20 novembre 2008

Les carottes sauvages (3/3)


Nous avons pratiqué des routes étroites, grises comme le désert, au hasard desquelles il arrive qu'un effondrement transversal laisse la place à un wash le plus souvent à sec, sauf, je suppose, à la fonte des neiges et, peut-être, lors des orages d’été qui ont mauvaise réputation. La voiture passe difficilement entre les blocs de pierre. Plus loin le pavement devient gravel, dans un paysage lunaire gris, rouge et jaune. Pas trace de vie, si ce ne sont les herbes-fil-de-fer et quelques très rares buissons de sauge.
Ou bien la piste tourne maintenant dans un canyon, zone de flash overflow,. Les murs verticaux se rapprochent parfois à quelques mètres et nous dominent de quinze.
Plus tard, plus loin sur la 89 qui s'oriente vers le nord, nous croisons une nouvelle piste. Elle conduit vers Pahreah. Sur une impulsion, nous nous éloignons plus encore des chemins ordinaires : un site spectaculaire, des montagnes stratifiées rouges, roses, mauves, vertes, jaunes, grises, blanches… Cet endroit inhumain et immense a servi à une première installation de mormons, interrompue par les Indiens, à une seconde, interrompue par des inondations. Il reste d’eux un cimetière encore fleuri après un siècle et la question que pose ce décor mythique et sauvage : pourquoi venir aussi loin ? Pour fuir quelles persécutions ? Pour trouver quoi au bout d'une recherche de soi dans une telle solitude cistercienne ?
En voyageant nous nous construisions.
Ce n'est qu'à notre retour en France que F. m'a parlé de sa maladie. Encore a-t-il fallu une coïncidence. Elle travaillait à un quelconque mémoire d'étudiante sur la grande table du jardin. Elle aurait pu couvrir des centaines de pages de sa grande écriture volontaire, avec tant de facilité qu'elle en aurait oublié l’objet de l’étude. Je lisais. Elle est entrée dans la maison pour passer un coup de téléphone et n'est pas revenue. Lorsque j'ai pris conscience de son absence, je l'ai cherchée et je l'ai trouvée pétrifiée, mutique, telle une statue. Il lui a fallu longtemps pour reprendre la parole. Elle avait eu à dix-huit ans un cancer qu'elle croyait dominé. Il récidivait à vingt quatre. Voilà l'origine des cicatrices qu'elle faisait passer pour celles d'un accident de voiture. L'univers s'est contracté. La maison et le jardin ont soudain pris un air menaçant. Au loin un chien a hurlé. Le froid s'est fait sentir et nous avons frissonné.
Quand je l’ai laissée dans la chambre d'hôpital elle portait comme un masque son air d'insouciance. Elle s’est fait engueuler par une infirmière parce qu’elle s’était peint les ongles d'un rouge vif. Son rire cannibale : « Je ne suis pas venue ici pour un arrêt cardiaque. Ne vous inquiétez pas. » Elle savait que les ongles sont de minuscules écrans qui, lorsqu’ils bleuissent, permettent d’observer les dysfonctionnements du cœur. La chambre était triste, petite, trop blanche pour être honnête. Un lit de fer. Une infirmière acariâtre et desséchée, l’autre plus humaine. Quel effet cela leur fait-il, à ces femmes, de voir l’une d’elles, belle en sa jeunesse, venir dans cette chambre avec toutes les apparences de la pleine santé et l’agressif appétit de vivre aussi visible ? Venir dans cette chambre pour s’y livrer sans plaisir à la violence de la chirurgie ? Je garde par delà le temps cette image de F., belle et blonde, riante et campée, les ongles et la bouche d’un rouge joyeux. Nous faisions semblant de croire que demain serait et que nous saurions quoi en faire. Depuis des semaines, elle avait supporté en serrant les dents les effets désagréables de la chimiothérapie. Elle parlait plus volontiers de sa fréquentation des salons de beauté. « Personne ne doit savoir, disait-elle. Toujours je serai belle. Regarde-les, celles qui se prétendent en bonne santé : le teint trouble, les yeux cernés, le cheveu cassant. Je suis plus belle qu’elles. » Et c'était vrai.
J'ai appris sa mort le lendemain, par un coup de téléphone. Opération trop longue, cœur fatigué, un arrêt cardiaque, un deuxième. Elle n'avait pas survécu au troisième.
Allongée sous les arbres, la tête dans les étoiles, je reste persuadée qu'il y a eu une part de volonté, au moins de désir, dans sa mort. Quelque chose en elle, du fond de l'anesthésie, a compris que l'opération allait échouer, que l'avenir était aux soins palliatifs et qu'il valait mieux partir tout de suite plutôt que d'attendre la ruine de soi-même. Comment lui en voudrais-je ?
J'ai fait le tour de cette maison que j'avais voulu partager avec F. Elle aussi était morte. Plus rien ne vibrait. J'ai laissé la porte grande ouverte. Je suis partie au hasard des routes, jusqu'en Bretagne. L'ai-je fait exprès ? La maison a été pillée de la cave au grenier. Quand je l'ai retrouvée, elle était pleine de débris, d'ordures, d'immondices. Il n'y avait plus rien de moi ni de F. dans ce lieu. Portes cassées, fenêtres brisées. Je n'ai pas eu le courage de l'incendier et je suis partie dans la forêt.
Je comprenais ce garçon dont j'avais lu l'histoire dans un journal. Il s'était installé seul, avec une petite tente, en bordure d'une forêt, non loin d'un village. Il n'avait cherché à entrer en contact avec personne, s'était organisé une économie de survie à base de plantes sauvages. Mais sa connaissance de la flore était incertaine et, sous prétexte de se préparer un bouillon de carottes sauvages il s'était empoisonné avec une autre ombellifère. La ciguë et la carotte se ressemblent tellement, leur seule différence est le minuscule cœur rouge que l'une d'elles, mais laquelle ? porte en son centre.

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