02 août 1992

Dans un motel de Gallup

J’écris dans un motel de Gallup après avoir pris une douche, branché l’air conditionné et regardé quarante chaînes toutes semblables à la télé. Le lieu est confortable et correct, propre. La nuit dernière a été difficile, un groupe de texans insupportables ayant fait tourner un générateur électrique (prononcer « djintô ») juste à côté de nous jusqu’à passé 11:00 pm malgré deux démarches courtoises. Ce matin nous plions bagage toujours dans la colère de la veille d’autant plus que ces abrutis nous réveillent en braillant dès avant 7:00 am.
Nous décidons de nous offrir un petit déjeuner au restaurant du campground mais ce n’est pas possible : une troupe de scouts vient de s’installer, il faut attendre qu’ils soient servis et il va y en avoir pour un moment. Donc petit-déj debout sur le parking, à côté de la voiture, sans décaféiné pour moi, mais avec une saloperie de gâteau bourré de sucre coloré et finalement immangeable. Je suis de mauvaise humeur. Françoise trouve du café soluble dans toutes les épiceries, voilà bien une injustice.
Et puis : on the road again, descente de Mesa Verde, Cortez, route 666 vers Shiprock, avec passage par les Fours Corners.
— Je suis en contact pratiquement permanent avec le bureau météo, annonçai-je. J’essaie de leur faire cracher un genre de prévision à long terme pour le secteur concerné.
— Quel secteur ? demanda Jones Perkins.
— Celui où vivent les Navajos.
— Où est-ce ?
— Quincy, c’est toi l’expert géographe.
— Ecoutez, ce n’est pas comme si nous risquions de ne pas les trouver. La réserve est plus grande que certains Etats. Elle est même plus grande que certains pays, certains royaumes timbres-poste d’Europe. Il ne fait aucun doute dans mon esprit qu’elle est plus grande que Monaco, par exemple.
— Central Park est plus grand que Monaco, lança Reeves Chubb.
— Lèche-cul, marmonna Quincy.
— C’est du côté de l’Arizona, du Nouveau-Mexique, de l’Utah et/ou du Colorado, déclara Paul Joyner. Il se trouve que je le sais avec une absolue certitude.
— C’est juste, dis-je. Et d’après ce que je comprends, la région comporte de belles habitations troglodytiques et des ruines de pueblos que nous pourrons utiliser comme cadres naturels. En fait, Monument Valley se trouve à l’intérieur de la réserve, d’après ce que je me suis laissé dire. C’est un endroit dépouillé, splendide, naturel.
Dès les Fours Corners, nous découvrons l’autre Amérique, celle qui impressionne plus par sa dignité que par son sens de l’organisation. Le point précis où les frontières de quatre Etats — Colorado, Nouveau Mexique, Arizona, Utah — se coupent à angle droit est en territoire Navajo et les Indiens n’ont pas manqué de remarquer qu’ils pouvaient en retirer quelque argent : d’où l’ambiance surréaliste de kermesse et de braderie, en plein désert. Le touriste peut se faire photographier dans quatre Etats à la fois à condition d’être suffisamment souple et il est invité à acheter diverses bimbeloteries et bijouteries. Et, bien sûr, des T-shirts.
Nous avons poursuivi notre chemin à travers le centre de l’Etat, puis avons obliqué vers la région des canyons, au sud-est, ce qu’on appelle les Quatre Coins, où l’Utah, l’Arizona, le Colorado et le Nouveau-Mexique se rencontrent. C’était l’endroit le plus étrange de tous, un monde de rêve, rien que de la terre rouge et des rochers aux formes bizarres, des structures formidables qui surgissaient du sol comme des géants. Obélisques, minarets, palais, toutes étaient à la fois reconnaissables et étrangères, on ne pouvait s’empêcher en y regardant d’y voir des formes familières, même en sachant que ce n’était que l’effet du hasard, crachats pétrifiés des glaciers et de l’érosion, d’un million d’années de vent et d’intempéries. Pouces, orbites, pénis, champignons, personnages, chapeaux. Comme lorsqu’on s’invente des images dans les nuages. Tout le monde sait maintenant à quoi ressemblent ces régions, vous les avez vues des centaines de fois. Glen Canyon, la Monument Valley, la Vallée des Dieux. C’est là que sont tournés tous ces films de cow-boys et d’Indiens, cet imbécile de bonhomme Marlboro y galope tous les soirs à la télévision. Mais ces images ne vous en disent rien, Fogg. Tout cela est bien trop énorme pour être peint ou dessiné : même la photographie n’arrive pas à le rendre. Tout est déformé, c’est comme si on essayait de reproduire les distances des espaces interstellaires : plus on voit, moins le crayon y arrive. Le voir, c’est le faire disparaître.
Une gigantesque voile de pierre, triangulaire, émerge du désert. A Shiprock (la ville), salad bar dans un supermarché, ouvert le dimanche, où nous sommes étonnés de nous trouver les seuls blancs. Shiprock : un désert triste et passablement sordide. Françoise photographie quelques références hillermaniennes, le bureau de police et de justice. Au-delà de la ville, nous faisons halte devant Shiprock (la montagne) dans un décor grandiose et aride impressionnant au point que nous n’osons pas nous éloigner de plus de quelques mètres de la voiture. La chaleur est telle que nous ne saurions manger dehors : le repas se passe dans la voiture, vite fermées, le moteur fonctionnant pour alimenter la climatisation.
Nous voudrions aller jusqu’à Lukachukai mais au-delà de Red Rock la route 33 devient une piste impraticable aux yeux de Françoise, difficilement praticable aux miens. Bref nous faisons demi-tour et abandonnons l’idée d’aller jusqu’au canyon de Chelley aujourd’hui. Nous choisissons de rejoindre Gallup, d’y trouver un motel et de nous y refaire une santé. De Cortez à Gallup nous traversons des zones désertiques pour la plupart, de couleurs étonnantes (les rouges de Red Valley la bien nommée !) et vraiment très pauvres. Ici, la caravane représente l’habitat ordinaire.
Gallup, ville indienne, “au cœur de l’indianité” comme on l’écrit sur les prospectus touristiques, est une ville américaine basique avec sa longue artère de motels, snacks et magasins éclairés de néons nuit et jour, ses rues se coupant à angles droits, ses blocks pauvres alternant avec des blocks riches, pas de centre ville, pas de places.
On annonce un spectacle :
SUMMER INDIAN DANCES
EVERY NIGHT
Memorial Day through Labor day
(Except August 11-16, 1992 or
during major events)
RED ROCK STATE PARK16
7:30 p.m.
Performances Nightly
$ 4.00 per person (approx.)
Children under 5 years old, FREE
Mais il pleut et, en l’absence d’un interprète, il est impossible de comprendre quoique ce soit à ce que dit le commentateur indien. Nous avons vu quelques minutes de danses, peut-être hopi, avec la sensation de pratiquer une triste forme de voyeurisme culturel et nous sommes repartis très vie. Jusqu’où la culpabilité de l’homme blanc va-t-elle se nicher ?
Repas mexicain ce soir à El Rancho, hôtel-restaurant fondé en 1937 par le frère de Griffith, le restaurant des stars du cinéma. Tout Hollywood est apparemment passé par ici : c’est le pays des westerns. L’architecture est frappante, le décor aussi (les fauteuils en cornes de bisons ou de longhorns, à la fois fascinants et total-kitsch !). La gastronomie mex : couci-couça. Nous goûtons un peu à tout et c’est lourd. Avec le repas : thé chaud ou froid, café, eau glacée, coca… (!)
La mamie qui nous sert, une femme blanche aux cheveux blanchis par l’âge, se montre très pédagogue et gentille. En France elle aurait le droit de se reposer depuis longtemps. Nous avons perdu l’habitude de voir travailler des personnes âgées.

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