22 décembre 2008

Une grande occasion

Exceptionnellement, En attendant la mousson donne la parole à Robert Solé, du Monde des Livres


"Mort d'un jardinier", de Lucien Suel : le vertige du jardinier
LE MONDE DES LIVRES | 27.11.08 | 11h53

'est un premier roman, qui avait été posté par son auteur, à tout hasard... Un roman ? Plutôt un poème de 170 pages, dans lequel un jardinier s'adresse à lui-même. "Tu t'échines tu t'esquintes tu frappes et coupes et creuses et arraches et scies et brûles et déchiquettes pendant des jours et des jours, t'écroulant sur le dos dans la terre mise au jour, la sueur ruisselle traçant des lignes noires dans la poussière qui recouvre ta poitrine, ton coeur cogne ton coeur cogne..."

L'auteur, Lucien Suel, 60 ans, vit tout près de son lieu de naissance, à Guarbecque, un village du Pas-de-Calais, où il a construit sa maison de ses propres mains. Bricoleur, jardinier, mais aussi pratiquant de l'art postal, il se déclare "poète ordinaire". C'est une façon de parler. Rien n'est moins ordinaire que ses poèmes, qu'il "chante, hurle ou murmure" en compagnie de trois musiciens. Très influencé par Jack Kerouac et d'autres auteurs de la Beat Generation, comme William Burroughs, il a expérimenté toutes sortes de formes poétiques, composant entre autres un hommage à l'abbé Lemire, fondateur des jardins ouvriers, en quarante-deux épisodes de vers justifiés (même nombre de signes par ligne).

Le jardinier interrompt brièvement son travail : "Tu te redresses pour écouter le colloque chicanier d'une bande de corbeaux dans la petite forêt, un geai intervient dans la conversation, la violente secousse d'un bang mur du son fait taire tout le monde et te rappelle que tu vis dans un monde imparfait, tu t'agenouilles dans la terre pour désherber, la main droite est ton outil de sarclage préféré, tu favorises tes protégés, tu extirpes la concurrence déloyale..."

Pas de points. Simplement des virgules et, de temps en temps, des points virgules. Le texte coule comme un torrent, avec une incroyable précision. Mais, soudain, notre jardinier est saisi d'un vertige, il plie les genoux et tombe sur le dos au milieu des bûches fendues. Il sent qu'il va mourir. Dès lors, toute sa vie et tous ses rêves vont défiler : des souvenirs d'enfance, des souvenirs de voyage, des souvenirs de musiques. Il revoit sa femme à la maternité, la naissance de sa fille : "Tu tournes en rond dans la salle d'attente, ton amour est dans la salle d'opération, le jour va se lever et tu n'as plus de cigarettes, son visage est noyé dans le grand oreiller blanc..." Il revit chacun des petits gestes de la vie quotidienne : "Le couvercle de la lessiveuse galvanisée se soulève rythmiquement comme si le linge respirait à pleins poumons dans l'eau savonneuse..."

Le lecteur est emporté dans ce tourbillon. Il a les mains pleines de terre ou de cambouis, entend le ronronnement de la cafetière et le piaillement des oiseaux, il traverse la Turquie en 2 CV, regarde les frites frissonner dans l'huile, une mouche se noyer dans une flaque de bière, il respire le parfum des fleurs ou du fumier... Lucien Suel parle admirablement des choses de la vie - de sa propre vie. C'est un autoportrait, par petites touches. Tout est vrai dans ce texte, hormis bien sûr la mort du "héros".

Maniant la pelle et la plume, Lucien Suel a toujours refusé de hiérarchiser ses différentes activités. Ecrire n'est pas mieux que jardiner. Mais, chez lui, tout se rejoint : "Tu aimes cette idée de Wittgenstein, que la solution au problème de la vie est de vivre de façon à supprimer le problème, tu crois avoir trouvé la bonne méthode en cultivant ton jardin, en mêlant le vulgaire et le sacré." Il grave dans la glaise, rédige les versets de la terre : "Tu préfères maintenant écrire des poèmes sur tes légumes, tu aimes manger les mots, les faire rouler dans ta bouche comme une fraise une cerise ou un noyau d'abricot, tu aimes aussi les découper, les charcuter et les coller ensemble."

Mais le jardinier va mourir. Des milliers de visages se pressent autour de lui, des mains le touchent, des nez le hument, il est submergé de souvenirs et de sensations. Est-ce la trompette de Louis Armstrong qui résonne, claire et haute, sous les ormes du jardin ? Ou celle de Miles Davis qui gémit, plus loin, derrière les lilas ? Le jardinier se fond dans la terre, et elle se fond en lui. "Tu es comme un bébé, abandonné au milieu des légumes entre les choux et les poireaux, tu te demandes qui t'a déposé là, tu espères encore que quelqu'un, ton amour, arrivera, te soulèvera la tête, te prendra dans ses bras..." C'est le bout du poème, l'ultime récolte, la dernière station.


MORT D'UN JARDINIER de Lucien Suel. La Table ronde, 170 p., 17 €.


Robert Solé
Article paru dans l'édition du 28.11.08

03 décembre 2008

Faire l'ange ou Une brève histoire d'amour

Elle s’appelait Angèle ou bien Céline. J’étais épuisé par une journée de travail harassante, passée dans la chaleur moite et poussiéreuse d’un automne interminable. Quelqu'un a joué un rôle de détonateur, à son insu et au mien, une amie canal historique, mais c'est une autre histoire. Humilier, ce n’est jamais une chose à faire, ni avec moi, ni avec personne. Quand ça lui arrive, je suppose qu’elle ne s’en rend pas compte, même si je ne crois pas à son innocence. D'ailleurs, je ne crois à l'innocence de personne. Le contraire, cette capacité à nuire, est la chose la mieux partagée. La seule vraie question, c'est la conscience qu'on a de cette capacité – et ce qu'on en fait.
J'ai passé la soirée chez des amis, ensuite je l'ai appelée pour lui dire que je voulais la retrouver, comme prévu. Elle viendrait, elle, de Z., et nous rentrerions ensemble. Bref, elle a refusé et m’a contraint à reprendre un train pour récupérer ma voiture en banlieue. La colère est mauvaise conseillère mais, quand elle arrive, j'éprouve trop de jouissance pour la refuser. Rageur d'abord, hargneux ensuite, j'ai traîné en ville, bu un peu – jamais le whisky n'a déçu l'affection que je lui porte ; entre lui et moi, il y a comme de la fidélité, il faut bien qu'il y en ait quelque part.
Au profond de la nuit, j'ai senti que mes yeux viraient au vert, que leurs pupilles s'aiguisaient. Dans les arômes puissants du Lagavulin, j'ai distingué l'appel de la chasse et j'ai filé vers la machine à fantasmes du Vieux-quartier, ses sex-shops, ses vidéos crues, ses femmes à regarder et à louer. Carré blanc.
Une voiture noire sort lentement de dessous le Pont Neuf ; elle glisse le long du boulevard du Peuple Belge, se gare au bord du trottoir comme accosterait un paquebot. Une femme ouvre brusquement la portière et descend. Le conducteur se penche vers elle, tend le bras comme s’il ne la laissait partir qu’à regret. Il dit quelque chose, elle se penche pour l’écouter. Puis elle se redresse de toute sa taille, belle & grande femme blonde, au charme certain. Elle porte une robe noire et des bijoux d’or inadéquats dans ce quartier sordide. Enfin la voiture s’éloigne, sans hâte. La femme agite la main ; elle reste seule, face à la nuit et à ses lumières, jetant autour d’elle des regards à la fois conquérants et intimidés ; ses yeux camés brillent comme des gemmes.
Je me demande comment une telle femme peut se trouver là, à dix mètres d’un échangeur de seringues, tout à côté de groupes de gamines ivoiriennes qui se tiennent par deux ou trois pour se rassurer. Qui est pour elle le chauffeur de la voiture ? Un authentique miché ? Un amant paradoxal ? A quoi jouent-ils ? Cette femme et la voiture dont elle est descendue sont si bien assorties qu'elles semblent issues d’un unique projet esthétique masculin.
Debout sur le trottoir, elle est un peu agitée, comme étonnée de sa situation déplacée. L’armure de fer et de cuir que représentait la voiture l’a abandonnée. Elle est passée du dedans au dehors, du privé au public. Elle n’a plus pour se protéger qu’une courte robe noire et des escarpins de salon, bien peu de choses.
Le temps que mon imaginaire interroge mon désir, que je me demande quelle place espérer dans quel scénario, voici qu’une Ford sinistre et sombre s’arrête. Quelques brefs instants de conversation, la portière s’ouvre, la femme se glisse sur le siège du passager et la voiture s’éloigne. Manque de répartie, j’ai toujours manqué de répartie. Au lieu de me raconter des histoires, j’aurais mieux fait de réagir. Je préfère peut-être rester avec mes constructions mentales plutôt que de me retrouver encombré d'une vraie personne, même belle de nuit.
Un air me hante : « Je suis d'un autre pays que le vôtre, d'un autre quartier, d'une autre solitude. Je m'invente aujourd'hui des chemins de traverse. Je ne suis plus de chez vous… » Plus la nuit avance, plus je veux une femme ; le besoin d’un contact, d'un corps, est impérieux. L'amour n'est pas thérapeutique mais il est parfois un cataplasme acceptable, fut-ce sur une âme de bois. Je tourne dans le Vieux-Quartier, Boulevard du Peuple Belge, jusqu’à l’ancien hospice, retour par la Grosse Marie-Madeleine, église monstrueuse, le circuit de la prostitution. Il y a beaucoup de filles, peu de jolies. Longtemps, je passe et repasse. Je ne suis pas le seul. Une blonde ravageuse, avec un T-shirt portant en grosses lettres fluos l’inscription « Sex bomb » a un succès fou, les types font la queue, l’attendent entre deux passes, l’acclament quand elle revient. Il y a pas mal de filles noires aussi, mais la plupart trop jeunes. Pour moi, une prostituée devrait avoir de 25 à 35 ans, une maîtresse de 35 à 45 – et j’adore la femme avec laquelle je quitterai un jour les cinquantièmes hurlants pour entrer ensemble dans notre crépuscule. Parfois, aussi, je brûle ce que j'adore, c'est sans conséquence au regard de la marche du monde. Telles des phœnix, les choses vraiment importantes renaissent toujours d'elles-mêmes, se reconstituant à partir de leurs cendres éparses. La blonde à la robe noire, fantasme évaporé, ne revient pas. Dans la pénombre, au bout du boulevard, juste en face du rond point qui ramène vers le centre, trois ou quatre filles bavardent sans s’occuper des clients qui les matent au ralenti. A chacun de mes passages, le groupe change, l’une revient, l’autre s’en va. Le prédateur en moi est aux aguets, il capte comme une éponge toute l’ambiance du quartier, il sait quelles voitures sont celles de clients, celles de simples mateurs, celles (il y en a) de passants, interprète à chaque instant la moindre information, en déduit le niveau de tension et d'excitation collectif, le niveau de danger aussi. Le groupe change, mais l’une des filles n’a pas beaucoup de succès, elle reste là. C’est parce qu’elle ne ressemble pas à une pute, les clients aiment leurs repères. Peau, jean, pull et blouson, tout en elle est noir, comme ses longues tresses rasta. Sur une impulsion, je m’arrête. Le groupe se tourne vers moi, les filles les plus délurées se rapprochent, à la bouche des sourires à faire détaler un crocodile. Un petit signe de la main et la fille convoitée s’avance. Elle a l’air normal, peut-être même qu'elle me rappelle quelqu'un. Elle dit poliment : « 25 € la fellation, 40 pour l’amour. » C’est honnête et elle a du vocabulaire, bon présage. Elle monte à côté de moi. Dans le quartier, on l’appelle Angèle, mais son vrai nom c’est Céline, dit-elle. Parfait. Tu feras l'Angèle et je ferai la bête. Nous roulons. Elle connaît un chantier où nous ne serons pas dérangés. Plein de filles y vont. Si je préfère, il y a l’hôtel mais aux 40 euros, il faudra ajouter le prix de la chambre. Je préfère. Il n’y aucune raison pour traiter cette fille comme une pute de chantier.
Nous voilà partis à la recherche d’un hôtel. Angèle est un bon guide. Elle connaît cette ville comme sa poche. Pourtant elle n’y vient pas souvent. Quelqu’un du réseau l’amène de Bruxelles en voiture, avec d’autres filles. Cette semaine, c’est Lille ; après ce sera peut-être Anvers, Ostende, une putain d'Amsterdam, de Hambourg ou d'ailleurs. Mais ce n’est pas son vrai métier, dit-elle. Elle fait une formation, Angèle. Et je peux l’appeler Céline. C’est comme je veux. Quelle genre de formation, Céline ? Secrétaire d’auto-école. Ce n’est pas facile de suivre les cours, le matin à neuf heures, en revenant en ville à quatre. Mais elle s’accroche, Céline, elle est idéaliste et volontaire. Quand elle aura terminé, elle pourra trouver un vrai travail, dire au revoir au réseau. Rue des Débris-St-Etienne, il y a un petit hôtel que je n’avais jamais remarqué. Au bout du couloir, le gardien se tient derrière une vitre de sécurité. C’est Angèle qui négocie. Il n’y a pas de chambre. Même pour un tout petit moment ? Allez, tu as bien quelque chose. Non, c’est non. Elle insiste encore un peu et puis, dépitée, m’entraîne dans la rue. Il fait bon, je me sens admirablement bien, marchant avec cette fille petite et mignonne. Elle me rappelle quelqu'un, et maintenant je sais qui. Nous discutons de choses et d’autres. Elle se montre étonnée que je reste à ses côtés, comme ça, marchant naturellement. C’est qu’elle est naturelle aussi. Je lui ouvre la portière, elle s’assied et nous voilà repartis. En chemin, Céline me montre un gros break Mercedes. C’est la voiture qui les amène ici. Le chauffeur tourne en ville toute la nuit pour protéger les filles (il est très gentil). Angèle se signale par un grand geste amical.
Nous montons l’escalier de l’hôtel de l'Opéra. Gardien à l'étage. Pas de chambre. Angèle est dépitée. Elle insiste, on peut attendre un peu. Non, il vaut mieux partir. Viens, Céline. Il faut lire les signes. Pas de chambre. C’est bien comme ça. Mais toi, c’est dur pour toi, me dit-elle. Non, Céline, les signes. C’est ce qui est vraiment important. Ne t’inquiète pas pour moi. Dans l’escalier, je me suis retourné vers elle. Deux marches au-dessus de moi, elle était presque à ma taille. J’ai mis la main sur son épaule, l’ai passée doucement entre ses seins, jusqu’au ventre, légèrement. Un geste amical, consolateur, pour qu’elle sache que je ne lui en voulais pas. Immédiate sensation d'effroi : ce corps est inhabité. Il ne manifeste aucune réaction. Il est aussi inerte et indifférent qu’une pierre, sans un geste, ni d’accueil, ni de refus. Il ne se prête pas, ne s’écarte pas non plus. Rien, absolument rien. Le corps n’envoie aucun message. Puis vient un petit sourire fatigué, il est quand même trois heures du matin. Viens Céline, viens, c’est mieux pour tout le monde.
Revoici le Vieux-quartier. Tiens, Céline, les 40 euros. Donne-les à Angèle, c’est pour le réseau. Dis-lui qu’elle a fait son boulot, bien. T’es gentil, me dit Céline, avec un petit bisou sur la joue. Je sais pas, Céline. Vraiment, je sais pas.

Publié initialement in SILO, revue de la Station Underground d'Emerveillement Littéraire (S.U.E.L.), à la Tiremande, Ligny Les Aires, dans le Pas de Calais

20 novembre 2008

Les carottes sauvages (3/3)


Nous avons pratiqué des routes étroites, grises comme le désert, au hasard desquelles il arrive qu'un effondrement transversal laisse la place à un wash le plus souvent à sec, sauf, je suppose, à la fonte des neiges et, peut-être, lors des orages d’été qui ont mauvaise réputation. La voiture passe difficilement entre les blocs de pierre. Plus loin le pavement devient gravel, dans un paysage lunaire gris, rouge et jaune. Pas trace de vie, si ce ne sont les herbes-fil-de-fer et quelques très rares buissons de sauge.
Ou bien la piste tourne maintenant dans un canyon, zone de flash overflow,. Les murs verticaux se rapprochent parfois à quelques mètres et nous dominent de quinze.
Plus tard, plus loin sur la 89 qui s'oriente vers le nord, nous croisons une nouvelle piste. Elle conduit vers Pahreah. Sur une impulsion, nous nous éloignons plus encore des chemins ordinaires : un site spectaculaire, des montagnes stratifiées rouges, roses, mauves, vertes, jaunes, grises, blanches… Cet endroit inhumain et immense a servi à une première installation de mormons, interrompue par les Indiens, à une seconde, interrompue par des inondations. Il reste d’eux un cimetière encore fleuri après un siècle et la question que pose ce décor mythique et sauvage : pourquoi venir aussi loin ? Pour fuir quelles persécutions ? Pour trouver quoi au bout d'une recherche de soi dans une telle solitude cistercienne ?
En voyageant nous nous construisions.
Ce n'est qu'à notre retour en France que F. m'a parlé de sa maladie. Encore a-t-il fallu une coïncidence. Elle travaillait à un quelconque mémoire d'étudiante sur la grande table du jardin. Elle aurait pu couvrir des centaines de pages de sa grande écriture volontaire, avec tant de facilité qu'elle en aurait oublié l’objet de l’étude. Je lisais. Elle est entrée dans la maison pour passer un coup de téléphone et n'est pas revenue. Lorsque j'ai pris conscience de son absence, je l'ai cherchée et je l'ai trouvée pétrifiée, mutique, telle une statue. Il lui a fallu longtemps pour reprendre la parole. Elle avait eu à dix-huit ans un cancer qu'elle croyait dominé. Il récidivait à vingt quatre. Voilà l'origine des cicatrices qu'elle faisait passer pour celles d'un accident de voiture. L'univers s'est contracté. La maison et le jardin ont soudain pris un air menaçant. Au loin un chien a hurlé. Le froid s'est fait sentir et nous avons frissonné.
Quand je l’ai laissée dans la chambre d'hôpital elle portait comme un masque son air d'insouciance. Elle s’est fait engueuler par une infirmière parce qu’elle s’était peint les ongles d'un rouge vif. Son rire cannibale : « Je ne suis pas venue ici pour un arrêt cardiaque. Ne vous inquiétez pas. » Elle savait que les ongles sont de minuscules écrans qui, lorsqu’ils bleuissent, permettent d’observer les dysfonctionnements du cœur. La chambre était triste, petite, trop blanche pour être honnête. Un lit de fer. Une infirmière acariâtre et desséchée, l’autre plus humaine. Quel effet cela leur fait-il, à ces femmes, de voir l’une d’elles, belle en sa jeunesse, venir dans cette chambre avec toutes les apparences de la pleine santé et l’agressif appétit de vivre aussi visible ? Venir dans cette chambre pour s’y livrer sans plaisir à la violence de la chirurgie ? Je garde par delà le temps cette image de F., belle et blonde, riante et campée, les ongles et la bouche d’un rouge joyeux. Nous faisions semblant de croire que demain serait et que nous saurions quoi en faire. Depuis des semaines, elle avait supporté en serrant les dents les effets désagréables de la chimiothérapie. Elle parlait plus volontiers de sa fréquentation des salons de beauté. « Personne ne doit savoir, disait-elle. Toujours je serai belle. Regarde-les, celles qui se prétendent en bonne santé : le teint trouble, les yeux cernés, le cheveu cassant. Je suis plus belle qu’elles. » Et c'était vrai.
J'ai appris sa mort le lendemain, par un coup de téléphone. Opération trop longue, cœur fatigué, un arrêt cardiaque, un deuxième. Elle n'avait pas survécu au troisième.
Allongée sous les arbres, la tête dans les étoiles, je reste persuadée qu'il y a eu une part de volonté, au moins de désir, dans sa mort. Quelque chose en elle, du fond de l'anesthésie, a compris que l'opération allait échouer, que l'avenir était aux soins palliatifs et qu'il valait mieux partir tout de suite plutôt que d'attendre la ruine de soi-même. Comment lui en voudrais-je ?
J'ai fait le tour de cette maison que j'avais voulu partager avec F. Elle aussi était morte. Plus rien ne vibrait. J'ai laissé la porte grande ouverte. Je suis partie au hasard des routes, jusqu'en Bretagne. L'ai-je fait exprès ? La maison a été pillée de la cave au grenier. Quand je l'ai retrouvée, elle était pleine de débris, d'ordures, d'immondices. Il n'y avait plus rien de moi ni de F. dans ce lieu. Portes cassées, fenêtres brisées. Je n'ai pas eu le courage de l'incendier et je suis partie dans la forêt.
Je comprenais ce garçon dont j'avais lu l'histoire dans un journal. Il s'était installé seul, avec une petite tente, en bordure d'une forêt, non loin d'un village. Il n'avait cherché à entrer en contact avec personne, s'était organisé une économie de survie à base de plantes sauvages. Mais sa connaissance de la flore était incertaine et, sous prétexte de se préparer un bouillon de carottes sauvages il s'était empoisonné avec une autre ombellifère. La ciguë et la carotte se ressemblent tellement, leur seule différence est le minuscule cœur rouge que l'une d'elles, mais laquelle ? porte en son centre.

19 novembre 2008

Les carottes sauvages (2/3)


Longtemps j'ai vécu coupée de moi-même et de mes rêves. Je ne m'appartenais pas, qui me voulait m'emmenait. Je ne comptais pas, pour personne et moins pour moi que pour d'autres (ce qui était à mes yeux mystère, c'était de parfois voir dans un regard le reflet d'une émotion dont il semblait que je sois la source).
Nous sommes trois ou quatre dans un autobus qui traverse New York. Tout est rouge bordeaux : la ville, le bus, le décor intérieur. Deux petits garçons sont morts. On les a mis dans des sacs en plastique. Le bus évite de justesse un scooter qui jaillit d'une rue à droite. Le scooter et son pilote sont rouges. Je me demande où est le chauffeur du bus. Je pense qu'il se trouve au-dessus. C'est un bus à impériale. Nous ne savons pas où il faut descendre : laissons faire, on finira bien par revenir d'où on est parti (le trajet est forcément une boucle). L'intérieur du bus aussi est rouge comme l'intérieur de la voiture que j'avais aux Etats-Unis lors du voyage avec F. Les deux gosses morts sont dans leur plastique mais il n'y a pas de sentiment de tragédie. L'intérieur du bus ressemble à une chambre d'hôtel confortable. Un troisième garçon téléphone. Il essaie de vendre un des gosses morts.
Les rêves sont revenus les premiers. Je ne sais pas à quoi j'accédais à travers eux. Ils racontaient toujours des histoires d'enfants morts ou abandonnés, parfois sauvés de justesse, parfois non. Ils me troublaient pendant plusieurs jours. J'attendais le rêve suivant pour m'essayer à pénétrer le mystère.
Nous roulons dans la voiture familiale. Nous sommes au moins trois : mon frère, notre mère qui conduit et moi. Peut-être les autres frères et sœurs sont-ils là aussi, le père n'y est pas. Mon frère doit mourir, rien à faire, c'est inéluctable. Pour une raison restée mystérieuse il doit être tué par absorption de poison. Est-ce une punition pour une bêtise quelconque ? Peut-être. Notre mère va le lui administrer lorsque nous serons arrivés à destination. Le voyage dure très longtemps, je ne sais pas précisément où nous allons. En tant qu'aînée, je dois comprendre et admettre la situation. Il faut que j'assume ce que je sais sans qu'il soit question que je puisse agir pour changer le cours des choses. Je ressens terriblement mon impuissance : il faut donc admettre l'inadmissible ? Mais comment et pourquoi ? C'est vraiment cela, grandir ? Ce voyage est interminable.
Il y a un côté love story improbable et agaçant dans ma rencontre avec F. Jusqu'alors je me gardais de tout romantisme, de toute implication affective. La dualité corps-esprit n'était pas un vain mot. Le corps par ci, pour qui voulait, l'esprit par là, pas touche. Quant à l'âme… Mais je l'ai croisée en me rendant chez une psychothérapeute avec laquelle je m'essayais à dégrossir quelques vieilles questions. J'entrais, elle sortait. Une fois, deux fois. Puis le contraire. Nous avons ri. L'une d'entre nous a dit : « Il n'y a pas de hasard. » Elle m'a attendue, assise dans le petit jardin. Ça m'a touchée. Nous avons marché au bord du lac, traversé un petit bois. On se tenait par la main. C'était déjà de l'amour.
Et puis elle est morte.
Bref.
Ou plutôt non : reprenons.
Il y avait une règle chez cette psychothérapeute : no sex. Ça m'arrangeais. Pour une fois j'ai pu explorer d'autres sphères de la relation. F. m'a tout appris : comment vivre, comment prendre confiance en soi, comment rencontrer, que faire d'une rencontre… En quelques semaines mon existence a changé de dimension. C'était une polarisation : le champ s'orientait. J'ai cessé de courir en rond. Il y avait enfin une direction. Même sans comprendre, je pouvais toujours ressentir et cela faisait beaucoup. Il y avait une autre règle : ne pas prendre de décisions vitales sans en référer. On ne change pas sa vie en profondeur en période de crise, sauf à prendre de grands risques et la période de thérapie est de celles-là.
Nous sommes parties en voyage : le nouveau monde.
Promenade à pied dans la banlieue de Denver (Colorado). Les références culturelles, les images de films s’interposent entre la réalité et ma perception. Et puis, après avoir vu le panneau « WARNING ! This area protected by NEIGHBORHOOD WATCH AND OPERATION IDENTIFICATION », après avoir vu un petit centre commercial, Josephine Shop Center, abandonné, et cru comprendre que Josephine est une ligue caritative chrétienne, après avoir vu les petites maisons en bois de plain-pied au milieu d’un petit carré de pelouse, si belles dans certaines rues, pimpantes, peintes de frais et de toutes couleurs, jardins entretenus, à côté de rues dévastées et sordides, enfin la réalité me saute à la figure et la littérature passe (provisoirement ?) derrière. Je reviens au motel. F. prend sa douche. J’aime cette femme.
Nous avons loué une voiture et quitté la ville pour les espaces immenses du sud-ouest. F. avait mal à la tête, un peu de nausée et moi-même je ne me sentais pas très bien. Nous avons mis nos malaises sur le compte du jet lag.
Contrairement à mes espoirs initiaux, partout où nous passions la littérature influait notre lecture de la réalité. Paul Auster, Richard Brautigan, Don DeLillo, Jim Harrison, James Ellroy, Tony Hillerman, Richard Ford, Thomas McGuane, Norman Mailer…
Nous dormions parfois dans des motels, le plus souvent dans des campings.
… Nous quittons l’US 50 vers 4:00 pm et suivons une piste sur une vingtaine de miles. Nous passons devant une ferme bric à brac, commerce de fromages et de machines agricoles, snack, station essence, pittbulls. Puis nous arrivons dans un immense cirque, bordé de falaises déchiquetées et abruptes au nord et à l'ouest, de collines douces à l'est et ouvert vers les hautes chaînes du Colorado au sud, une échancrure large de dizaines de miles. Au fond, un bras d'un lac de retenue du fleuve immense. Ce lieu est peuplé de quelques rares campements comme le nôtre. East Elk Creek Campground : camping d’Etat rudimentaire, une table, un BBQ et plusieurs centaines de mètres carrés pour chacun ($7 à mettre dans une enveloppe et dans un tronc). La tente à peine montée, éclate un gros orage : elle plie sous le vent, se couche mais ne perce ni ne s’arrache. Une famille débarque le soir pour pêcher. L’homme sort méthodiquement son attirail puis, équipé d'une combinaison gonflable, finit par quitter le bord du lac en flottant. Ses enfants piaillent. Le vent est tombé, la nuit est bientôt noire. Dans le silence total, les chipmunks filent entre les buissons d’armoise. Sensation éprouvée en bateau, lors de mouillages forains dans des criques du bout du monde. Mais les hurlements des coyotes ne laissent pas de doute : nous sommes bien dans le Colorado, pas dans la mer d’Iroise.
Si ma santé se rétablit quand les effets du décalage horaire s'estompent, celle de F. laisse à désirer. Elle s'essouffle vite, supporte mal la chaleur, est accablée de migraines. Bien qu'elle ait emporté une boîte d'aquarelles, elle préfère s'asseoir, immobile, quand le soir je monte rapidement notre campement. Elle surmonte ses crises à coups de paracétamol et d'ibuprofène et nous passons les soirées dans les bras l'une de l'autre.

18 novembre 2008

Black Hole

Les carottes sauvages (1/3)

Cette vieille Citroën avait été blanche. Le temps l'avait grattée, usée, polie. Grâce aux trois positions de son système hydraulique, elle me permettait de voyager sur les chemins les moins fréquentés. Je cherchais à m'égarer dans les forêts, empruntais des sommières plus ou moins empierrées et, quand l'état du sol le permettait, enclenchais la position haute et m'éloignais en brinquebalant par quelque traverse. La solitude et le silence me convenaient. Je laissais la voiture et m'enfonçais à pied toujours plus loin dans les bois. Immobile, le dos contre un hêtre plus âgé que mon grand-père, je regardais passer le jour en écoutant bruisser la vie. Quand la lumière tombait et que les oiseaux du crépuscule se manifestaient je m'organisais un gîte sommaire pour la nuit, là où je me trouvais. Si le bois était trop humide, s'il pleuvait, je regagnais la voiture pour y chercher un abri. Elle était équipée d'une tente de toit, sorte de sarcophage de toile dans lequel je pouvais me loger à l'aise. Dieu merci, je suis d'un gabarit très raisonnable.

Mon bonheur était d'apercevoir la vie sauvage, au moins ses traces. J'avais pris ce goût plus jeune, en montagne, avec les marmottes et les chamois. Plus tard dans les espaces américains, là où la wildlife est un festival permanent. Face à la chaîne de Grand Teton nous observions longuement à la jumelle un vol de pélicans blancs détaché sur le bleu intense du ciel. Parfois je surprends un chevreuil immobile dans un layon. Il me regarde avec fixité, longtemps incapable de se décider. Puis, d'un bond, il s'écarte et j'entends sa course légère dans les fourrés.

La première fois que j'ai vu les traces d'un blaireau c'était au bord d'une flaque d'eau et j'ai été impressionnée. Je ne savais pas de quel animal il s'agissait. Les empreintes de longues griffes ne pouvaient pas appartenir à un félin, ni à un canidé. Un ours ? Ici ? La forêt a soudain pris un air menaçant. Au loin un chien a hurlé. Le froid s'est fait sentir, j'ai frissonné. Plus tard, livre en main, je suis revenue au bord de cette flaque. Un simple blaireau était venu boire.

A force de rayonner jour après jour à partir de l'endroit où j'avais laissé la voiture, je me suis créé une carte mentale de la forêt qui remplaçait avantageusement celles que je n'avais pas pris la peine de me procurer.

Mes réserves alimentaires ne dureraient pas. Pour l'eau j'avais un filtre à micro-particules et des comprimés désinfectant. Les sources étaient fréquentes. En plein soleil, dans une coupe claire, j'avais installé un réfrigérateur par évaporation en emballant dans des linges les vivres à garder au frais. Il suffisait de veiller à l'humidification des surfaces et le rayonnement faisait le reste. On n'aurait pas fait des sorbets avec cette technique mais elle suffisait bien pour mes besoins végétariens.

Le matin j'ai pris l'habitude de me réveiller juste avant le lever du soleil. La forêt tout entière semblait frissonner, les oiseaux essayaient quelques trilles puis s'y mettaient à cœur joie. A cœur joie.
Il m'est arrivé par une journée très claire de me décider à suivre le soleil. Je suis partie vers l'est, puis, suivant la lumière dans son déplacement, j'ai obliqué imperceptiblement vers le sud. Parfois il me fallait traverser des fourrés difficiles à pénétrer. Je m'armais de patience, me glissais comme je pouvais entre les chablis. Les blessures de la tempête de 1999 n'étaient pas cicatrisées et les arbres tombés, comme le duc de Guise, semblaient plus grands que debout, toutes racines dehors. La lumière me guidait, son évolution me permettait parfois de contourner vers la droite des obstacles que je n'aurais pu franchir sans peine et sans risque. Sud-ouest, ouest : l'astre, doté d'une impassible régularité, se dirigeait vers le lieu de sa disparition. La forêt et moi, nous nous sommes enfoncées dans la nuit. J'ignorais où je pouvais bien me trouver mais les circonstances se prêtaient à un bivouac de fortune dans l'attente du lever de la lune. Alors, pour peu que celle-ci soit suffisamment lumineuse, en lui tournant le dos, je pourrais compléter le cercle, ouest, nord et retour.
Je me faisais l'effet d'être impliquée dans un rituel d'initiation tout en étant déjà une moniale régulière. Le lever de la lune sonnerait matines et ma marche dans la nuit serait ma prière. Prière pour que le soleil revienne, que le cycle de la vie jamais ne s'interrompe. Prière pour que tout cela ait un sens qui ne soit pas seulement celui des aiguilles d'une montre.

Je préfère la nuit au jour et la lune au soleil. J'aimerais me fondre, devenir un arbre parmi les arbres, une feuille parmi les feuilles. Allongée à même le sol, enroulée dans ma couverture sur des mousses et des feuillages, je me tourne et me retourne. J'en viens à me coucher sur le ventre, me détends, immobile enfin. A travers moi monte la puissance de la terre qui bat comme battent mon cœur et mon sang. Les hautes branches des arbres établissent un lien avec le ciel parsemé d'étoiles. Je sens le mouvement du globe terrestre basculer vers ma gauche, d'un mouvement puissant et continu. L'axe me traverse et, la durée d'un instant éternel, je ne suis plus la partie mais le tout. J'éprouve l'unité. Comme éloignée de moi-même, je crois voir ce corps qui est moi traverser le temps, immobile, se dégradant lentement, jusqu'à n'être plus qu'ossements épars. Nulle crainte dans cette vision mais le sentiment absolu que les fragments qui, assemblés le temps d'une vie, furent moi, continuent, recomposés, à participer à quelque chose de cyclique.

Ce soir-là nous nous étions baignées dans le lac Flame George, avions marché, contourné une charogne de cervidé qui achevait de retourner aux éléments, dérangé les chiens de prairies, observé une dizaine de mule deers descendre boire. J’ai allumé des bougies pour F. et nous avons fait un festin de pâtes à la sauce BBQ. Je lui ai offert un collier de fétiches zuñi. J'ai aimé son sourire.

Au hasard de mes déambulations il arrivait que je trouve des comestibles, baies, fruits, champignons, racines. Mêmes certaines écorces peuvent être mangées. Loin d'avoir fait vœu de devenir fille des bois, j'avais au camp de quoi cuisiner, du sel et quelques herbes séchées. Le fer blanc et l'aluminium tenaient lieu de dinanderie. Un petit feu de bois entre quelques pierres et je me faisais des bouillons pleins de sels minéraux. Une poignée de riz prélevée sur ma réserve et c'était jour de fête.


06 novembre 2008

«Nous pouvons passer outre nos vieilles blessures raciales»


Le discours prononcé par Barack Obama le 18 mars à Philadelphie restera comme un grand moment de la campagne présidentielle. Extraits.


Texte traduit de l’anglais par JEAN-FRANÇOIS KLEINER

En réponse à la controverse provoquée par les déclarations du révérend Wright début 2008, le candidat démocrate prend de la hauteur et propose, dans un discours prononcé le 18 mars à Philadelphie, de dépasser les termes classiques du débat racial aux Etats-Unis. Tournant le dos aux clivages entre Noirs et Blancs, il puise ses convictions dans son ascendance (un père kényan, une mère blanche du Kansas) et propose une vision de l’unité américaine post-raciale.

L’UNITÉ

«Tout au long de la première année de cette campagne, contrairement à toutes les prédictions inverses, nous avons vu que le peuple américain était avide de ce message d’unité. Malgré la tentation de regarder ma candidature à travers des lunettes purement raciales, nous avons remporté des victoires déterminantes dans des Etats dont les populations sont parmi les plus blanches de ce pays. En Caroline du Sud, où flotte encore le drapeau confédéré, nous avons bâti une puissante coalition d’Africains-Américains et d’Américains blancs. Cela ne signifie pas que la race n’a pas été un thème de la campagne. A plusieurs reprises, au cours de celle-ci, certains commentateurs m’ont reproché tantôt d’être "trop noir", tantôt de ne l’être "pas assez". Nous avons vu les tensions raciales faire des remous en surface pendant la semaine précédant la primaire de Caroline du Sud. La presse a scruté tous les sondages pour y trouver des preuves de polarisation raciale, non seulement entre Blancs et Noirs, mais même entre Blancs et basanés. Pourtant, c’est seulement pendant ces deux dernières semaines que la question de la race est devenue un argument de division. D’un côté, on a sous-entendu que ma candidature était un exercice de discrimination positive, uniquement fondée sur le désir des libéraux à large vue d’obtenir une réconciliation raciale à bas prix. De l’autre, on a entendu mon ancien pasteur, le révérend Jeremiah Wright, recourir à un langage incendiaire pour exprimer des vues qui non seulement risquent d’agrandir le fossé racial, mais dénigrent ce qu’il y a de grand et de bon dans notre nation, offensant pareillement les Blancs et les Noirs.»

COLÈRE NOIRE, COLÈRE BLANCHE

«La race est une question que, selon moi, notre nation ne peut pas se permettre d’éluder en ce moment. Nous commettrions la même erreur que le révérend Wright dans ses sermons injurieux sur l’Amérique : simplifier, stéréotyper et amplifier les aspects négatifs jusqu’à déformer la réalité. […] Le révérend Wright et les autres Africains-Américains de sa génération […] ont grandi à la charnière des années 50 et 60, à une époque où la ségrégation était encore la loi du pays et les chances systématiquement restreintes. Il ne s’agit pas de se demander combien d’hommes et de femmes ont échoué à cause de la discrimination, mais plutôt combien ont réussi en dépit des probabilités ; combien ont été capables d’ouvrir la voie à ceux qui, comme moi, sont arrivés après eux. Cependant, tous ceux qui ont pu décrocher, au prix d’énormes efforts, un lambeau du rêve américain, ne sauraient faire oublier les autres, qui n’y sont pas parvenus […] - ceux qui ont fini par être vaincus par la discrimination. Ce legs de la défaite a été transmis aux générations suivantes. […] Pour les hommes et les femmes de la génération du révérend Wright, le souvenir de l’humiliation, du doute et de la peur n’a pas été effacé, pas plus que la colère et l’amertume de ces années.»

«En fait, une même colère se retrouve dans certains segments de la communauté blanche. Nombreux sont les Blancs, dans la classe ouvrière et la classe moyenne, qui estiment n’avoir pas été particulièrement favorisés par leur race. Ils ont vécu ce que vivent les immigrés : pour leur part, on ne leur a rien donné, ils ont dû tout arracher de haute lutte. […] Alors, quand on leur dit d’inscrire leurs enfants dans une école à l’autre bout de la ville, quand ils entendent qu’un Africain-Américain a été pistonné pour obtenir un bon boulot ou une place dans une bonne université au nom d’une injustice dont ils ne sont pas personnellement responsables, quand on leur raconte que leur peur de la criminalité en zone urbaine est un préjugé, le ressentiment finit par s’installer.»

LES DIFFICULTÉS

«La colère contre l’Etat-providence et la discrimination positive a contribué à forger la coalition Reagan. Les hommes politiques ont régulièrement exploité le sentiment d’insécurité à des fins électorales. Des présentateurs de télévision et des commentateurs conservateurs bâtissent toute leur carrière sur la dénonciation de plaintes infondées pour racisme, en négligeant les débats légitimes sur l’injustice raciale, qu’ils qualifient de "racisme à l’envers", politiquement correct. De même que la colère noire s’est souvent avérée contre-productive, de même ces ressentiments blancs ont détourné l’attention des véritables causes des difficultés de la classe moyenne : une culture d’entreprise faite de dessous de table, de pratiques comptables douteuses et d’avidité à court terme ; un pouvoir dominé à Washington par les lobbyistes et les intérêts particuliers, des politiques économiques qui profitent à quelques-uns et non pas au plus grand nombre.»

SORTIR DE L’IMPASSE

«Nous en sommes là, bloqués dans une impasse raciale depuis des années. […] J’ai acquis la ferme conviction qu’en travaillant ensemble, nous pouvons passer outre nos vieilles blessures raciales et je dirai même que nous n’avons pas d’autre choix si nous voulons continuer sur la voie d’une unité plus harmonieuse. Pour la communauté africaine-américaine, cette voie nous oblige à assumer le poids de notre passé sans en devenir les victimes. Cela signifie qu’il faut continuer à exiger la justice totale dans tous les aspects de la vie américaine. Mais cela signifie aussi que nos doléances propres - une meilleure assistance médicale, de meilleures écoles, de meilleurs emplois - doivent s’intégrer aux aspirations plus générales de tous les Américains - la ménagère blanche qui n’arrive pas à joindre les deux bouts, le Blanc qui se retrouve à la rue, l’immigré qui essaie de nourrir sa famille. […] Pour la communauté blanche, cette voie oblige à reconnaître que les maux de la communauté africaine-américaine n’existent pas seulement dans l’imagination des Noirs, que l’héritage de la discrimination - ainsi que les cas actuels de discrimination, même s’ils sont moins flagrants que dans le passé - est réel et doit être pris en compte. Pas seulement en paroles, mais en actes.»

L’HEURE DU CHOIX

«Nous pouvons accepter une politique qui entretient la division, le conflit, le cynisme. Nous pouvons appréhender la race dans un cadre purement spectaculaire - nous l’avons fait pour le procès O. J. [Simpson] - ou dans le cadre d’une tragédie - nous l’avons fait après Katrina - ou comme un aliment pour les journaux télévisés du soir. Nous pouvons diffuser les sermons du révérend Wright sur toutes les chaînes, tous les jours, en parler jusqu’à l’élection […] et considérer que la seule question dans cette campagne est de savoir si le peuple américain pense que je partage ou adhère à ces propos offensants. […] Nous pouvons faire ça. Mais, dans ce cas, laissez-moi vous dire qu’à la prochaine élection, nous parlerons d’une autre cause de détournement. Puis d’une autre encore. Et encore d’une autre. Et rien ne changera. […] Ou alors, en cet instant, dans cette élection, nous pouvons nous rassembler et dire : "Pas cette fois-ci."»

«Cette fois-ci, nous voulons parler des écoles surpeuplées qui sapent l’avenir des enfants noirs, des enfants blancs, des enfants asiatiques, hispaniques et descendants d’Indiens d’Amérique. […] Cette fois-ci, nous voulons parler des files d’attente dans la salle des urgences, grosses de Blancs, de Noirs et d’Hispaniques qui n’ont pas d’assurance-maladie. […] Cette fois-ci, nous voulons parler des usines fermées qui naguère procuraient une vie décente aux hommes et aux femmes de toutes races, nous voulons parler des maisons à vendre qui naguère appartenaient à des Américains de toutes religions, de toutes régions, de toutes conditions. […] Cette fois-ci, nous voulons parler de l’entreprise pour laquelle vous travaillez et qui délocalise à l’étranger pour le seul profit. […] Cette fois-ci, nous voulons parler des hommes et des femmes de toutes couleurs et de toutes origines, qui servent ensemble, combattent ensemble et saignent ensemble sous la même fière bannière. […] Je ne me présenterais pas à l’élection présidentielle si je ne croyais pas de tout mon cœur que c’est là ce que veut la majorité des Américains pour leur pays.»

15 octobre 2008

Supériorité de l'avion

"L'avion chemine au ciel à 120 kilomètres à l'heure, au long de la Loire paresseuse. S'asservissant à ses détours ou coupant la trop longue boucle qui l'attarde, il va de château en château, les considère à la verticale ou les contourne d'un vol facile qui en fait varier les perspectives. Accroché maintenant à quelques cent mètres d'altitude, il donne, aux deux touristes qu'il emporte côte à côte à l'abri de sa carrosserie fermée, l'impression d'une facile et reposante promenade à modeste allure. Pourtant, il atteindra l'étape bien avant la "grand sport" qui, plein gaz, tente le "cent de moyenne" sur une route où l'obstacle est toujours proche, le danger toujours soudain et les perspectives d'autant plus bornées, éclipsées et fuyantes que l'on va plus vite.
Déjà l'avion est ici plus sûr. Il n'est pas jusqu'aux risques de départ et d'atterrissage que ne viennent réduire à bien peu de chose le "Bec de sécurité", petit volet fixé tout en avant de l'aile et qui "pardonne" - s'il ne l'absout - la faute du pilote amateur. A l'étape, plans porteurs repliés, l'avion sera garé comme une voiture.Il ne lui reste plus qu'à devenir capable de rouler sur route, comme elle, jusqu'à la ville, jusqu'au garage de l'hôtel, gîte du soir. Alors, l'aviation de tourisme prendra le "départ"."
L'Illustration, 1930 [avant l'invention de l'aviation populaire].