19 novembre 2008

Les carottes sauvages (2/3)


Longtemps j'ai vécu coupée de moi-même et de mes rêves. Je ne m'appartenais pas, qui me voulait m'emmenait. Je ne comptais pas, pour personne et moins pour moi que pour d'autres (ce qui était à mes yeux mystère, c'était de parfois voir dans un regard le reflet d'une émotion dont il semblait que je sois la source).
Nous sommes trois ou quatre dans un autobus qui traverse New York. Tout est rouge bordeaux : la ville, le bus, le décor intérieur. Deux petits garçons sont morts. On les a mis dans des sacs en plastique. Le bus évite de justesse un scooter qui jaillit d'une rue à droite. Le scooter et son pilote sont rouges. Je me demande où est le chauffeur du bus. Je pense qu'il se trouve au-dessus. C'est un bus à impériale. Nous ne savons pas où il faut descendre : laissons faire, on finira bien par revenir d'où on est parti (le trajet est forcément une boucle). L'intérieur du bus aussi est rouge comme l'intérieur de la voiture que j'avais aux Etats-Unis lors du voyage avec F. Les deux gosses morts sont dans leur plastique mais il n'y a pas de sentiment de tragédie. L'intérieur du bus ressemble à une chambre d'hôtel confortable. Un troisième garçon téléphone. Il essaie de vendre un des gosses morts.
Les rêves sont revenus les premiers. Je ne sais pas à quoi j'accédais à travers eux. Ils racontaient toujours des histoires d'enfants morts ou abandonnés, parfois sauvés de justesse, parfois non. Ils me troublaient pendant plusieurs jours. J'attendais le rêve suivant pour m'essayer à pénétrer le mystère.
Nous roulons dans la voiture familiale. Nous sommes au moins trois : mon frère, notre mère qui conduit et moi. Peut-être les autres frères et sœurs sont-ils là aussi, le père n'y est pas. Mon frère doit mourir, rien à faire, c'est inéluctable. Pour une raison restée mystérieuse il doit être tué par absorption de poison. Est-ce une punition pour une bêtise quelconque ? Peut-être. Notre mère va le lui administrer lorsque nous serons arrivés à destination. Le voyage dure très longtemps, je ne sais pas précisément où nous allons. En tant qu'aînée, je dois comprendre et admettre la situation. Il faut que j'assume ce que je sais sans qu'il soit question que je puisse agir pour changer le cours des choses. Je ressens terriblement mon impuissance : il faut donc admettre l'inadmissible ? Mais comment et pourquoi ? C'est vraiment cela, grandir ? Ce voyage est interminable.
Il y a un côté love story improbable et agaçant dans ma rencontre avec F. Jusqu'alors je me gardais de tout romantisme, de toute implication affective. La dualité corps-esprit n'était pas un vain mot. Le corps par ci, pour qui voulait, l'esprit par là, pas touche. Quant à l'âme… Mais je l'ai croisée en me rendant chez une psychothérapeute avec laquelle je m'essayais à dégrossir quelques vieilles questions. J'entrais, elle sortait. Une fois, deux fois. Puis le contraire. Nous avons ri. L'une d'entre nous a dit : « Il n'y a pas de hasard. » Elle m'a attendue, assise dans le petit jardin. Ça m'a touchée. Nous avons marché au bord du lac, traversé un petit bois. On se tenait par la main. C'était déjà de l'amour.
Et puis elle est morte.
Bref.
Ou plutôt non : reprenons.
Il y avait une règle chez cette psychothérapeute : no sex. Ça m'arrangeais. Pour une fois j'ai pu explorer d'autres sphères de la relation. F. m'a tout appris : comment vivre, comment prendre confiance en soi, comment rencontrer, que faire d'une rencontre… En quelques semaines mon existence a changé de dimension. C'était une polarisation : le champ s'orientait. J'ai cessé de courir en rond. Il y avait enfin une direction. Même sans comprendre, je pouvais toujours ressentir et cela faisait beaucoup. Il y avait une autre règle : ne pas prendre de décisions vitales sans en référer. On ne change pas sa vie en profondeur en période de crise, sauf à prendre de grands risques et la période de thérapie est de celles-là.
Nous sommes parties en voyage : le nouveau monde.
Promenade à pied dans la banlieue de Denver (Colorado). Les références culturelles, les images de films s’interposent entre la réalité et ma perception. Et puis, après avoir vu le panneau « WARNING ! This area protected by NEIGHBORHOOD WATCH AND OPERATION IDENTIFICATION », après avoir vu un petit centre commercial, Josephine Shop Center, abandonné, et cru comprendre que Josephine est une ligue caritative chrétienne, après avoir vu les petites maisons en bois de plain-pied au milieu d’un petit carré de pelouse, si belles dans certaines rues, pimpantes, peintes de frais et de toutes couleurs, jardins entretenus, à côté de rues dévastées et sordides, enfin la réalité me saute à la figure et la littérature passe (provisoirement ?) derrière. Je reviens au motel. F. prend sa douche. J’aime cette femme.
Nous avons loué une voiture et quitté la ville pour les espaces immenses du sud-ouest. F. avait mal à la tête, un peu de nausée et moi-même je ne me sentais pas très bien. Nous avons mis nos malaises sur le compte du jet lag.
Contrairement à mes espoirs initiaux, partout où nous passions la littérature influait notre lecture de la réalité. Paul Auster, Richard Brautigan, Don DeLillo, Jim Harrison, James Ellroy, Tony Hillerman, Richard Ford, Thomas McGuane, Norman Mailer…
Nous dormions parfois dans des motels, le plus souvent dans des campings.
… Nous quittons l’US 50 vers 4:00 pm et suivons une piste sur une vingtaine de miles. Nous passons devant une ferme bric à brac, commerce de fromages et de machines agricoles, snack, station essence, pittbulls. Puis nous arrivons dans un immense cirque, bordé de falaises déchiquetées et abruptes au nord et à l'ouest, de collines douces à l'est et ouvert vers les hautes chaînes du Colorado au sud, une échancrure large de dizaines de miles. Au fond, un bras d'un lac de retenue du fleuve immense. Ce lieu est peuplé de quelques rares campements comme le nôtre. East Elk Creek Campground : camping d’Etat rudimentaire, une table, un BBQ et plusieurs centaines de mètres carrés pour chacun ($7 à mettre dans une enveloppe et dans un tronc). La tente à peine montée, éclate un gros orage : elle plie sous le vent, se couche mais ne perce ni ne s’arrache. Une famille débarque le soir pour pêcher. L’homme sort méthodiquement son attirail puis, équipé d'une combinaison gonflable, finit par quitter le bord du lac en flottant. Ses enfants piaillent. Le vent est tombé, la nuit est bientôt noire. Dans le silence total, les chipmunks filent entre les buissons d’armoise. Sensation éprouvée en bateau, lors de mouillages forains dans des criques du bout du monde. Mais les hurlements des coyotes ne laissent pas de doute : nous sommes bien dans le Colorado, pas dans la mer d’Iroise.
Si ma santé se rétablit quand les effets du décalage horaire s'estompent, celle de F. laisse à désirer. Elle s'essouffle vite, supporte mal la chaleur, est accablée de migraines. Bien qu'elle ait emporté une boîte d'aquarelles, elle préfère s'asseoir, immobile, quand le soir je monte rapidement notre campement. Elle surmonte ses crises à coups de paracétamol et d'ibuprofène et nous passons les soirées dans les bras l'une de l'autre.

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