14 décembre 1992

Post America

Dans un temps pas si lointain, un temps antéblog, post venait tout droit du latin et signifiait après. C'est en ce sens que j'avais appelé le journal tenu au cours d'un périple à travers les Etats-Unis Post America. Cela ne voulait pas dire quelque chose comme Courrier posté électroniquement d'Amérique mais bêtement Mis en forme au retour d'Amérique. C'était en 1992. A force de lire des auteurs américains, il m'était venu l'envie d'aller voir à Missoula, Montana, si l'air sentait l'encre et si les paysages incitaient à ouvrir un carnet de notes. L'achat au dernier moment d'un roman de Tony Hillermann, pour sa couverture représentant une mesa de Monument Valley (voir dans Il était une fois dans l'Ouest le paysage dans lequel évolue la calèche de Claudia Cardinale quand elle rejoint la ferme, encore ignorante de la raison pour laquelle personne n'est venu l'attendre à la gare), nous a envoyés vers le sud ouest, plutôt que vers le nord est. Mais les bouquins emportés dans nos têtes étaient les mêmes, presque tous américains.
On pouvait croiser au fil de la route des bribes de textes ou de simples mentions de Paul Auster (L’invention de la solitude, Moon Palace, La musique du hasard), Daniel Boorstin (Naissance d’une nation), Richard Brautigan (La pêche à la truite en Amérique), Don DeLillo (Americana), Mircea Eliade (Le sacré et le profane), James Ellroy (Un tueur sur la route), Jim Harrison (Dalva, Nord-Michigan), Tony Hillerman (The blessing way, Là où dansent les morts, Le voleur de temps, Dieu qui parle, Le vent sombre), Ed McBain (Faites-moi confiance), Thomas McGuane (L’homme qui avait perdu son nom), Norman Mailer (Le chant du bourreau), Didier Vandemelk (Le carnaval de Denise).
Post America - Colorado, Nouveau Mexique, Arizona, Utah, Wyoming - se trouve dans les archives de ce blog, aux dates auxquelles les notes ont été prises, en juillet, août et septembre 1992.

26 septembre 1992

Echos II

Comme une nouvelle rémanence du voyage, Dalva se manifeste à France Culture. Elle nous appelle à Paris. Et on the road again.
C’est avec Cléo et Gérard T. que nous allons écouter Dalva et son grand-père nous parler de l’Amérique.

DALVA
DE JIM HARRISON
MISE EN SCENE
ET ADAPTATION
GARANCE
avec Philippe Polet et Garance
du 16 septembre au 11 octobre 1992
THEATRE DU CHAUDRON
CARTOUCHERIE
Route du champ de Vincennes Paris 12°

ERRANCE
Je marche du côté de Bercy, j’erre par les Halles, me retrouve à Château Rouge. Ceux que je croise sont blacks, blancs, beurs, bagarreurs ou flâneurs, tagueurs, rappeurs, badauds, clodos…
Ce pourrait être New York que j’aime et que je hais. New York démesurée, rapace et généreuse, si laide qu’elle en est belle.
Dalva est près de moi, de nous, je l’accompagne dans son errance… New York, Los Angeles, le Michigan, la France, l’Angleterre, le Mexique, le Brésil et puis de nouveau le Nebraska d’où elle vient.
Si je tirais un trait, une ligne droite traverserait l’Amérique d’est en ouest ; elle partirait de New York, passerait par le Nebraska, Sioux City jusqu’à Sacramento, Californie.
Quand on approche du domaine du grand-père de Dalva en Nebraska, on longe ce qu’on croit être une forêt. Tous les arbres ont été plantés par l’arrière-grand-père Northridge pour créer des coupe-vents, des abris contre les bourrasques des plaines. Il y a des rangées de pins, de baies de buffle, d’oliviers russes, des pruniers sauvages, des pommiers épineux et des saules. Plus au centre, de grands frênes verts, des ormes blancs, des érables argentés. A l’intérieur des couronnes délimitées par les arbres se trouvent les champs, les étangs, une rivière et, au cœur du sanctuaire, la ferme originelle.
C’est là que grandit Dalva.
Elle rencontre Duane, un jeune indien. Ils ont tous les deux quinze ans. « J’étais mouillée après ce baptême dans la rivière, il était sec et brûlant, son haleine sentait l’odeur aigre du vin de prune sauvage, le parfum sûri des fruits mûrs, la terre et les brindilles collaient à notre peau, le petit cercle de lumière au sommet du tipi tombait sur mes yeux. Je ne croyais pas que j’irais jusque là. »
A un siècle de distance elle croise les chemins de son aïeul, lui aussi uni à une indienne : ils se heurtent aux mêmes interdits, connaissent les mêmes passions, les mêmes révoltes, les mêmes espoirs.
Il était une fois une femme.
Mais le temps se dédouble dans cette histoire — dans l’Histoire ? — où rien ne saurait advenir qu’une fois.
L’homme de la première génération, le pionnier, a déjà écrit le récit que son arrière-petite-fille, la jeune femme d’aujourd’hui, dans l’apprentissage de sa liberté, ne peut faire autrement que reprendre.
De la fondation du mythe à son déclin court le fil de sang qui a commencé de se tisser avec le premier indien tué, fermant la porte de l’Eden.
Et la somme de toutes les fois, de tous les destins qui par delà la mort, les massacres les rivalités, les épreuves dans la paix ou la guerre, se répondent et se croisent, cela compose un pays : l’Amérique.

07 septembre 1992

Echos

Le voyage ne cesse de résonner. Des échos se font entendre à la radio, au cinéma, dans les livres, au théâtre.
Tony Hillerman le premier se rappelle à nous : son roman The dark wind a été adapté au cinéma . Il passe dans une salle confidentielle du quartier latin, à Paris.
Le lundi de la braderie lilloise produit des effets jusqu’à Dunkerque, et le travail à peine repris s’interrompt déjà pour nous permettre d’aller par le cinéma jusqu’en Arizona avec Jim Chee, le policier navajo traditionnaliste et Joe Leaphorn le lieutenant de la police tribale.

16 août 1992

Moscou

Remise de la voiture à 8:00 am, attente et voyage et attente et voyage et Michel nous accueille à Bruxelles. Pour nous amuser encore un peu, TWA garde nos bagages à New York, à moins qu’ils n’aient été envoyés vers Moscou. Ils reviendront le lendemain à Bavinchove, en taxi. Les gens conduisent comme des fous, en Belgique comme en France. Ils nous font peur.
Et puis, à Douai, retrouvailles avec les filles. Elles sont belles comme le jour, bronzées comme des pains cuits et leur lumière me réchauffe dans ce climat à nouveau un peu frais.

15 août 1992

Usine du XIXème et ancienne librairie

Balades dans Denver toute la journée, jusqu’à la saturation. Je sais pourquoi je préfère la campagne. Nous visitons le mall de la 16e rue, infernale concentration de magasins, palais de la consommation, ça se passe comme ça en Amérique. Nous visitons le remarquable musée d’arts de Denver.
Denver Art Museum
100 West 14th Avenue Parkway
Denver, Colorado 80204 303/640-1793
avec ses collections d’art, l’Amérique à travers son histoire, les arts indiens : peintures de sable navajo, parures de coquillages et de petites plumes rouges, armes ouvragées, fétiches, l’art western, peinture, sculpture, mobilier.
Projet ? :
Watch for our Grand
Re-Opening and Centennial
Celebrations in
February 1993
Après être revenus faire les bagages et avoir abandonné beaucoup de choses qui risquaient de faire excédent de poids dans l’avion, nous revenons passer une soirée musicale — country music — dans un bar sans alcool au public très jeune. Le lieu est remarquable, dans un quartier d’usines abandonnées, à l’architecture de briques et de ferrailles. Le décor mélange usine du XIXème et ancienne librairie. Le public participe à la décoration : punks des années 80, hippies des années 70, dans le Figaro on parlerait de la faune étrange. Tout ce petit monde a l’air gentillet. Le patron est français, de Montélimar, l’un des musiciens aussi.

14 août 1992

La route du retour

La longue route de retour vers Denver coupe le coin nord-est de l’Utah et revient dans le Colorado par Dinosaur, village poussiéreux d’où nous envoyons des cartes postales sauriennes à Agathe, Dorothée, Arthur et Martin. Dans un minuscule magasin de souvenirs, on peut acheter des éclats d’os pétrifiés de ces fameuses bestioles.
Un baraquement sordide affiche honteusement son enseigne : Syndicat des Mineurs. Vue d’ici la France doit être perçue comme un des derniers pays communistes [ce qu'elle est, d'ailleurs : note ajoutée en 2005].
Notre route rejoint bientôt l’US70, qui nous emmène en quelques heures à Denver. Nous passons au nord d’Aspen, et il est dommage de ne pas avoir le temps de faire le détour parce que ce nom évoque de spendides forêts de trembles au tronc blanc bien qu’il rappelle aussi les tristes exploits de Michael Plunckett, le serial killer de James Ellroy.
Arrivés à Denver en milieu d’après-midi nous trouvons difficilement un motel à proximité de l’aéroport. Ce sera finalement un motel Budget, à l’ambiance étrange, où habitent à l’année des ouvriers. Il y a un certain luxe, une piscine, mais cela n’est pas entretenu, pas plus que le patron, d’origine asiatique, ne s’entretient lui-même. Des playmates asiatiques sont omniprésentes, sur chaque mur, et l’ensemble laisse une impression de lassitude et de dégoût. On est loin de la morale vécue en Utah, USA terre de contraste, le cliché se vérifie à chaque pas.
Mais nous sommes dans notre bulle, à dix kilomètres de l’aéroport d’où nous partons dans trente six heures. Cela suffit à notre bonheur.
Denver, de jour et avec une carte lisible, plus la grande habitude que nous avons maintenant des signalisations et de la voiture nous paraît une grande ville provinciale qu’il est possible d’apprivoiser.
Dans une salle vaste comme une foire commerciale, une exposition. Nous sommes invités à entrer et déambulons un moment entre des dizaines de stands de clubs de fans de base ball. On peut acheter les photos dédicacées des vedettes et des obscurs, petites photos dans des boites en bois, badges, insignes divers.
Quand Flax vit les signatures des Cubs rassemblées dans la boite, il fut frappé de stupeur. Il examina les papiers avec révérence, et, se tournant vers moi, les larmes aux yeux, m’annonça sans ambages que cette année soixante-huit serait celle des Cubs. Il avait presque raison, bien entendu, et sans leur effondrement en fin de saison, combiné avec la percée éblouissante de ces canailles de Mets, sa prédiction se serait certainement vérifiée. Les autogaphes me rapportèrent cent cinquante dollards, ce qui couvrait plus d’un mois de loyer.
Le soir nous ressortons et allons boire des bières légères dans un bar à musique sur Arapaoe Avenue, où joue un ensemble rockabilly d’une qualité saisissante.

13 août 1992

Penser en zappant

Route de retour. Presque rien à en dire. Nous campons dans une forêt, très haut, à 2 800 mètres. Je suis essoufflé à nouveau. Ed, le volontaire qui s’occupe du camp, nous a invités à son camp fire pour la soirée. Demain nous serons à Denver pour y passer trente six heures.
Trois semaines étaient une bonne mesure : je rêvais cet après-midi, tout en conduisant, à mon lit de Bavinchove.
Je pense en zappant, comme la TV US qui zappe toute seule. Il va maintenant falloir se poser quelque part, à la maison par exemple, et voir la même chose tous les jours.
Le voyage comme métaphore de la vie : ne pas savoir ce qui va arriver, l’accepter, passer par des émotions fortes et contrastées (la nuit avec l’ours, le camping merveilleux d’hier soir), apprendre à faire confiance, se laisser aller en toute vigilance dans le flot de la vie. Voilà pourquoi, plus jeune, je ne savais pas voyager.
Vivons maintenant l’instant qui vient, la douceur du soir.

12 août 1992

Françoise’s birthday

Le feu brûle à nouveau, la tente est montée à l’ombre d’un olivier, parmi une garrigue de sauges et de petits cactus à fleur rouge. En bas d’une pente douce, le soleil se couche sur Flamme George Lake. En opposition parfaite, à l’est la lune pleine se lève. Dans la garrigue j’ai rencontré des cervidés, des chiens de prairie, des lapins avec oreilles à l’européenne.
Et ici, en principe, il n’y a pas d’ours.

*

Maintenant le retour se fait sentir. L’objectif est de rallier Denver. Nos conversations sont alimentées par la remise de la voiture, l’organisation des bagages, etc… Françoise ne fait presque plus de photos : c’est un signe. La route est longue, traverse des déserts couverts de sauge, des collines arides et poussiéreuses. Parfois une vallée est irriguée, il y a des pâturages : moments de détente. Françoise conduit une grande partie de la route, ce qui nous prive de sa traduction live de The blessing way de Tony Hillerman. Son anglais est bien meilleur que le mien, encore que j’arrive à me sortir de presque toutes les situations (sauf au téléphone lorsque j’ai voulu confirmer les billets de retour auprès de TWA et que j’ai dû à ma grande honte passer la communication à Françoise au bout de quelques minutes).

*

Ce soir nous nous sommes baignés dans le lac, avons marché, contourné une charogne de cervidé qui achevait de retourner aux éléments, dérangé les chiens de prairies, observé une dizaine de mule deers descendre boire. J’ai allumé des bougies pour Françoise et nous avons fait un festin de pâtes à la sauce BBQ. Je lui avais offert ce matin un collier de fétiches zuñi et les dessins que les filles m'avaient confié pour cette occasion.

11 août 1992

FOOD & ODORS ATTRACT BEARS

Deuxième découverte des pancakes au petit déjeuner, face à la chaîne de Grand Teton, sur la pelouse du restaurant saisonnier de Moose Village. Nous observons longuement à la jumelle un vol de pélicans blancs détaché sur le bleu intense du ciel. Aujourd’hui, après cette excellente nuit, nous voilà partis pour Yellowstone.
Que dire de Yellowstone ? C’est géant, plus que tout dans ce pays pourtant démesuré. Nous avons parcouru la petite loop, le petit tour, à la rencontre des phénomènes géologiques et volcaniques qui sont ici courants : geysers, sources chaudes, émissions de vapeur de soufre. Nous nous sommes baignés dans un torrent tiède, entre deux rapides. Nous avons vu cette inn toute en bois, à la dimension d’une cathédrale, faite d’énormes troncs enchevêtrés. Nous avons vu la wildlife au bord des routes : cerfs (elks), biches, rennes, élans (mooses), petits cervidés (mule deers) par troupeaux entiers, bisons. Pélicans, faucons, divers rapaces : Yellowstone, c’est le disneyland de la nature, une attraction à tous les coins de rue. La petite loop, c’est tout de même quatre cent cinquante kilomètres.
THE YELLOWSTONE ASSOCIATION
For Natural Science, History & Education, Inc.
The Yellowstone Association is a nonprofit organization devoted to supporting the educational and scientific programs of Yellowstone National Park. Your purchase of interpretive materials from the Yellowstone Association aids in this effort. Memberships are available. Please ask your cashier or call us at 307-344-7381 ext 2384.
NATIONAL PARK SERVICE
THE COLOMBUS QUINCENTENNIAL, 1492-1992
“CONTINUING ENCOUNTERS”
In order to understand the meaning of the Quincentennial today, we need to appreciate what it is that makes America unique among the nations of the world. Perhaps more than any other country, we have come from all directions in all centuries to make this land our home. The buildings, landscapes, and ruins preserved in our National Parks today reminds us that people from many backgrounds, Native American, European, African and Asian have all helped to create our nation’s history. For all of us, whether descendants of the original residents or new immigrants, America continues to be a place of exciting adventures and illuminating encounters with the land and with each other.
This bag will help us all to protect our land and its historical resources by
giving you the chance to
CARRY OUT YOUR TRASH.
When you get home to your community remember
to Reuse and Recycle everything possible.
This bag itself is 100% recyclable.
Et cette balade était si prenante que nous sommes rentrés en retard au campement et avons dû, pour trouver quelque chose à manger, pousser jusqu’à Jackson Hole. Ambiance cow-boy d’opérette garantie. On accède à un square en passant sous des portiques en cornes de long horns entrelacées. Et comme toujours, la viande est excellente. Ne pensons pas aux hormones. De toutes façons nous ne souhaitions pas manger au campement : les consignes de sécurité concernant l’alimentation et destinées à se protéger des ours nous dissuadent de cuisiner sur place.
WARNING
FOOD & ODORS ATTRACT BEARS
The following items (new, clean, dirty, empty or full) may NOT be left outside, in tents or in tent trailers at any time,
DAY OR NIGHT, unless they are in immediate use !
WATER CONTAINERS FOOD
COOKING UTENSILS COSMETICS
EATING UTENSILS TOILETRIES
DRINKING UTENSILS PET FOOD
STOVES PETFOOD BOWLS
BEVERAGE CONTAINERS PET WATER BOWLS
GRILLS PAILS
COOLERS BUCKETS
ICE CHESTS WASH BASINS
TRASH OR TRASH BAGS
ANY ITEM WITH (in the site or fire pit) FOOD ODOR
A violation of these rules may result in a $ 25.00 CITATION and/or
confiscation of these items !!
THE BEARS FUTURE AND THE SAFETY OF OTHERS DEPENDS ON YOU !
Notre sommeil est pourtant perturbé par la visite d’un ours grogneur, annoncé au creux de la nuit par un oiseau vigilant. Silence, immobilité, nous retenons nos souffles. Il fait le tour de la tente, sans en approcher à la toucher et repart toujours grognant. Plus tard, vers le petit matin, l’oiseau nous réveille à nouveau. Même peur, même impuissance. L’ours s’éloigne après une nouvelle visite approfondie du secteur. Au réveil, il faut se rendre à l’évidence : il n’y a qu’une seule tente de toile dans ce camping, et c’est la nôtre. Tous les autres ont pris la précaution de dormir dans des campings-car.

10 août 1992

Forêt de saules

Grand Teton National Park. Nous sommes arrivés en début d’après-midi, et heureusement parce qu’après 4:00 pm il n’y aurait plus eu de place nulle part pour camper. Nous nous installons à Gros Ventre, ce qui, loin d’être une allusion malveillante, est simplement un qualificatif erroné. Bon. Voyage ce matin (départ 11:00 !) et début d’après-midi, d’abord dans un désert puis dans la montagne, de plus en plus verte.
Nous sommes dans une forêt de saules longilignes, sur le lit à gros galets d’une rivière sèche. Ce matin, réveil difficile après une nuit peuplée de cauchemars. Début de journée passé sur le thème « Mais qu’est ce que je fais ici ? » — sous-entendu : alors que mes filles sont en France, si loin.
Et puis marche roborative, quoique sous le soleil, autour de Jenny Lake dans le Parc de Grand Teton. Retour au campement avec observations animales sur le bord de la route : un rapace, une dinde sauvage (turkey), plusieurs dizaines de biches et de cerfs. Quel festival, comme dit Françoise.

09 août 1992

Take care

Je me suis réveillé trop tard pour aller écouter les mondialement célèbres Chœurs du Tabernacle. Motivation ambivalente : les Mormons m’intéressent comme groupe religieux ainsi qu’à peu près tout ce qui touche au religieux mais ils me font flipper parce que je ressens que le spitituel justement s’absente de leur mise en scène trop professionnelle. C’est plutôt la mise en scène du dollar, comme plus haut dans le cratère de l’Arizona. Et pourtant, paradoxe éternel du spirituel et de ses avatars sociaux, la spiritualité paraît être constituante de la vie des vrais croyants, comme LaRita et Dean. Sphère privée, sphère sociale, la laïcité à la française me parait ici plus qu’ailleurs une valeur à développer et à valoriser.
Quoi qu’il en soit nous avons flâné et fait la grasse matinée jusqu’au check out time, 12:00, et sommes partis vers le Wyoming. Nous décidons en route d’aller vers Grand Teton et Yellowstone. Et comme c’est loin et comme le Wyoming est vaste et peu peuplé — 200 000 habitants — cela explique pourquoi nous sommes à nouveau dans un motel, sur 400 kilomètres c’était le seul endroit où dormir, il n’y a rien d’autre avant Jackson Hole. Nous sommes dans la ville de Marbleton, « pop : 886, alt : 6 200 », comme l’indique le panneau d’accueil. Depuis Salt Lake City nous avons traversé un nouveau désert, peut-être moins sauvage, avec des deers, cervidés locaux de la taille d’une petite biche, tout le long de la route et un élevage bovin extensif croissant. Les gens d’ici ont un accent très facile à entendre, ils parlent lentement et sont causants, témoins la dame du motel toute étonnée de rencontrer des touristes étrangers et la tenancière du Flick, le movie theater de la ville. Ils ont l’air d’avoir de l’humour, en Utah c’était plus rare.
Country Chalet Inn
Harry & Ilene Cameron
307-276-3391
Highway 189
PO Box 4130
Marbleton, WY 83113
Anecdote : A Marbleton, un type, professeur au collège local (de sport il est vrai) est allé chercher, pour préciser l’endroit où se trouve la France en Europe, son Rand McNally, atlas des routes du continent nord-américain.
Anecdote : Quand on se sépare dans ce pays rugueux la formule de politesse est sans ambiguïté : Take care, c’est à dire  : fais attention à toi ou prends garde.

08 août 1992

Pancakes et corn syrup

Après le petit déjeuner familial, avec pancakes et corn syrup la conversation roule sur les différences de mœurs qu’on peut observer entre les Etats Unis et la France. Nous échangeons nos adresses et promettons de les accueillir en Europe une prochaine année.
Thank you for staying in our home. It was a pleasure to meet you. We hope you have a good time while you are in the United States.
This book explains the history of an ancient people who lived in America. There are explanations in the book that give more details. We believe there are important teatchings that teach about Jesus Christ and His gospel.
You are special people. Thanks for sharing some time with our family.
Alors, bon voyage !
Mr and Mrs Dean N.
E. B. Road
Ferron, Utah, 84523 USA
Le départ intervient en milieu de matinée, nous suivons une route sans grand intérêt avec arrêt repas à Provo. Dans cette ville propre sur elle, avec de grands espaces verts, je regarde un moment deux gamins jouer au base ball, s’entraîner à lancer selon le geste rituel et à attraper avec le gant.
Il s’y était adonné pendant toute son enfance. Des premiers jours boueux de début mars aux derniers après-midi glacés de fin octobre. Il jouait bien, avec une ferveur quasi-obsessionnelle. Il y trouvait non seulement le sentiment de ses propres possibilités, la conviction que les autres pouvaient avoir de la considération pour lui, mais aussi l’occasion d’échapper à la solitude de sa petite enfance. C’était à la fois, pour lui, une initiation au monde des autres et un domaine intérieur qu’il pouvait se réserver. Le base-ball offrait à sa rêverie un terrain riche en potentialités. Il fantasmait sans cesse, s’imaginait aux Polo Grounds, dans la tenue des Giants de New York, en train de rejoindre au petit trot sa place en troisième base tandis que la foule saluait d’acclamations délirantes la proclamation de son nom par les hauts-parleurs. Jour après jour, au retour de l’école, il lançait une balle de tennis contre les marches du seuil de sa maison comme si chacun de ses gestes avait fait partie du match de championnat qui se déroulait dans sa tête. Il en arrivait invariablement à la même situation en fin de partie, les Giants avaient toujours un point de retard, c’était toujours lui le batteur et il réussissait chaque fois le coup qui emportait la victoire.
Puis arrivée dans un motel La Quinta Inn (de plus en plus luxueux !) en milieu d’après-midi dans la banlieue de Salt Lake City. Sieste et boissons fraîches, nous avons tous les deux besoin de retrouver notre intimité. La nuit dernière, j’ai eu l’impression de dormir dans le lit de mon grand père, de retourner quelques générations en arrière. Ici, dans ce motel assez luxueux mais impersonnel, je me retrouve chez moi, et le lit est bon. Vais-je sortir pour aller voir Salt Lake ? Nous ne le saurons que tout à l’heure.

*

Eh oui, j’ai vu Salt Lake, Temple Square et toute cette organisation mormone-américaine autour de la mythologie issue des textes de Smith : accueil dès l’entrée, visitor center hallucinant (on peut laisser son adresse pour être contacté à la maison dans le monde entier) avec montée en colimaçon sur trois étages d’un large couloir aux murs bleu nuit constellés d’étoiles, pour déboucher sur une vaste plate forme avec sièges pour le public et sonorisation excellente pour le guide, …en présence d’un Christ immaculé, comme dans les visions de Smith, royal et mesurant plusieurs mètres de haut.
Tamera finit par se retrouver au Centre des Visiteurs, à Temple Square, où elle monta la rampe. C’était une grande allée en spirale qui s’incurvait si bien en l’air qu’on avait l’impression de monter à l’assaut d’une galaxie. Le plafond était bleu foncé et tout en haut il y avait une énorme statue de Jésus. Un bel endroit. Tamera était allée là autrefois pour être seule et méditer. On éprouvait dans cet endroit un sentiment très doux de paix. On sentait presque des puissances rôder autour de soi. Elle se mit à prier…
Les murs du rez de chaussée sont couverts de grandes fresques montrant des moments clé de l’ancien testament et du livre de Mormon, dans le style clair et illuminé des images pieuses des hagiographies de mon enfance. Dans les jardins sont érigées des statues diverses à la gloire des pionniers, dans le culte desquels il paraît de bon ton de verser. Et partout ces jeunes gens au sourire obligatoire, figé et que nous ressentons comme inauthentique : tout pour faire fuir de modestes européens septiques quoique ouverts et présentant la meilleure volonté du monde.
La ville est claire et agréable. Larges avenues à l’américaine. Américain aussi ce congrès rassemblant pour un repas des centaines de personnes dans le jardin d’un grand hôtel, sous le flot de parole d’un animateur équipé d’une sonorisation imparable. Ils ont l’air de s’ennuyer ferme mais la présence doit être obligatoire, peut-être s’agit-il d’un congrès professionnel.
Après une ballade dans la touffeur du soir, peuplée de l’autre amérique, celle des alcooliques et des blacks toxicos, paumés de toutes sortes qui dorment à même le trottoir dans le quartier de la gare routière, nous mangeons dans un restaurant pour 75 F à deux, tout va bien.

07 août 1992

Dean et LaRita

Lever matinal à Kings Creek pour un départ tôt dans la matinée : cependant il faut attendre que la tente sèche, tout est trempé. Il y a peu de chose à dire de la route. Nous prenons la 12 pour Escalante. Grand drame dans l’équipage : l’une prétend musarder et s’arrêter au bord d’un lac pour se baigner, l’autre n’entend pas et continue à rouler. Ils s’arrêtent finalement au bord de la route et perdent pas mal de temps en vaines disputes & interrogations. Quoi qu’il en fût, les voilà bientôt repartis pour aller se perdre dans une contrée visiblement non touristique où pourtant les motels sont no vacancy. Alors quoi ? Les voici orientés vers une sorte de B&B — bed & breakfast, pas de place non plus. Mais des gens très agréables et de nature à les réconcilier avec l’humanité en général et eux-mêmes en particulier prennent le problème à cœur et téléphonent à droite et à gauche pour trouver une solution. Il n’y a aucun motel libre à des centaines de kilomètres à la ronde. Les hôtes du B&B finissent par appeler le professeur de français du lycée de l’endroit, qui arrive bientôt et invite timidement chez lui nos héros réconciliés avec la vie.
Moments de vie familiale chez des mormons très agréables et ouverts, Dean et LaRita, à l’hospitalité chaleureuse, qui nous offrent leur propre chambre. Ils ont cinq enfants, dont deux grandes filles superbes et vivantes.
Ils sont fiers de leur mode de vie, qui repose sur le respect de la famille. Le repas de fin de journée est pris ensemble et nous dînons avec eux d’un poulet en sauce accompagné de légumes et de fruits.
Le soir ils nous emmènent voir le pageant de Castle Dale, spectacle son et lumière fort impressionnant qui retrace l’arrivée des pionniers mormons et en profite pour rappeller l’histoire des tablettes de Moroni. Curieusement on n’hésite pas à représenter The Lord lui-même, le Christ sur sa croix. Le mélange d’éléments sacrés et profanes est tel que la vie quotidienne en paraît sacralisée. Cela me fait penser à la répétition d’une scène primitive, avec ancêtres sacrés, rites collectifs, recréation du temps et de l’espace sacrés. Au début du spectacle (de la cérémonie ?), prière : cinq mille personnes recueillies comme cela ne se trouve plus guère dans les milieux que je fréquente. Puis saluts aux drapeaux : rires et applaudissements éclatent quand passent à cheval les étendards des quatre armées américaines mais dramatisation soudaine de la voix du commentateur : pour Stars & Stripes, la bannière étoilée, l’assistance se dresse comme un seul homme, la casquette à la main, la main sur le cœur, en silence.
A la fin du spectacle, dans une lumière aveuglante, se dresse sur une haute colonne un personnage patriarcal, sans doute Brigham Young, qui parle d’une voix grave à son peuple et indique du bras la direction de la croisade qu’il reste à accomplir et qui est la continuation de l’œuvre des mythiques pionniers.
Pour traverser l’Iowa, les Mormons construisirent leurs propres ponts et leurs propres routes ; ils semèrent même des céréales qui devaient être récoltées par ceux qui les suivraient la saison suivante.
J’enverrai Mircea Eliade à Dean et LaRita.
Fin de soirée fatiguée avec quelques échanges philosophiques sur les différences culturelles et de mode de vie. La langue ne constitue qu’une faible barrière, d’autant plus que Dean parle un excellent français, la rencontre est réelle.
Le lit est couvert du traditionnel patchwork, offert pour le mariage par les femmes de la communauté. Chaque pièce de tissu a été choisie et cousue avec une intention précise et LaRita nous montre telle ou telle pièce, en évoquant la personne qui l’a placée là. Puissance de l’esprit communautaire.

06 août 1992

J’étalerai le feu

6 août encore. Il est 11:00 am. J’écris à la table traditionnelle du campement américain. Françoise classe et numérote les photos qu’elle a fait développer à Flagstaff. Le ciel est couvert et menaçant. De temps en temps nous buvons un café. L’eau chauffe sur le feu que nous avons mis une heure à allumer, dans l’humidité, après quatre essais infructueux.
J’irais bien à la pêche à la truite en Amérique, ou à la chasse.
8:00 pm : c’était donc une journée de repos, avec visite d’une partie du Parc National de Bryce Canyon. Promenade à pied, après qu’une pluie diluvienne nous ait fait penser que la journée serait fichue. Décors érosifs d’une grandeur à couper le souffle. D’ailleurs mon souffle était bien court pour ce premier hiking de huit kilomètres. Mais en marchant lentement nous sommes arrivés en haut, à plus de 8 000 pieds. En milieu d’après-midi nous faisons notre maintenant rituel et presque unique repas quotidien. Aujourd’hui, c’est un taco salad dans l’auberge (inn) historique qui se trouve à l’entrée de Bryce Canyon. La cuisine mex est vraiment épicée. Nous faisons un usage immodéré de sour cream pour tenter d’adoucir la brûlure du piment.
Retour au campement. Bain de pied dans le lac avoisinant après un tour en forêt par une piste à la limite de la praticabilité. L’année prochaine, c’est sûr, je loue un 4x4.
Françoise fait le feu. J’écris jusqu’à la nuit.
C’est un certain John Westley Powell qui a découvert cette région, l’a décrite, a rencontré ses habitants, les Utes et les Paiutes. Ses comptes-rendus d’expédition, rédigés avec Clark, son binôme, pour le compte du gouvernement américain, ont peut-être été traduits en français. Il faudra chercher.
La nuit tombe. Notre tente est parmi les sapins : j’étalerai le feu avant de la rejoindre.

Flash overflow

On ne pensait plus qu’à voyager, manger, dormir. Dépêchons-nous, allez, on y va… Même plus le temps d’écrire. Alors stop. Nous avons décidé d’une journée de break.
Hier matin, le 5 donc, nous avons quitté les rives du Lake Powell vers 10:00 am en cherchant un endroit où nous baigner. Premier essai à quelques miles du camping : j’ensable la voiture et réussi à repartir de justesse, dans le sens de la pente mais il m’est impossible de remonter sur la route. Heureusement un type qui fait du stop pour rejoindre le village nous aide. Il prend le volant et passe la barrière de sable à pleine vitesse. Nous le conduisons jusqu’à son village. Il habite ici, un vrai country boy. Sa vie, nous explique-t-il, est consacrée au bateau, au camping, au drinking. Et il désensable à l’occasion les touristes encombrés d’une boite de vitesse automatique.
Plus loin sur la route nous prenons une piste qui ramène vers le lac. Douze miles de désert aride. D’abord une route étroite, presque de la même couleur que le désert — grise. Il arrive que la route s’arrête pour se laisser croiser par un wash, torrent le plus souvent à sec, sauf à la fonte des neiges et, peut-être, lors des orages d’été qui ont mauvaise réputation. Les constructeurs ont jugé inutile une réfection annuelle. La voiture passe difficilement entre les blocs de pierre charriés par les eaux à la mauvaise saison. Plus loin le pavement devient gravel, dans un paysage lunaire gris, rouge et jaune. Pas trace de vie, si ce ne sont quelques herbes-fil-de-fer et de très rares buissons de sauge.
La piste tourne maintenant dans un canyon, zone inquiétante de flash overflow, inondation brutale. Elle suit le cours accidenté tracé par les eaux. Les murs du canyon se resserrent parfois à quelques mètres, on ne pourrait pas croiser une éventuelle autre voiture et ils nous dominent de la hauteur d’un immeuble de cinq étages. Aucune échappatoire. Si l’eau d’un lointain orage arrive, nous sommes morts. Au bout d’une heure de route, alors que, impressionné et oppressé, je suis partisan de faire demi-tour, nous arrivons sur les rives du lac, petite plage occupée par deux campements et quelques bateaux de louage. Nous nous baignons et nous photographions, et, inquiets de la couleur du ciel qui menace peut-être de rendre la piste glissante, voire d’inonder quelques arroyos transversaux, nous repartons si fait.
Plus tard, plus loin sur la 89 qui va nous ramener vers le nord, nous rencontrons une nouvelle piste, à droite. Elle conduit vers Pahreah — maintenant Paria. Quoique affamés et à la recherche d’un fast food quelconque, nous tournons. Ce sera sans regret : un site prodigieux, des montagnes stratifiées de couches rouges, roses, mauves, vertes, jaunes, grises, blanches. Cet endroit immense a servi à une première installation de mormons, interrompue par les Indiens, à une seconde des mêmes, interrompue par des inondations. Il reste d’eux un cimetière encore fleuri après un siècle par l’association des filles des pionniers et la question que pose ce décor fabuleux et sauvage : pourquoi venir aussi loin ? Fuite des persécutions ? Recherche d’une solitude cistercienne ?
Nous ne sommes pas en Utah depuis ce matin pour rien : les premières personnes croisées dans ce camping de Kings Creek sont …mormones, un couple jeune avec quatre enfants. Lui a été missionnaire pendant deux ans en France et parle encore bien notre langue. Rencontre. La fille aînée, 7 ans, s’appelle Aimée, comme ma grand-mère. Les enfants et les parents sont vivants, joyeux. Nous parlons de toutes sortes de choses, jusqu’au problème de la sécheresse en Europe, dans la nuit tombante et la pluie qui s’installe.
Repas de maïs grillé, dans le noir absolu. Coucher vers 9:00. Il pleut toute la nuit. Cela n’est jamais arrivé ici au mois d’août, paraît-il, mais, après les déserts du Nouveau Mexique et de l’Arizona, c’est presque agréable.
Comme tous les gens originaires des régions arides il aimait la pluie, ce bienfait rafraîchissant, rare et tant attendu, qui faisait fleurir le désert et rendait la vie possible. Il resta là, la tête pleine de pensées, à regarder l’eau ruisseler sur les briques, tomber des feuilles, former ses flaques froides sur les dalles et parer d’un reflet luisant la chèvre de Picasso.

04 août 1992

La douceur du soir

Notes très brèves, avant de partir d’un camp au bord du Lake Powell. Nous avons quitté l’Econo Lodge de Winslow en milieu de matinée, direction Flagstaff, avec passage express par un gigantesque cratère météorique annexé par la Nasa : voleurs ! Ce lieu a servi de site pour l’entraînement des astronautes des missions Apollo. Il est donc devenu un Monument Naturel Dédié à la Grandeur Américaine Avec Musée Et Visite Guidée et commémore les derniers avatars de la frontière. Malgré la bonne humeur obligatoire dans la célébration du mythe, nous refusons de donner $6 chacun pour communier et n’achetons même pas un T-shirt. L’arrogance et l’impérialisme américains refont brutalement surface dans nos consciences européennes. Arrrgh !
D’après le Bureau du recensement américain, la frontière correspond à une zone de peuplement dans laquelle la densité est supérieure à deux habitants et inférieure à six habitants par mile carré. C’est pourquoi il fut décidé officiellement en 1890 que la frontière avait disparu aux Etats-Unis. La frontière n’a pas cessé de se déplacer du début du XVIIe siècle à la fin du XIXe. Elle n’a jamais formé une ligne continue : les avancées, les redans, les enclaves ont été courants (…). Cette progression vers l’ouest a profondément marqué l’histoire des Etats-Unis et comporte de multiples significations (…). Aussi l’Amérique subit-elle un choc quand elle apprend que la frontière a cessé d’exister (…). A moins que la lutte contre les inégalités sociales et le sous-développement économique ne constitue à son tour de “nouvelles frontières” comme le suggérait le président John F. Kennedy en 1960. Cessant d’être une réalité, la frontière devient un mythe qui symbolise le rêve américain des espaces immenses et de la liberté. Peut-être la conquête de l’espace a-t-elle représenté aussi une nouvelle frontière.
Dans le mall de Flagstaff, achats de vêtements, développement de photos. Passage à l’aéroport pour contacter l’agence Hertz et lui demander de prévenir Denver que nous prolongeons la location de la voiture d’une semaine.
Joe se glissa sous les couvertures près d’Astrid. Il alluma la radio posée sur la table de chevet. Un homme décrivait sa visite au grand centre commercial d’Edmonton, en Alberta. Allongé bien au chaud avec Astrid, Joe réfléchit à ce centre commercial. L’homme ne parvenait pas à expliquer clairement au public la taille de ce centre immense. Dans un magasin du complexe, il avait choisi une chemise qui lui plaisait. Puis il était ressorti de ce magasin pour s’assurer qu’il n’y avait pas une autre chemise, dans un autre magasin, dans une autre partie du centre commercial, qu’il aurait préféré à la première. Il porta finalement son choix sur ce premier vêtement, une chemise bleue de coupe western, pourvue de boutons-pression, qu’il préféra à toutes les autres chemises, dont beaucoup étaient certes épatantes —mais chacun son goût, n’est-ce pas ! Le grand centre commercial d’Edmonton, en Alberta, était néanmoins si vaste, si labyrinthique, qu’il ne réussit jamais à retrouver ce premier magasin qui vendait sa chemise préférée. Question du public : un centre commercial peut-il vraiment être trop merveilleux, trop immense ? Et surtout, est-ce que le grand centre commercial d’Edmonton, en Alberta, dépasse nos espoirs au point de ne plus pouvoir nous satisfaire ? Restez à l’écoute.
Joe et Astrid dormaient.
La route serpente entre des cuestas rouges pour arriver au Lake Powell. La région est touristique, nous trouvons néanmoins un camp très fréquenté mais bien agencé, $ 7, paysage merveilleux. La tente montée, le feu allumé, les voyageurs fourbus s’allongent dans la douceur du soir.

03 août 1992

Seconde Mesa

Visite de Gallup downtown à la recherche d’une banque, d’un coiffeur… et d’une ville américaine. Il y a une sorte de centre, quelques blocks en tiennent lieu. Trouvé des $US dans la première banque venue avec la carte Visa. Puis je me fais coiffer dans un salon un peu province. La conversation avec la coiffeuse est difficile. Mon américain ne s’améliore pas. On parle quand même des différents modes de vie aux Etats-Unis et en Europe, des espaces américains, du voyage, des Indiens (« Comment vous faites, vous, avec vos Indiens, en Europe ? »). Elle a vu des étoiles pour la première fois à 13 ans, en quittant Los Angeles et reste fascinée par le sentiment d’immensité ressenti à l’occasion d’un voyage à Chicago, en voiture, lorsqu’elle était teen.
Nous trouvons la route de Zuñi où nous arriverons vers midi.
Avant Zuñi nous nous arrêtons dans un comptoir d’échange, particulièrement bien achalandé. Acquisition d’un collier de fétiches zuñi pour l’anniversaire de Françoise. A cet endroit on vend de tout : épicerie, armes à feu, matériel de travail pour les artisans indiens (turquoises brutes, coquillages, outils de précision), bijoux, objets d’art…
RUGS - KACHINAS
JEWELRY & ZUÑI POTTERY
JOE MILO’S TRADING COMPAGNY
12 Miles South of Gallup on Highway 602
Box 296
Vanderwagen, New Mexico 87326
(505) 778-5531
1-800-748-2154
Les Zuñis semblent réussir à se préserver : ce qui doit être protégé l’est (pas de photos, c’est clair, le règlement est affiché à l’entrée du pueblo). Ils donnent une impression de relative richesse. Leur production est plus artistique qu’artisanale. Ils ne vendent pas n’importe quoi. Nous cherchons si longtemps un endroit mystérieux, le cœur du pueblo, dont tout ce que nous savons c’est qu’il y est interdit aux blancs de descendre du toit, que nous y renonçons. Nous mangeons des ficelles de bœuf et des crêpes au maïs, des tamales.
En quittant Zuñi, nous faisons un petit tour au dessus du pueblo, pour admirer la mesa sur laquelle le peuple zuñi vivait autrefois. Rose et verte, c’est une des plus belles qu’on puisse voir. Elle est sûrement sacrée, donc non photographiable. Nous volons quand même une image rapide, avec un sentiment mêlé d’illégitimité et de laïcité militante. Dans les pays musulmans, orthodoxes, catholiques il est facile de ne pas faire d’erreur : on ne photographie pas les temples, on n’y rentre pas si on ne sait pas comment s’y prendre. Ici, c’est la nature tout entière qui est le temple : est-ce à dire qu’elle nous devient étrangère et que le rapport que nous y avons, nous, est réputé inexistant ?
Derrière lui, au-dessus de la paroi en grès rouge de la mesa, un ciel de cirrus floconneux s’étendait vers le sud, dans la direction du Mexique. A l’ouest, au dessus du Désert Peint, les dernières lueurs du soleil couchant le teintaient de rouge. Au nord, le reflet de cette lumière colorait les falaises des Zuñi Buttes d’un rose délicat.
De Zuñi, nous partons en début d’après-midi vers le sud-ouest pour rejoindre la 666, puis, vers le nord, Ganado. Nous prenons un vieil auto-stoppeur navajo. Il y a autant de rapport entre notre anglais et le sien qu’entre, disons, le breton et le hongrois. L’essentiel de ce qu’il nous dit, c’est : « I’m a Navaho ! » Et apparemment, c’est sa fierté et son honneur. Dès maintenant, je ne prononcerai plus que nava’o et non plus navaro, comme les Navajo eux-mêmes.
Le trajet qui séparait le bureau de Leaphorn, situé à Window Rock, de Lower Greasewood, l’emmena vers l’ouest à travers les forêts de pins ponderosa du plateau de Defiance, à travers les collines de pins pignons et de genévriers qui entourent Ganado, puis au sud-est dans le paysage des buissons de sauge qui descend vers le Désert Peint.
Nous roulons vers Première, Seconde et Troisième Mesa, réserve hopi. Le paysage est monumental, moins sec que nous ne le pensions, mais néanmoins quasi désertique, hors la grande plaine qui est, elle, couverte de sauges ou d’armoises, d’herbes-qui-roulent et de maïs pueblo, c’est à dire cultivé par touffes.
My great corn plants,
Among them I walk
I speak to them ;
They hold out their hands to me.
Nous escaladons Seconde Mesa par une route en lacets, à la recherche du Centre culturel hopi et du motel immortalisés dans Le vent sombre de Tony Hillerman. Nous en sommes éconduits sans civilité excessive : il faut avoir réservé, bien qu’il reste des chambres libres. Joies de la bureaucratie. Nous redescendons de la mesa. Le campground indiqué par la carte n’existe pas ou plus. Il n’y a que des champs de cailloux avec parfois quelques touffes de maïs irriguées on ne sait comment.
Il est 6:00 pm, pas un endroit où dormir à moins de 100 kilomètres. Nous faisons quelques courses dans un supermarché, le plein d’essence et postons quelques cartes, notamment de remerciement aux traducteurs de Tony Hillerman, grâce à qui nous avons eu accès à certains des romans qui nous ont entraînés dans ce voyage. Un dernier tour par Seconde Mesa pour jouir du fabuleux paysage qu’on découvre de là-haut. Dans un lacet, arrêt sur le bord de la route. Françoise descend faire une photo et se fait prendre à partie par un Hopi agressif qui arrête son pick up pour l’engueuler : elle n’a rien à faire là et moi non plus et tirez-vous. Il est vrai qu’il était marqué restricted area, ce qui signifie vitesse limitée en anglo-américain d’après mon Collins franco-anglais. Mais en hopi, ça veut dire quoi ? Echaudés, nous repartons vite, sans aller jusqu’en haut. En rejoignant la highway US40 nous trouverons sûrement des motels. Winslow se trouve à 60 miles au sud : un peu plus d’une heure de conduite sur une route parfaitement rectiligne, si ce n’est une légère courbe vers le trente cinquième mile. Françoise s’endort, épuisée par l’altercation avec le Hopi. Quant à moi, je conduis dans la nuit tombante, Archie Shep et Dollard Brand jouant Duet en sourdine, croisant parfois un pick up plein d’Indiens, faisant une course lente avec un orage qui glisse depuis l’est, à ma gauche, apparemment décidé à nous couper la route, mais qui finalement ne nous atteindra pas.
Arrivés sur l’US40, quelques kilomètres plus loin un motel Econo Lodge nous attend.
Il y a un motel dans le cœur de tout homme. Là où l’autoroute commence à dominer le paysage, par delà les limites d’une grande ville se répétant à l’infini, près d’un point important d’arrivée et de départ : voilà où il se trouve le plus vraisemblablement. Des cartes postales de lui-même à la réception. Cent chambres hermétiques. Les quatre saisons de l’année en bombes aérosols à l’intérieur du placard à pharmacie. Répété indéfiniment jusqu’à votre chambre, vous pouvez oublier facilement qui vous êtes, ici ; vous pouvez vous asseoir sur votre lit et devenir homme assis sur un lit, abstraction en concurrence avec l’infini même ; c’est dans ces endroits et ces moments-là que le chaos moderne se hausse au niveau des mathématiques pures. Malgré ses larges dimensions, le motel semble provisoire. Cette impression provient peut-être tout simplement de la certitude que personne n’y vit plus d’un jour ou deux à la fois. (…) Le motel semble construit exclusivement avec des carrelages de salle de bain. Les draps sont froids et presque humides. Il y a trop de cintres dans le placard, comme si la direction s’efforçait de compenser une insuffisance secrète, trop douloureuse pour être imaginée. De petites grilles encastrées dans le mur provient le souffle régulier et presque intolérable de la ventilation. (…) Il personnifie une répétition tellement insistante et irrésistible que, sinon la liberté, du moins la libération est possible, la délivrance ; submergé par le chaos, vous passez à des royaumes plus étroits, vous parvenez à des subtilités, à l’intégrité mathématique, et vous devenez si vous le voulez l’homme sur le lit de la chambre d’à côté. (…) Les hommes gardent ce motel au plus profond de leur cœur : c’est là que coule le rêve de la confluence du voyage et du sexe.
Il n’y a plus de chambre à un lit, au diable l’avarice, nous prenons un double beds, no smoking, pour $40. Sur le mur de la réception, il y a deux horloges : l’heure de l’autoroute est celle du Pacifique, celle du motel est celle de la montagne, elles sont décalées d’une heure.
AARP & AAA Discount
Econo Lodge
I-40 at North Park Drive - Exit 253
Adjacent to K-Mart Shopping Center
Winslow, Arizona 86047
602-289-4687
For reservations : 800-55-ECONO

02 août 1992

Navajo Nation

Dans un motel de Gallup

J’écris dans un motel de Gallup après avoir pris une douche, branché l’air conditionné et regardé quarante chaînes toutes semblables à la télé. Le lieu est confortable et correct, propre. La nuit dernière a été difficile, un groupe de texans insupportables ayant fait tourner un générateur électrique (prononcer « djintô ») juste à côté de nous jusqu’à passé 11:00 pm malgré deux démarches courtoises. Ce matin nous plions bagage toujours dans la colère de la veille d’autant plus que ces abrutis nous réveillent en braillant dès avant 7:00 am.
Nous décidons de nous offrir un petit déjeuner au restaurant du campground mais ce n’est pas possible : une troupe de scouts vient de s’installer, il faut attendre qu’ils soient servis et il va y en avoir pour un moment. Donc petit-déj debout sur le parking, à côté de la voiture, sans décaféiné pour moi, mais avec une saloperie de gâteau bourré de sucre coloré et finalement immangeable. Je suis de mauvaise humeur. Françoise trouve du café soluble dans toutes les épiceries, voilà bien une injustice.
Et puis : on the road again, descente de Mesa Verde, Cortez, route 666 vers Shiprock, avec passage par les Fours Corners.
— Je suis en contact pratiquement permanent avec le bureau météo, annonçai-je. J’essaie de leur faire cracher un genre de prévision à long terme pour le secteur concerné.
— Quel secteur ? demanda Jones Perkins.
— Celui où vivent les Navajos.
— Où est-ce ?
— Quincy, c’est toi l’expert géographe.
— Ecoutez, ce n’est pas comme si nous risquions de ne pas les trouver. La réserve est plus grande que certains Etats. Elle est même plus grande que certains pays, certains royaumes timbres-poste d’Europe. Il ne fait aucun doute dans mon esprit qu’elle est plus grande que Monaco, par exemple.
— Central Park est plus grand que Monaco, lança Reeves Chubb.
— Lèche-cul, marmonna Quincy.
— C’est du côté de l’Arizona, du Nouveau-Mexique, de l’Utah et/ou du Colorado, déclara Paul Joyner. Il se trouve que je le sais avec une absolue certitude.
— C’est juste, dis-je. Et d’après ce que je comprends, la région comporte de belles habitations troglodytiques et des ruines de pueblos que nous pourrons utiliser comme cadres naturels. En fait, Monument Valley se trouve à l’intérieur de la réserve, d’après ce que je me suis laissé dire. C’est un endroit dépouillé, splendide, naturel.
Dès les Fours Corners, nous découvrons l’autre Amérique, celle qui impressionne plus par sa dignité que par son sens de l’organisation. Le point précis où les frontières de quatre Etats — Colorado, Nouveau Mexique, Arizona, Utah — se coupent à angle droit est en territoire Navajo et les Indiens n’ont pas manqué de remarquer qu’ils pouvaient en retirer quelque argent : d’où l’ambiance surréaliste de kermesse et de braderie, en plein désert. Le touriste peut se faire photographier dans quatre Etats à la fois à condition d’être suffisamment souple et il est invité à acheter diverses bimbeloteries et bijouteries. Et, bien sûr, des T-shirts.
Nous avons poursuivi notre chemin à travers le centre de l’Etat, puis avons obliqué vers la région des canyons, au sud-est, ce qu’on appelle les Quatre Coins, où l’Utah, l’Arizona, le Colorado et le Nouveau-Mexique se rencontrent. C’était l’endroit le plus étrange de tous, un monde de rêve, rien que de la terre rouge et des rochers aux formes bizarres, des structures formidables qui surgissaient du sol comme des géants. Obélisques, minarets, palais, toutes étaient à la fois reconnaissables et étrangères, on ne pouvait s’empêcher en y regardant d’y voir des formes familières, même en sachant que ce n’était que l’effet du hasard, crachats pétrifiés des glaciers et de l’érosion, d’un million d’années de vent et d’intempéries. Pouces, orbites, pénis, champignons, personnages, chapeaux. Comme lorsqu’on s’invente des images dans les nuages. Tout le monde sait maintenant à quoi ressemblent ces régions, vous les avez vues des centaines de fois. Glen Canyon, la Monument Valley, la Vallée des Dieux. C’est là que sont tournés tous ces films de cow-boys et d’Indiens, cet imbécile de bonhomme Marlboro y galope tous les soirs à la télévision. Mais ces images ne vous en disent rien, Fogg. Tout cela est bien trop énorme pour être peint ou dessiné : même la photographie n’arrive pas à le rendre. Tout est déformé, c’est comme si on essayait de reproduire les distances des espaces interstellaires : plus on voit, moins le crayon y arrive. Le voir, c’est le faire disparaître.
Une gigantesque voile de pierre, triangulaire, émerge du désert. A Shiprock (la ville), salad bar dans un supermarché, ouvert le dimanche, où nous sommes étonnés de nous trouver les seuls blancs. Shiprock : un désert triste et passablement sordide. Françoise photographie quelques références hillermaniennes, le bureau de police et de justice. Au-delà de la ville, nous faisons halte devant Shiprock (la montagne) dans un décor grandiose et aride impressionnant au point que nous n’osons pas nous éloigner de plus de quelques mètres de la voiture. La chaleur est telle que nous ne saurions manger dehors : le repas se passe dans la voiture, vite fermées, le moteur fonctionnant pour alimenter la climatisation.
Nous voudrions aller jusqu’à Lukachukai mais au-delà de Red Rock la route 33 devient une piste impraticable aux yeux de Françoise, difficilement praticable aux miens. Bref nous faisons demi-tour et abandonnons l’idée d’aller jusqu’au canyon de Chelley aujourd’hui. Nous choisissons de rejoindre Gallup, d’y trouver un motel et de nous y refaire une santé. De Cortez à Gallup nous traversons des zones désertiques pour la plupart, de couleurs étonnantes (les rouges de Red Valley la bien nommée !) et vraiment très pauvres. Ici, la caravane représente l’habitat ordinaire.
Gallup, ville indienne, “au cœur de l’indianité” comme on l’écrit sur les prospectus touristiques, est une ville américaine basique avec sa longue artère de motels, snacks et magasins éclairés de néons nuit et jour, ses rues se coupant à angles droits, ses blocks pauvres alternant avec des blocks riches, pas de centre ville, pas de places.
On annonce un spectacle :
SUMMER INDIAN DANCES
EVERY NIGHT
Memorial Day through Labor day
(Except August 11-16, 1992 or
during major events)
RED ROCK STATE PARK16
7:30 p.m.
Performances Nightly
$ 4.00 per person (approx.)
Children under 5 years old, FREE
Mais il pleut et, en l’absence d’un interprète, il est impossible de comprendre quoique ce soit à ce que dit le commentateur indien. Nous avons vu quelques minutes de danses, peut-être hopi, avec la sensation de pratiquer une triste forme de voyeurisme culturel et nous sommes repartis très vie. Jusqu’où la culpabilité de l’homme blanc va-t-elle se nicher ?
Repas mexicain ce soir à El Rancho, hôtel-restaurant fondé en 1937 par le frère de Griffith, le restaurant des stars du cinéma. Tout Hollywood est apparemment passé par ici : c’est le pays des westerns. L’architecture est frappante, le décor aussi (les fauteuils en cornes de bisons ou de longhorns, à la fois fascinants et total-kitsch !). La gastronomie mex : couci-couça. Nous goûtons un peu à tout et c’est lourd. Avec le repas : thé chaud ou froid, café, eau glacée, coca… (!)
La mamie qui nous sert, une femme blanche aux cheveux blanchis par l’âge, se montre très pédagogue et gentille. En France elle aurait le droit de se reposer depuis longtemps. Nous avons perdu l’habitude de voir travailler des personnes âgées.

01 août 1992

Break dans le rush

Une journée de break dans le rush (pour écrire le pidgin que nous parlons maintenant) ce qui signifie se lever tard — plus de 7 heures ! — bouquiner quelque peu avant de se décider, lentement, à monter en haut de la Mesa (en voiture : il y a 18 km) pour visiter Cliff Palace, un vaste ensemble de logements troglodytiques dans lesquels vivaient les Anasazi qui occupaient la région vers le XIIIe siècle. C’est extraordinaire. Leur habitat est installé dans des grottes sous le sommet de la mesa et domine des canyons immenses. Des raisons géologiques peuvent expliquer ce choix : le relief de la mesa attire les pluies et le plateau supérieur permet la culture du maïs. Mais, pour accéder aux plantations, il leur fallait escalader la roche en utilisant des prises minuscules. Il y a une vue de Mesa Verde dans Il était une fois dans l'Ouest, c'est là que se trouve le refuge de la bande de Fonda, là qu'a lieu la scène où il bouscule l'ingénieur infirme et le fait tomber en lui fauchant sa béquille d'un coup de pied.
Leaphorn avait donc écouté patiemment les notions de base, surtout exposées par Davis, ayant trait à la façon dont la culture anasazi était apparue sur le plateau du Colorado, très certainement comme une suite logique à la présence de familles disséminées, composée de chasseurs et de ramasseurs de graines, qui habitaient des maisons souterraines, à la façon dont ils avaient appris à fabriquer des paniers, acquis les rudiments de l’agriculture puis su irriguer leurs récoltes en contrôlant le ruissellement des eaux de pluie et enfin, probablement au cours du processus de calfatage des paniers avec de la boue séchée à la flamme afin de les rendre étanches, appris à faire des poteries.
Donc, le matin, visite pedestrian. Aimablement prévenu que les personnes souffrant d’insuffisance cardiaque ou respiratoire sont priées de s’abstenir, j’effectue le tour avec une lenteur qui inquiète peut-être Françoise mais qui me maintient en dessous de l’essoufflement que je redoute. Cela se passe bien et ira de mieux en mieux toute la journée. Laquelle est passée à errer de bistrots plus ou moins climatisés au musée (passionnant), à la librairie (au sens français), encore bistrot, puis laundry, où j’écris à l’instant. Quand le linge sera sec, retour au campement et soirée folie : un T-bone en BBQ avec une bouteille de vin de Californie au nom enchanteur : Vendange. Pour trouver du vin dans cette région, il faut non seulement que le magasin choisi en propose, ce qui est loin d’être toujours le cas, mais de plus il faut s’y trouver dans les créneaux horaires où la vente est autorisée et attester de sa majorité.
Tout à l’heure en venant au lavoir, trois ou quatre biches (mule deer) au bord de la route et un homme accompagné de deux petites filles avançait tout doucement dans les herbes. Quelle chance a-t-il ! En voyage on tend à s’oublier et pourtant, en arrière plan, derrière la conscience immédiate, ça continue à travailler. En pleurant j’ai eu l’impression de lâcher une part de l’oppression qui m’empêche de respirer depuis quelques jours. Agathe et Dorothée, ce n’est pas l’éloignement des vacances qui me brise le cœur : c’est le vent sombre qui parle de votre départ à Bordeaux. Je me sens obligé de faire bonne figure pour vous faciliter la vie (« Allez-y, ce sera super là-bas ! ») mais je le vis mal. Je vous aime et je dois faire un effort pour garder à la conscience l’idée que c’est vivant et en bonne santé que je vous suis le plus utile. Si voyage et révélation sont cousins, comme je le crois, c’est par rapport à la préservation de soi-même que je vais peut-être apprendre quelque chose.

31 juillet 1992

Des bottes à talons et des chapeaux de cowboy

Après un réveil dans la rosée, sitôt levés, sitôt partis mais l’altitude persiste à me faire un effet désagréable. Le sentiment d’opppression est permanent, mon souffle reste court. Le gardien du camp m’a montré tout à l’heure la cicatrice de son pontage et m’a expliqué avec des gestes expressifs que si je veux connaître mes cinquante ans il faut cracher la junk food et passer aux céréales et aux crudités. J’ai pâli au fur et à mesure de la démonstration, à en croire Françoise.
Humeur quelque peu remise d’aplomb, sinon la santé, lorsqu’au bord de la route, à Dolores, nous trouvons un soldeur de jeans : quatre chemises western et un jean pour moins de 400 francs, qui dit mieux ?
Devant la banque où nous allons chercher des $US, deux couples bavardent. Les hommes, âgés, portent des jeans étroits, des chemises à carreaux, des bottes à talons et des chapeaux de cowboy. Ils sont grands et minces, mais, perclus d’arthrite, ils se meuvent lentement, dans la douleur.
Plus tard, nous faisons un arrêt à Cortez, pour trouver un salad bar : nous faisons trois supermarchés avant d’en trouver un avec de la fresh food. Pique nique dans un site immense et vide, des tables sont abritées par de grands panneaux de bois mais, avec l’aide du vent chaud, la fine poussière du désert pénètre partout.
Après Cortez nous parvenons au National Park de Mesa Verde et installons notre camp à Morefield Village : laundry, showers, gifts, food 12 etc. $8 la nuit.
Le paysage est fabuleux, aride et vert, abrupt et doux. Il y a des biches partout. Aujourd’hui, visite globale du parc (une boucle de trente ou quarante kilomètres), on laisse les musées et l’archéologie pour demain. Je suis tellement essoufflé que j’apprécie de simplement rester assis dans un bar à air conditionné, avec heureusement une far view comme je n’en ai jamais vu, même dans les Alpes, à 3 700 mètres. Ici, nous sommes entre 2 500 et 3 200 mètres avec le climat du Sahara. Quand la chaleur retombe un peu, c’est l’heure de la douche, puis celle de monter la tente et de griller quelques saucisses sur le BBQ…
On va voir à 9:00 (pour une fois on se couche tard ! ) un montage audiovisuel en plein air sur l’histoire de la découverte de Mesa Verde. Tout ce que j’ai pu comprendre c’est que des gars du pays qui avaient perdu leurs vaches sont montés jusqu’ici et que depuis 1905 c’est le premier National Park américain. Mais il fait trop froid, nous sommes trop fatigués et nous comprenons trop peu de choses alors nous allons nous coucher. Décision est prise de rester à Mesa Verde au moins deux nuits.

30 juillet 1992

Trop crevé pour écrire.

3:00 pm. Trop crevé pour écrire.
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Ce matin, lever au bord de ce lac, petit déjeuner avec saucisses BBQ, parmi les chipmunks, les colibris, les lapins, les écureuils… Nous faisons lentement les bagages, la tente demande à sécher un moment au soleil avant qu’il soit possible de la plier. Françoise, inspirée par la puissance du paysage montagneux, s’essaie à l’aquarelle, mais butte sur des difficultés techniques et abandonne momentanément. Et O.t.r.a.…
Sitôt revenus sur l’US50, la grand route, le paysage change à nouveau, nettement moins désertique. Ranches au bord de la route, jusqu’à Monrose où nous achetons des pinceaux pour les aquarelles de Françoise, des timbres pour tous les projets de cartes postales et une salade composée dans le salad bar du magnifique (eh oui !) supermarché de la ville. La chaleur est étouffante.
La route atteint ensuite une nouvelle chaîne de montagnes — Monrose est sur une sorte de plaine d’altitude, et les pentes s’escarpent, se couvrent de résineux, les aspens régressent. Nous passons entre des rochers rouges et stratifiés, des couleurs font contraste avec le vert profond des résineux. Le moindre col est à plus de 3000 mètres. Plusieurs fois nous franchissons, dans un sens ou dans un autre, la ligne de niveau des 10 000 feet, comme en attestent les panneaux du bord de route. Nous traversons plusieurs stations consacrées au ski. La chaleur est éprouvante et la respiration courte.

*

Arrêt dans un minuscule village — Rico — un restaurant de passage. La waiterness est étonnante de vitalité, elle et nous formons un drôle de contraste. Nous avons à peine l’énergie de rédiger quelques cartes postales. Ensuite la journée s’étire, nous parcourons trente cinq kilomètres de piste gravelée, à petite vitesse, pour ne jamais découvrir le confortable camping convoité. Au détour d’un virage, un homme et son fils, en pleine forêt, remplissent des jerricans à une source. A tout instant des chipmunks semblent jaillir de sous les roue de la voiture.
Après quelques allers et retours dans la poussière, nous finissons par trouver un minuscule camping d’Etat, caché au fond d’une vallée d’altitude encaissée, tout au bord d’un torrent à truites. Au moment où nous le trouvons, le soleil se couche à travers les arbres. Nous sommes soulagés d’avoir retrouvé une vraie route, même si elle n’est encore qu’en construction. Sept ou huit campements, pour les deux tiers occupés par des pêcheurs, les autres par des voyageurs, des itinérants de notre genre, mais équipés, eux, de camping-cars — parfois nous croisons de ces attelages immenses qui remorquent une petite voiture japonaise, solution idéale à la question de la mobilité après l’établissement du campement.
Le camp est dirigé par un volontaire de l’USFS (?) qui nous explique comment aller à Mesa Verde et où y dormir.
La soirée passe vite : la tente montée, quelques corn flakes, un p’tit tour au bord de la rivière et déjà il fait noir.

29 juillet 1992

East Elk Creek Campground

Ce matin, réveil très matinal à Buena Vista, dans le vaste camping-ranch, avec gueule de bois injustifiée, mal de crâne, sentiment d’oppression. Le jet lag n’est pas encore assimilé. Renseignement pris, ce camping est à plus de 2 500 mètres d’altitude. Pas étonnant que les nuits soient fraîches. Vers 7 heures, Françoise se réveille, elle aussi bien tôt. J’entretiens un feu de bois pour faire bouillir l’eau du café, cela me permet aussi de me réchauffer moi-même.
La tente repliée, les sacs refaits, on fourre le tout dans le coffre et on the road again. Une halte dans une station Texaco permet de faire le plein de carburant, du super-unleaded ($13 pour 9 gallons, soit 1,80 F le litre). Les premiers paysages semblent comme dessinés par des enfants : les montagnes sont des triangles posés à l’horizon sur des plaines plates, les couleurs sont franches, paysage bleu, blanc, vert.
Nous prenons la 50W pour quelques miles seulement et puis, sous le prétexte de découvrir des sources chaudes — hot springs — que nous ne trouverons pas, nous nous engageons dans la montagne, sur une piste damée. Le paysage se complique, la piste vient longer des canyons qu’on aperçoit au dernier moment, juste au bord. Une heure, peut-être, de conduite en première et deuxième pour arriver à St Elmo, restes d’un village construit autour d’une mine de fer. Village fantôme, maintenant, au fond d’une route en cul de sac (dead end), quelques baraques à demi en ruine et de rares habitants, improbables esthètes, qui retapent ce qui leur semble récupérable. Les vrais résidants semblent plutôt les chipmunks — variété locale de petits rongeurs passablement agités et impertinents — et les colibris. La chaleur est lourde, étouffante, éprouvante et ma gueule de bois ne me laisse pas de répit — nous sommes arrivés, mine de rien, sans beaucoup de transition, à plus de 3 500 m. Pour la descente Françoise conduit, je me laisse aller, mais ce n’est pas la situation qui nous convient le mieux (qui me convient le mieux ?).
Nous retrouvons la 50, vers l’ouest. Après avoir passé Monarch Pass (11 312 feet soit 3 448 m), point de séparation des eaux atlantiques et pacifiques, après être redescendu une nouvelle fois de 1 000 ou 1 500 mètres, nous prenons un repas dans une auberge, à Sargents, village composé en tout et pour tout d’une station service et d’un snack.
This town ain’t big enough to have a town drunk, so we all take turns. Sargents CO.
Une jeune femme en jean et chapeau western entre avec sa fille de quatorze ans, s’assied au bar et discute un moment devant un verre. Quand elle repart au volant d’un pick up chargé de foin il est difficile de ne pas l’imaginer soixante dix ans plus tôt, lancer un attelage d’un sec coup de fouet.
Cheeseburger pour $ 2.70, un excellent repas complet avec viande, pain, fromage et plein de vraies crudités. Le décor est western à souhait, mais nous sommes trop épuisés pour engager une conversation qui aurait pu être intéressante. On the road… Le paysage change, se désertifie. Premiers reliefs stratifiés après la montagne alpestre. La sécheresse s’impose progressivement. Nous faisons quelques courses à Gunnison, en courant de la voiture au supermarché Safeway dans une brutale tempête de poussière.
SAFEWAY 641-0787
GUNNISON, COLORADO
07/29 3:34 PM STORE 617
CUST 174 REG 4 OPR 406
CHEDDARWURST 2.13*
VARIETY 1.99 TX
BOTTLED WATR .99*
SCOJR SPONGE 1.09 TX
PAPER PLATES 1.99 TX
JUICE 2.99*
JUICE 2.99*
1,58 LB @ 1/.99
APPLE GRANNY 1.06*
GILLETTE CARD 3.69 TX
TH MUSTARD .90*
HOMO MILK .89*
KR BBQ SAUCE 1.57*
MT HIGH .65*
1.62 L8 @ 1/.59
PEACHES .96*
.42 L8 @ 1/.69
WHITE ONIONS .29*
.13 L8 @ 1/2. 49
GARLIC BULK .32*
TOTAL $ 23.82
CASH TEND 30.00
SUBTOTAL 24.08
TAX PAID 1.24
4.18 CHANGE
PICNIC TIME TRY OUR DELI
Le temps se dégrade, tourne à l’orage. Bientôt nous nous mettons en quête d’un camping, peut-être même un motel, tant la météo semble peu favorable. Des décors formidables de stratifications, des tours, des falaises déchiquetées nous impressionnent et nous fascinent. Seul un lac de retenue, Blue Mesa, long de plusieurs kilomètres, apporte une note de fraîcheur dans ce désert à l’aridité croissante.
Le paysage est sauvage, presque inhumain. Seule trace de civilisation, quelques hors bords, lointains, minuscules, naviguent sur ce lac gigantesque.
Nous quittons l’US50 vers 4:00 pm pour suivre une piste sur une vingtaine de miles. Nous passons devant une ferme bric à brac, commerce de fromages et de machines agricoles, snack, station essence, pit-bulls inquiétants.
Puis nous arrivons où j’écris ce soir : un immense cirque, bordé de falaises déchiquetées au nord, de falaises brusques dans mon dos, à l’ouest, de collines douces face à moi, à l’est, et ouvert vers les hautes chaînes du Colorado au sud, sur des dizaines de miles. Au fond, un bras de Blue Mesa, le lac de retenue.
Ce lieu est peuplé de cinq campements comme le nôtre. East Elk Creek Campground : camping d’Etat rudimentaire, avec pour chacun une table de bois brut, un BBQ et des centaines de mètres carrés ($7 à placer dans une enveloppe et à glisser dans un tronc). La tente à peine montée, éclate un gros orage : elle se plie sous le vent, se couche mais ne perce pas ni ne s’arrache.
Le soir, une famille vient pêcher. L’homme sort méthodiquement un attirail sophistiqué et finit par quitter le bord du lac en combinaison, flottant grâce à une bouée-boudin. Ses enfants piaillent joyeusement.
Plus tard, le vent tombe, il est 8:30 pm, la nuit est bientôt noire. Je trouve ici, dans le silence total, avec les chipmunks qui me filent sous les pieds lorsque je m’aventure dans les buissons d’armoise, la sensation éprouvée lors d’un tour de Bretagne en bateau, avec Captain Guy, quand nous pratiquions le mouillage forain, dans des criques isolées, là où la terre finit. D’où tout à l’heure un lapsus : naviguer au lieu de conduire.
Mais les hurlements des coyotes ne laissent pas de doute : nous sommes bien dans le Colorado, pas dans la mer d’Iroise.
Il n’avait entendu des cris de coyote qu’une seule fois, lorsque le docteur et lui avaient été pêcher dans le Yellow Dog, une rivière de la péninsule septentrionale, et il avait trouvé que leur plainte était un son merveilleux, presque aussi beau que le cri des grèbes, un cri si pur et si désespéré qu’il semblait venir d’une autre planète.

28 juillet 1992

Peut-être l’Amtrak

Denver. Colorado Springs vers 12:00 puis la 24W jusqu’à ce camping du bout du monde. Colorado Springs, ex-ville olympique d’hiver, rues larges, immeubles magnifiques. Tous les gens que nous rencontrons sont aimables, ils font visiblement des efforts de langage (la vieille dame du Tourist information, la jeune femme de la banque). Parfois nous avons un anglais passable, parfois il s’évapore.
Le long de la route 24W, les villes touristiques se suivent et se ressemblent. A Manitou, les Utes sont devenus des prétextes publicitaires, les maisons singent les huttes en torchis.
Puis, progressivement, le désert s’installe, l’habitat se disperse, se fait rare. Nous progressons dans la montagne, parfois nous traversons un village, un groupe de quelques maisons pauvres.
Puis je partis pour (…) le grand bond dans les profondeurs de l’Amérique, le rêve de terres sauvages de tous les poètes et de tous les chefs scouts, vers l’ouest, vers notre destinée manifeste, vers les arbres rouges souverains et les sables peints, vers les collines transfigurées par l’or, vers l’ouest pour assortir les ombres de mon visage et de mon être.
La route continue à grimper jusqu’à ce que, d’un col, nous surplombions une immense plaine alluviale, visible jusqu’à l’infini de l’horizon. Il faudra une heure pour la traverser sur une route parfaitement rectiligne. En attendant, tout près du col, une cabane est occupée par un ranger. Il parle français comme nous parlons anglais. Il est une sorte d’éducateur à l’environnement. Sa mission consiste à informer les passants sur la flore, la faune, l’écosystème de la forêt. Il connaît son affaire, se passionne, nous entraîne hors de sa permanence pour nous montrer des aspens (trembles) et des pins douglas. Nous parlons de notre passion pour les arbres et il nous donne un poster pour que nous puissions reconnaître les essences américaines. Nous parlons aussi un peu littérature pour expliquer pourquoi nous allons vers Mesa Verde.

*

Dans le campement de Buena Vista, quelques campings-cars et des tentes sont éparpillés sur un flanc de colline. Le feu de bois dans mon dos chauffe la casserole de sauce mexicaine qui accompagnera tout à l’heure les saucisses de dinde, quand les braises seront prêtes. La douceur est incroyable, ce moment précis représente la transition entre la chaleur accablante de la journée (merci à l’industrie américaine qui ne conçoit pas une voiture sans l’équiper d’un appareil fournissant de l’air conditionné) et la fraîcheur, je suppose, à venir — nous sommes peut-être à 2 000 mètres d’altitude.
Nous nous coucherons avec le soleil, entre 8 et 9. Il n’y a bien sûr aucun éclairage. On ressent sans médiation la puissance de la nature, on se prend à penser à la ruée vers l’ouest, à ces rivières dans lesquelles il y avait de l’or. Toute la littérature de jeunesse revient, nous fait signe : Davy Crocket, le lieutenant Blueberry. Yaaouhaaah !
Plus loin dans la vallée passe une ligne de chemin de fer — peut-être l’Amtrak. Plusieurs trains traverseront lentement la nuit, étirant leurs longs sifflements d’est en ouest.

Denver (Co)

Premier réveil aux Etats Unis, à Denver (Co). Mais avant, quelle nuit. !
Arrivée vers 20 heures à l’aéroport Stapelton, Denver, après que nous ayons survolé les grands lacs, puis des plaines infinies sur fond de soleil couchant. D’immenses nuages apparaissent dans des contrastes de blanc violent et de noir profond, parfois colorés d’une palette de roses et de mauves intenses. Ils anticipent les arches de pierre de l’Utah, ces nuages qu’on croirait solides comme des montagnes et qu’on voit plus grands qu’elles.
Stapelton m’a fait l’effet Hérodote : même prévenu par la rumeur je ne savais pas qu’on pouvait faire aussi grand, aussi luxueux, aussi propre. Dix-sept tourniquets à bagages, des centaines de mètres de couloir avec tapis roulants, dix comptoirs d’agence de location de voiture de trente mètres chacun… Ça se passe comme ça en Amérique.
Tout le monde a le droit de gagner sa vie.
En Amérique c’est comme ça. On prend une suée, et on se gagne un dollar. Avec ce dollar, on s’achète des citrons et du sucre. L’eau et la glace, c’est gratuit. On prend une planche et deux tréteaux et on se met à vendre sa citronnade au bord de la route et bientôt on s’aperçoit qu’on gagne cinq dollars par semaine. Avec ces cinq-là on s’achète encore des citrons et du sucre, d’autres planches et d’autres tréteaux et on installe ses petits stands le long de la route. Au bout d’un moment, on ne peut plus s’en tirer tout seul. On embauche des employés. On se met à mettre sa citronnade en bouteilles et en boîtes, et en un rien de temps on a des camions pour la distribuer dans toutes les épiceries du pays. On s’achète une belle maison à la campagne avec une piscine et des vide-ordures automatiques et on donne des cocktails où les invités boivent votre citronnade en l’additionnant de gin. On peut dire qu’on est arrivé.
C’est comme ça que ça se passe en Amérique et tout le monde a le droit de gagner sa vie.
Et puis tout s’est détraqué : le numéro de réservation européen Hertz n’est pas parvenu jusqu’ici, le forfait de location que nous avions retenu semble ne pas exister, le factotum agresse verbalement Françoise, l’ambiance s’alourdit brusquement, avec maintenant huit lourdes heures de jet lag négatif à porter.
Françoise témoigne :
« Au comptoir Hertz je prends mon élan pour bien m’expliquer et ouvrir bien grand mes oreilles : j’appréhende un peu les questions techniques. Peine perdue : le black du guichet a un accent terrible, et à chaque prière de “Répétez plus lentement, SVP¨” il redébite immuablement le même jargon. Il s’énerve, j’enlève ma veste et commence à paniquer, mais je tiens bon : je ne signerai pas n’importe quoi à n’importe quel prix ! Pour finir, nous obtenons la voiture que nous voulons, mais sans savoir très bien comment nous sommes assurés. »
Finalement on nous attribue, dans une ambiance de science fiction, une Ford Tempo rouge d’un luxe jamais rencontré et nous voilà partis, à la nuit tombée, avec cette voiture inconnue qui ne réagit pas comme à l’accoutumée (direction assistée, boite automatique, ceinture automatique entre autres), qui n’est peut-être pas assurée, sur des routes à la signalisation incompréhensible, vers un hôtel que nous ne trouverons jamais. Rouler sur les autoroutes urbaines sans savoir où l’on va, s’égarer dans un quartier black — grosses voitures le long des trottoirs avec des bandes de huit grands adolescents à bord, foule sur les trottoirs, sur la chaussée. Françoise passe à quelques millimètres d’une gamine lancée à travers un carrefour sur un vélo sans feux. La fatigue, cet accident frôlé, les bandes effrayantes nous plongent dans un état proche de la panique. Pourvu que personne ne remarque l’écusson Hertz sur la voiture. Il nous semble signifier : touristes égarés, proies faciles.
Pour que je puisse prendre le volant, Françoise choisit une zone industrielle apparemment inhabitée, elle arrête la voiture au milieu de la chaussée, loin des zones d’ombre des bâtiments. Nous effectuons le changement de chauffeur en quelques secondes. Portière immédiatement verrouillées, je démarre sur les chapeaux de roues.
Au téléphone, l’employée de l’hôtel a conseillé de ne pas louer de voiture à l’aéroport et d’emprunter une navette pour venir en ville. A l’aéroport, le bureau d’accueil a donné une brochure rédigée dans toutes les langues connues du tourisme international : « Si vous vous perdez, arrêtez-vous dans un endroit public (…) Si une personne suspecte s’approche de votre véhicule à un feu rouge ou à un stop, klaxonnez… » A l’hôtel, le loueur de voitures a donné une feuille avec les mêmes conseils, plus quelques autres : « Gardez les portes toujours verrouillées (…) Ne vous arrêtez pas pour aider un automobiliste qui a l’air en panne (…) Si votre véhicule est heurté par l’arrière, continuez votre chemin et arrêtez-vous dans un endroit fréquenté pour appeler la police. » (…) Les compagnies de location de voiture ont enlevé des véhicules tout signe distinctif ou autocollants à la gloire de leur marque.
Ça se passe aussi comme ça en Amérique.
Parfois on croit comprendre les panneaux, on s’imagine savoir où l'on se trouve. Et puis on se reperd. Nous avons demandé notre route à deux femmes noires exubérantes au drive in d’un McDo : elles nous emmenés jusqu’à un poste de police peuplé de flics énormes et serviables qui n’ont pas pu faire frand chose pour nous. Finalement, nous avons renoncé à aller là où nous sommes attendus et avons trouvé un motel crasseux sous une rampe d’autoroute pour $ 24. Dormir, enfin.

*

Et puis ce matin, après le bain, alors qu’il faudrait prendre la voiture pour aller chercher un petit déjeuner, je reste ici et j’écris : Françoise dort et j’ai trop peur de ne pas retrouver cet endroit si je le quitte.

*

Promenade à pied, sans quitter le quartier. Les références culturelles, les images de films s’interposent entre la réalité et ma perception. Et puis, après avoir vu le panneau « WARNING ! This area protected by NEIGHBORHOOD WATCH AND OPERATION IDENTIFICATION », après avoir vu un petit centre commercial Josephine Shop Center abandonné et cru comprendre que Josephine est une ligue chétienne (il y a en pays protestant et anglo-saxon un rapport étroit entre ligues et social work), après avoir vu les petites maisons en bois, de plain-pied, au milieu d’un carré de pelouse, si belles dans certaines rues, pimpantes, peintes de couleurs fraiches, vertes, jaunes, roses, avec des jardins bien entretenus, juste à côté d’endroits dévastés et sordides, enfin la réalité me saute à la figure et la littérature passe (provisoirement, j’espère) au second plan.
Il est maintenant 8:00 am. Françoise prend sa douche. Cette femme est belle. Je l’aime.
Notre premier petit déjeuner est acheté dans un magasin de station service. Nous sommes ahuris devant ce qui se trouve dans les rayons : mais que mangent donc les Américains ? Nous trouvons quand même des trucs connus, corn flakes et lait frais. Garés devant la boutique, nous grignotons et étudions enfin, calmement, longuement, le fonctionnement de chaque commande de cette voiture étrange. Et puis : on the road !

27 juillet 1992

La « vraie vie »

Agathe et Dorothée confiées à Claude en fin d’après-midi, très énervées par l’idée de voyage, le mien, qu’elles préparent depuis ce matin, le leur qui les conduira demain en Aquitaine. Dernières courses à la banque et ainsi de suite. Soirée chez Michel et Hélène, repas convivial sur la grande table de bois du jardin. A 9 heures Michel conduit ses enfants chez leurs grands-parents. Discussion existentielle avec Hélène qui comprend bien les difficultés et les ambiguïtés de la condition masculine et ne jette pas la pierre à qui n’arrive pas à résoudre l’antagonisme entre le travail et la « vraie vie ».

De vagues langues de terre

Au petit matin,
Réveil rapide et route jusqu’à Zaventem, l’aéroport de Bruxelles.

*

Impressions de New York. Mais où sont les gratte-ciels? Nous ne voyons que de vagues langues de terre supportant un triste habitat pavillonnaire. JFK, aéroport international, culture mondiale. On peut se croire à Roissy, à Athènes ou ailleurs. Si ce n’est qu’ici, on a de la place. Même pour faire la queue, par discrétion, on laisse un mètre entre chaque personne. Toutes les races du monde semblent s’être donné rendez-vous dans cet endroit. En deux heures, j’ai vu des allemands, des russes, des noirs d’Afrique, des noirs américains, des spanishes d’ici ou d’ailleurs, des blonds, des bruns, des asiatiques.
… Françoise me dit qu’elle a même vu des Texans avec de grands chapeaux. Tout ça sur fond de jet lag, de décalage horaire, ma montre marque 17 heures, je suis à JFK et mon corps sait bien qu’il est déjà 23 heures.
Devant nous, aujourd’hui, il y a encore beaucoup à faire :
• attendre encore 1 heure ici
• voyager 4 heures pour Denver
• remonter encore 2 heures dans le temps
• trouver l’hôtel réservé pour la première nuit
Et puis, dormir, dormir.
En attendant, j’ai voulu vérifier dans l’annuaire d’une cabine téléphonique si Paul Auster habite bien Brooklyn : il y a sept ou huit Auster, mais pas de Paul. Peut-être est-il sur liste rouge, peut-être les annuaires sont-ils plus compliqués que je n’ai cru, peut-être a-t-il pris à son tour la route à la recherche de la petite musique du hasard.

25 juillet 1992

L’excitation du départ

L’excitation du départ lutte avec la fatigue résiduelle. Penser à prendre les numéros d’urgence, vérifier la tente, jouer avec les enfants, etc.

24 juillet 1992

Le romanesque américain

Fin d’une période de travail hallucinante et mortifère. J’apporte à la maison les derniers courriers à affranchir et les filles le font en riant : plus de deux cents lettres ! Repas aux hurlements de joie et d’excitation qui nous font tomber des chaises. La transition va se faire. Je vais enfin penser au voyage qui jusqu’ici reste une abstraction, un désir culturel sorti de mon cerveau fatigué qui n’arrive à s’évader que dans le romanesque américain. Encore trois jours et je dormirai à Denver. J’ai peur de ne pas savoir prononcer un mot d’américain. D’autant que les cours d’anglais que je m’étais offerts au début de ce mois ont été abandonnés les uns après les autres à cause de la saturation de mon emploi du temps professionnel.

11 juillet 1992

Alea jacta est

Alea jacta est, les billets sont commandés. Le départ aura lieu dans 16 jours. Michel et Hélène iront chercher les billets chez Westeels à Tournai et Michel nous accompagnera à Bruxelles.
27/07/92
TW 769 BXL.NYC 10:40-12:25
TW 931 NYC.DEN 18:00-20:22
16/08/92
TW 932 DEN.NYC 10:00-15:54
TW 768 NYC.BXL 19:00-08:15

10 juillet 1992

In beauty I walk

From Denver to Denver
Colorado - New Mexico - Arizona - Utah - Wyoming

In beauty I walk
With beauty before me I walk
With beauty behind me I walk
With beauty all around me I walk


Courant juillet
Hélène B. a fait un grand tour comme celui que nous prévoyons. C’était en 1978. Je lui ai promis une carte postale de Swann Valley, à l’est d’Idaho Falls : elle dit que c’est le plus bel endroit du monde. Elle dit encore que les campings KOA étaient parfaits, il y a 14 ans. Elle va chercher sa carte des Etats Unis — celle avec laquelle elle a voyagé et qu’elle conserve à portée de main — et nous indique des régions mystérieuses. Jean Marie, son ancien mari, en avait rapporté une selle cow boy.
Voici quelques notes que j’ai prises pour toi sur nos promenades et nos randonnées. Il me semble que plus tard tu auras peut-être envie de mieux connaître ce que tu as vu. J’ai commencé à me promener à ton âge, tout simplement parce que la nature semblait absorber le poison qui était en moi. (…)
Le paysage que tu as découvert à Patagonia englobe presque tout le coin sud-est de l’Arizona — un plateau ondoyant à cinq mille pieds d’altitude, hachuré de terrains alluvionnaires herbeux qui descendent vers de larges vallées où poussent des sycomores, des peupliers et des chênes ; une région plus fraîche, venteuse et humide que Tucson au nord (où il est de toute façon hors de question d’habiter à cause de tous les promoteurs immobiliers !). La Sonoita, avec l’Aravaipa et la Madera, compte parmi les dernières rivières du désert de Sonotra à abriter les poissons de la région. Dans ce bosquet au bord de la Sonoita et à l’ouest de Patagonia où un matin tu as été malade, vivent une myriade de colibris agressifs à gorge iridescente, impossible à identifier, sauf les mâles qui s’approchaient de nous. Le célèbre trogon à queue cuivrée niche parfois dans ces arbres, mais j’en ai aperçu un seul spécimen dans la région, et plusieurs autres dans le canyon de Madera où nous avons cueilli ces piments sauvages, les chilatepines. J’en emporte toujours une provision lors de mes voyages en train et en avion pour assaisonner mes plats.
Tu trouves des genévriers et des chênes nains sur les terrasses qui font face au nord, autour de cinq mille pieds. Quand tu regardes vers le nord, les pâturages se mêlent à des mesquites rabougris et broussailleux, un signe indubitable de pâture excessive, phénomène qui a détruit presque toutes les Sand Hills dans notre région. Il y a aussi des massifs d’agaves de Huachuca qui montent vers les Santa Ritas, où une forêt composée de plusieurs espèces de chênes, de genévriers, de pins pignons grimpe jusqu’à la zone des ponderosas autour de sept mille pieds. Quand la canicule envahit la vallée, il fait parfois une fraîcheur très agréable, là-haut.
Dans le bosquet, sous les noyers noirs et les grands micocouliers, on aperçoit souvent les traces confuses du javelina (ce cochon sauvage à chair très parfumée que Tino et Tico adorent manger), ou bien l’on entend le bruissement d’un crotale du Mohave qui traverse un massif de baies argentées parmi les feuilles de frêne et de houx de l’Arizona. Tu as aimé ces lits de torrent presque toujours à sec où nous avons vu des traces de cerfs, de coyotes, de coatis, de renards gris, de chats sauvages et de chats à queue zébrée. Certains jours j’y ai même aperçu des traces de lion de montagne dont l’odeur énerve les chiens. Au début du XXe siècle il y avait aussi des loups et des grizzlys, et les Yaquis possèdent encore deux mots différents pour désigner le coyote : “coyote” et “gros coyote”. Je crois toujours que l’énorme coyote que nous avons vu un certain matin sur la pente des Huachucas était un loup gris du Mexique.
Jusque dans notre village flamand reculé nous trouvons des résidents américains : nous rencontrons chez Marthe, notre chère bouchère, Aimé et Cécile B. de Millville, NJ. Les Américains sont comme si, sont comme ça, efficaces et naïfs, comme dans les livres, comme au cinéma, comme les gens le disent… Nous verrons bien.
Soirée avec Anne S. Elle revient d’un grand tour en bus Greyhound, de Pennsylvanie en Floride. En quinze jours elle a parcouru, seule, plus de huit mille kilomètres. Nous voyons avec elle de nombreux aspects pratiques : coût de la vie, quels motels choisir, où manger, quoi manger…
Chaque fois que son métier d’informaticienne lui en laissait la possibilité, elle partait seule pour des voyages au long cours. Seule, avec son sac et un billet d’avion. Sur place elle voyageait en autobus ou en train, jamais en stop par mesure de sécurité. Elle pouvait visiter une ville pendant la journée, trouver un endroit pour écouter de la musique toute la soirée et passer la nuit dans un bus grande ligne, en y dormant pour économiser une nuit de motel. Elle s’affirmait d’une indépendance farouche, s’était sortie toute seule des situations les plus scabreuses, sans jamais hésiter sur ce qu’il fallait faire. Et en même temps, fleur bleue comme pas une, amoureuse passionnée qui s’enfuyait chaque fois que quelqu’un s’attachait à elle.
Au cours d’une autre soirée, avec Alain D. et Marie Hélène, nous nous renseignons sur l’actualité indienne. Qu’est-ce qu’une réserve ? A-t-on le droit d’y pénétrer ? Quelles règles écrites ou non écrites faut-il respecter ? Alain connaît de nombreuses réserves canadiennes, l’expérience qu’il en a rapportée est-elle utilisable dans le sud-ouest ? Soirée sur la conception du monde, la mystique et la culture indiennes, à partir de l’expérience directe qu’a vécue Alain en participant à The Sacred Run, la Course Sacrée, l’année dernière, de Vancouver à Québec. Courir pour rendre hommage à la Terre Mère, pour dire au monde son importance et dénoncer les crimes que nous commettons envers elle.
Plus loin à l’ouest, de l’autre côté de la vallée, vivent des cailles tridactyles là où la nature n’est pas excessive. Curieusement tu as trouvé cette région effrayante, sans doute à cause du Babaquiravi, la montagne sacrée des Papagos qui domine le paysage. Mais cette montagne est bel et bien effrayante — tout comme les Papagos, les Yaquis, et les autres peuples apaches. Quelle race fabuleuse ! Nous minimisons aujourd’hui leurs qualités pour ne pas nous sentir trop coupables de ce que nous leur avons infligé. Un écrivain anglais, par ailleurs assez naïf, a dit que la seule aristocratie était celle de la conscience. Il faudra un jour que tu étudies la centaine de tribus, ou de civilisations, que nous avons détruites.