

La légende selon laquelle j'habitais alors au 50, rue Falguière, à Paris, bien que très coriace, ne résista pas longtemps devant mon expertise. Pour éviter d'importuner avec ce récit de ma non-vie, je me bornerai à signaler quelques-uns des arguments que je fis valoir. La gardienne de cet immeuble témoigna que de décembre 1943 à fin juillet 1944 elle répondit à quiconque auprès d'elle s'informa de mon gîte que je n'existais pas ; que dans la suite elle se soit laissée abuser par la rumeur collective au point de feindre qu'elle prêtait foi à des allégations malveillantes tendant à m'infliger de la présence ne peut entrer en ligne de compte. D'autre part, les hommes de ces temps, désarmants à force de proclamer sur toute affiche : Nous sommes très armés ! au moment même où ils s'entêtaient à persuader que j'étais quelque part, propageaient une légende allant en sens inverse ; selon ces piètres fabricateurs d'existence, en 1943 j'aurais été dénoncé à la Gestapo par le Guépéou comme « individu extrêmement dangereux socialement » ; selon des explications assez matoises pour être qualifiées d'intelligentes, les anticommunistes qui régnaient alors à Moscou ne désiraient rien tant que me livrer à une police fraternelle comme irréductible communiste ; et même quelques personnes certifièrent qu'en cette circonstance je téléphonai directement à la Gestapo, lui clamant à voix rauque : « Ne me cherchez pas ici ou là, à l'aveuglette, comme l'habitude vous en est faite. J'habite 50, rue Falguière, tel étage; personne ne le sait, je vous le révèle. Je serais navré que vous preniez peine à me dénicher. Venez à moi, petits enfants ! Je vais laisser la porte ouverte. Ne craignez pas de me réveiller : je ne dors pas. » Or, honnêtement, si on étudie tout ce qui fut publié en ces temps-là, le moyen d'accepter que cela ait pu ainsi se passer ? C'est pourquoi, même si les témoins sont d'une pureté reconnue universellement incontestable, même si quelqu'un acceptait tout martyr pour me convaincre que j'ai ainsi agi, je trouverais encore des forces pour l'apaiser, lui disant : « Merci, mon vieux ! Mais, tu sais, de ton temps on avait propension à punir de mort tout homme convaincu du crime d'être ; on commençait généralement par le soupçonner d'exister ici ou là et on prenait des points de repère contre lui dans les quatre orients ; bref, l'homme suspect d'être n'avait que de minimes chances de s'en tirer. Aussi ton histoire ne tient-elle pas debout. En effet, selon tes dires, je fus dans le plus mauvais cas : je fus accusé à la fois d'être et d'être communiste, et cela par le vigilant Guépéou. Conséquemment, avertie par le Guépéou, la Gestapo eût tout fait pour me trouver quelque part si j'avais été quelque part. En prenant comme plaisanteries les téléphonages d'un soi-disant Armand Robin, soi-disant habitant au septième étage du 50, rue Falguière, Paris, la Gestapo fit preuve de réalisme et sut habilement se garder du ridicule d'officier en un non-espace contre une non-personne. Instruit par la Gestapo, le Guépéou, peu de temps après, toujours selon ta version des faits, eut vent qu'à la non-adresse indiquée par la rumeur il n'y avait qu'un non-Armand Robin ; intelligemment, le Guépéou supporta et s'abstint. Tu vois bien que, de quelque façon que tu présentes ta thèse, elle est infiniment attaquable. »

Ces longs et lourds syllogismes me firent ahaner. Ce me fut grand délassement que de pouvoir, l'instant d'après, comme d'une chiquenaude, me débarrasser de divers documents qu'on m'opposa : acte de naissance, carte d'identité, passeport, quittances de loyer, certificats de domicile. Je n'eus qu'à répliquer : « Des papiers ? Mais on peut toujours en fabriquer ! »

Là venu, je me défatiguai quelques instants, soulagé de l'Armand Robin sur ma nuque malgré moi posé.

*

à suivre

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