06 août 1992

Flash overflow

On ne pensait plus qu’à voyager, manger, dormir. Dépêchons-nous, allez, on y va… Même plus le temps d’écrire. Alors stop. Nous avons décidé d’une journée de break.
Hier matin, le 5 donc, nous avons quitté les rives du Lake Powell vers 10:00 am en cherchant un endroit où nous baigner. Premier essai à quelques miles du camping : j’ensable la voiture et réussi à repartir de justesse, dans le sens de la pente mais il m’est impossible de remonter sur la route. Heureusement un type qui fait du stop pour rejoindre le village nous aide. Il prend le volant et passe la barrière de sable à pleine vitesse. Nous le conduisons jusqu’à son village. Il habite ici, un vrai country boy. Sa vie, nous explique-t-il, est consacrée au bateau, au camping, au drinking. Et il désensable à l’occasion les touristes encombrés d’une boite de vitesse automatique.
Plus loin sur la route nous prenons une piste qui ramène vers le lac. Douze miles de désert aride. D’abord une route étroite, presque de la même couleur que le désert — grise. Il arrive que la route s’arrête pour se laisser croiser par un wash, torrent le plus souvent à sec, sauf à la fonte des neiges et, peut-être, lors des orages d’été qui ont mauvaise réputation. Les constructeurs ont jugé inutile une réfection annuelle. La voiture passe difficilement entre les blocs de pierre charriés par les eaux à la mauvaise saison. Plus loin le pavement devient gravel, dans un paysage lunaire gris, rouge et jaune. Pas trace de vie, si ce ne sont quelques herbes-fil-de-fer et de très rares buissons de sauge.
La piste tourne maintenant dans un canyon, zone inquiétante de flash overflow, inondation brutale. Elle suit le cours accidenté tracé par les eaux. Les murs du canyon se resserrent parfois à quelques mètres, on ne pourrait pas croiser une éventuelle autre voiture et ils nous dominent de la hauteur d’un immeuble de cinq étages. Aucune échappatoire. Si l’eau d’un lointain orage arrive, nous sommes morts. Au bout d’une heure de route, alors que, impressionné et oppressé, je suis partisan de faire demi-tour, nous arrivons sur les rives du lac, petite plage occupée par deux campements et quelques bateaux de louage. Nous nous baignons et nous photographions, et, inquiets de la couleur du ciel qui menace peut-être de rendre la piste glissante, voire d’inonder quelques arroyos transversaux, nous repartons si fait.
Plus tard, plus loin sur la 89 qui va nous ramener vers le nord, nous rencontrons une nouvelle piste, à droite. Elle conduit vers Pahreah — maintenant Paria. Quoique affamés et à la recherche d’un fast food quelconque, nous tournons. Ce sera sans regret : un site prodigieux, des montagnes stratifiées de couches rouges, roses, mauves, vertes, jaunes, grises, blanches. Cet endroit immense a servi à une première installation de mormons, interrompue par les Indiens, à une seconde des mêmes, interrompue par des inondations. Il reste d’eux un cimetière encore fleuri après un siècle par l’association des filles des pionniers et la question que pose ce décor fabuleux et sauvage : pourquoi venir aussi loin ? Fuite des persécutions ? Recherche d’une solitude cistercienne ?
Nous ne sommes pas en Utah depuis ce matin pour rien : les premières personnes croisées dans ce camping de Kings Creek sont …mormones, un couple jeune avec quatre enfants. Lui a été missionnaire pendant deux ans en France et parle encore bien notre langue. Rencontre. La fille aînée, 7 ans, s’appelle Aimée, comme ma grand-mère. Les enfants et les parents sont vivants, joyeux. Nous parlons de toutes sortes de choses, jusqu’au problème de la sécheresse en Europe, dans la nuit tombante et la pluie qui s’installe.
Repas de maïs grillé, dans le noir absolu. Coucher vers 9:00. Il pleut toute la nuit. Cela n’est jamais arrivé ici au mois d’août, paraît-il, mais, après les déserts du Nouveau Mexique et de l’Arizona, c’est presque agréable.
Comme tous les gens originaires des régions arides il aimait la pluie, ce bienfait rafraîchissant, rare et tant attendu, qui faisait fleurir le désert et rendait la vie possible. Il resta là, la tête pleine de pensées, à regarder l’eau ruisseler sur les briques, tomber des feuilles, former ses flaques froides sur les dalles et parer d’un reflet luisant la chèvre de Picasso.

Aucun commentaire: