16 août 1992

Moscou

Remise de la voiture à 8:00 am, attente et voyage et attente et voyage et Michel nous accueille à Bruxelles. Pour nous amuser encore un peu, TWA garde nos bagages à New York, à moins qu’ils n’aient été envoyés vers Moscou. Ils reviendront le lendemain à Bavinchove, en taxi. Les gens conduisent comme des fous, en Belgique comme en France. Ils nous font peur.
Et puis, à Douai, retrouvailles avec les filles. Elles sont belles comme le jour, bronzées comme des pains cuits et leur lumière me réchauffe dans ce climat à nouveau un peu frais.

15 août 1992

Usine du XIXème et ancienne librairie

Balades dans Denver toute la journée, jusqu’à la saturation. Je sais pourquoi je préfère la campagne. Nous visitons le mall de la 16e rue, infernale concentration de magasins, palais de la consommation, ça se passe comme ça en Amérique. Nous visitons le remarquable musée d’arts de Denver.
Denver Art Museum
100 West 14th Avenue Parkway
Denver, Colorado 80204 303/640-1793
avec ses collections d’art, l’Amérique à travers son histoire, les arts indiens : peintures de sable navajo, parures de coquillages et de petites plumes rouges, armes ouvragées, fétiches, l’art western, peinture, sculpture, mobilier.
Projet ? :
Watch for our Grand
Re-Opening and Centennial
Celebrations in
February 1993
Après être revenus faire les bagages et avoir abandonné beaucoup de choses qui risquaient de faire excédent de poids dans l’avion, nous revenons passer une soirée musicale — country music — dans un bar sans alcool au public très jeune. Le lieu est remarquable, dans un quartier d’usines abandonnées, à l’architecture de briques et de ferrailles. Le décor mélange usine du XIXème et ancienne librairie. Le public participe à la décoration : punks des années 80, hippies des années 70, dans le Figaro on parlerait de la faune étrange. Tout ce petit monde a l’air gentillet. Le patron est français, de Montélimar, l’un des musiciens aussi.

14 août 1992

La route du retour

La longue route de retour vers Denver coupe le coin nord-est de l’Utah et revient dans le Colorado par Dinosaur, village poussiéreux d’où nous envoyons des cartes postales sauriennes à Agathe, Dorothée, Arthur et Martin. Dans un minuscule magasin de souvenirs, on peut acheter des éclats d’os pétrifiés de ces fameuses bestioles.
Un baraquement sordide affiche honteusement son enseigne : Syndicat des Mineurs. Vue d’ici la France doit être perçue comme un des derniers pays communistes [ce qu'elle est, d'ailleurs : note ajoutée en 2005].
Notre route rejoint bientôt l’US70, qui nous emmène en quelques heures à Denver. Nous passons au nord d’Aspen, et il est dommage de ne pas avoir le temps de faire le détour parce que ce nom évoque de spendides forêts de trembles au tronc blanc bien qu’il rappelle aussi les tristes exploits de Michael Plunckett, le serial killer de James Ellroy.
Arrivés à Denver en milieu d’après-midi nous trouvons difficilement un motel à proximité de l’aéroport. Ce sera finalement un motel Budget, à l’ambiance étrange, où habitent à l’année des ouvriers. Il y a un certain luxe, une piscine, mais cela n’est pas entretenu, pas plus que le patron, d’origine asiatique, ne s’entretient lui-même. Des playmates asiatiques sont omniprésentes, sur chaque mur, et l’ensemble laisse une impression de lassitude et de dégoût. On est loin de la morale vécue en Utah, USA terre de contraste, le cliché se vérifie à chaque pas.
Mais nous sommes dans notre bulle, à dix kilomètres de l’aéroport d’où nous partons dans trente six heures. Cela suffit à notre bonheur.
Denver, de jour et avec une carte lisible, plus la grande habitude que nous avons maintenant des signalisations et de la voiture nous paraît une grande ville provinciale qu’il est possible d’apprivoiser.
Dans une salle vaste comme une foire commerciale, une exposition. Nous sommes invités à entrer et déambulons un moment entre des dizaines de stands de clubs de fans de base ball. On peut acheter les photos dédicacées des vedettes et des obscurs, petites photos dans des boites en bois, badges, insignes divers.
Quand Flax vit les signatures des Cubs rassemblées dans la boite, il fut frappé de stupeur. Il examina les papiers avec révérence, et, se tournant vers moi, les larmes aux yeux, m’annonça sans ambages que cette année soixante-huit serait celle des Cubs. Il avait presque raison, bien entendu, et sans leur effondrement en fin de saison, combiné avec la percée éblouissante de ces canailles de Mets, sa prédiction se serait certainement vérifiée. Les autogaphes me rapportèrent cent cinquante dollards, ce qui couvrait plus d’un mois de loyer.
Le soir nous ressortons et allons boire des bières légères dans un bar à musique sur Arapaoe Avenue, où joue un ensemble rockabilly d’une qualité saisissante.

13 août 1992

Penser en zappant

Route de retour. Presque rien à en dire. Nous campons dans une forêt, très haut, à 2 800 mètres. Je suis essoufflé à nouveau. Ed, le volontaire qui s’occupe du camp, nous a invités à son camp fire pour la soirée. Demain nous serons à Denver pour y passer trente six heures.
Trois semaines étaient une bonne mesure : je rêvais cet après-midi, tout en conduisant, à mon lit de Bavinchove.
Je pense en zappant, comme la TV US qui zappe toute seule. Il va maintenant falloir se poser quelque part, à la maison par exemple, et voir la même chose tous les jours.
Le voyage comme métaphore de la vie : ne pas savoir ce qui va arriver, l’accepter, passer par des émotions fortes et contrastées (la nuit avec l’ours, le camping merveilleux d’hier soir), apprendre à faire confiance, se laisser aller en toute vigilance dans le flot de la vie. Voilà pourquoi, plus jeune, je ne savais pas voyager.
Vivons maintenant l’instant qui vient, la douceur du soir.

12 août 1992

Françoise’s birthday

Le feu brûle à nouveau, la tente est montée à l’ombre d’un olivier, parmi une garrigue de sauges et de petits cactus à fleur rouge. En bas d’une pente douce, le soleil se couche sur Flamme George Lake. En opposition parfaite, à l’est la lune pleine se lève. Dans la garrigue j’ai rencontré des cervidés, des chiens de prairie, des lapins avec oreilles à l’européenne.
Et ici, en principe, il n’y a pas d’ours.

*

Maintenant le retour se fait sentir. L’objectif est de rallier Denver. Nos conversations sont alimentées par la remise de la voiture, l’organisation des bagages, etc… Françoise ne fait presque plus de photos : c’est un signe. La route est longue, traverse des déserts couverts de sauge, des collines arides et poussiéreuses. Parfois une vallée est irriguée, il y a des pâturages : moments de détente. Françoise conduit une grande partie de la route, ce qui nous prive de sa traduction live de The blessing way de Tony Hillerman. Son anglais est bien meilleur que le mien, encore que j’arrive à me sortir de presque toutes les situations (sauf au téléphone lorsque j’ai voulu confirmer les billets de retour auprès de TWA et que j’ai dû à ma grande honte passer la communication à Françoise au bout de quelques minutes).

*

Ce soir nous nous sommes baignés dans le lac, avons marché, contourné une charogne de cervidé qui achevait de retourner aux éléments, dérangé les chiens de prairies, observé une dizaine de mule deers descendre boire. J’ai allumé des bougies pour Françoise et nous avons fait un festin de pâtes à la sauce BBQ. Je lui avais offert ce matin un collier de fétiches zuñi et les dessins que les filles m'avaient confié pour cette occasion.

11 août 1992

FOOD & ODORS ATTRACT BEARS

Deuxième découverte des pancakes au petit déjeuner, face à la chaîne de Grand Teton, sur la pelouse du restaurant saisonnier de Moose Village. Nous observons longuement à la jumelle un vol de pélicans blancs détaché sur le bleu intense du ciel. Aujourd’hui, après cette excellente nuit, nous voilà partis pour Yellowstone.
Que dire de Yellowstone ? C’est géant, plus que tout dans ce pays pourtant démesuré. Nous avons parcouru la petite loop, le petit tour, à la rencontre des phénomènes géologiques et volcaniques qui sont ici courants : geysers, sources chaudes, émissions de vapeur de soufre. Nous nous sommes baignés dans un torrent tiède, entre deux rapides. Nous avons vu cette inn toute en bois, à la dimension d’une cathédrale, faite d’énormes troncs enchevêtrés. Nous avons vu la wildlife au bord des routes : cerfs (elks), biches, rennes, élans (mooses), petits cervidés (mule deers) par troupeaux entiers, bisons. Pélicans, faucons, divers rapaces : Yellowstone, c’est le disneyland de la nature, une attraction à tous les coins de rue. La petite loop, c’est tout de même quatre cent cinquante kilomètres.
THE YELLOWSTONE ASSOCIATION
For Natural Science, History & Education, Inc.
The Yellowstone Association is a nonprofit organization devoted to supporting the educational and scientific programs of Yellowstone National Park. Your purchase of interpretive materials from the Yellowstone Association aids in this effort. Memberships are available. Please ask your cashier or call us at 307-344-7381 ext 2384.
NATIONAL PARK SERVICE
THE COLOMBUS QUINCENTENNIAL, 1492-1992
“CONTINUING ENCOUNTERS”
In order to understand the meaning of the Quincentennial today, we need to appreciate what it is that makes America unique among the nations of the world. Perhaps more than any other country, we have come from all directions in all centuries to make this land our home. The buildings, landscapes, and ruins preserved in our National Parks today reminds us that people from many backgrounds, Native American, European, African and Asian have all helped to create our nation’s history. For all of us, whether descendants of the original residents or new immigrants, America continues to be a place of exciting adventures and illuminating encounters with the land and with each other.
This bag will help us all to protect our land and its historical resources by
giving you the chance to
CARRY OUT YOUR TRASH.
When you get home to your community remember
to Reuse and Recycle everything possible.
This bag itself is 100% recyclable.
Et cette balade était si prenante que nous sommes rentrés en retard au campement et avons dû, pour trouver quelque chose à manger, pousser jusqu’à Jackson Hole. Ambiance cow-boy d’opérette garantie. On accède à un square en passant sous des portiques en cornes de long horns entrelacées. Et comme toujours, la viande est excellente. Ne pensons pas aux hormones. De toutes façons nous ne souhaitions pas manger au campement : les consignes de sécurité concernant l’alimentation et destinées à se protéger des ours nous dissuadent de cuisiner sur place.
WARNING
FOOD & ODORS ATTRACT BEARS
The following items (new, clean, dirty, empty or full) may NOT be left outside, in tents or in tent trailers at any time,
DAY OR NIGHT, unless they are in immediate use !
WATER CONTAINERS FOOD
COOKING UTENSILS COSMETICS
EATING UTENSILS TOILETRIES
DRINKING UTENSILS PET FOOD
STOVES PETFOOD BOWLS
BEVERAGE CONTAINERS PET WATER BOWLS
GRILLS PAILS
COOLERS BUCKETS
ICE CHESTS WASH BASINS
TRASH OR TRASH BAGS
ANY ITEM WITH (in the site or fire pit) FOOD ODOR
A violation of these rules may result in a $ 25.00 CITATION and/or
confiscation of these items !!
THE BEARS FUTURE AND THE SAFETY OF OTHERS DEPENDS ON YOU !
Notre sommeil est pourtant perturbé par la visite d’un ours grogneur, annoncé au creux de la nuit par un oiseau vigilant. Silence, immobilité, nous retenons nos souffles. Il fait le tour de la tente, sans en approcher à la toucher et repart toujours grognant. Plus tard, vers le petit matin, l’oiseau nous réveille à nouveau. Même peur, même impuissance. L’ours s’éloigne après une nouvelle visite approfondie du secteur. Au réveil, il faut se rendre à l’évidence : il n’y a qu’une seule tente de toile dans ce camping, et c’est la nôtre. Tous les autres ont pris la précaution de dormir dans des campings-car.

10 août 1992

Forêt de saules

Grand Teton National Park. Nous sommes arrivés en début d’après-midi, et heureusement parce qu’après 4:00 pm il n’y aurait plus eu de place nulle part pour camper. Nous nous installons à Gros Ventre, ce qui, loin d’être une allusion malveillante, est simplement un qualificatif erroné. Bon. Voyage ce matin (départ 11:00 !) et début d’après-midi, d’abord dans un désert puis dans la montagne, de plus en plus verte.
Nous sommes dans une forêt de saules longilignes, sur le lit à gros galets d’une rivière sèche. Ce matin, réveil difficile après une nuit peuplée de cauchemars. Début de journée passé sur le thème « Mais qu’est ce que je fais ici ? » — sous-entendu : alors que mes filles sont en France, si loin.
Et puis marche roborative, quoique sous le soleil, autour de Jenny Lake dans le Parc de Grand Teton. Retour au campement avec observations animales sur le bord de la route : un rapace, une dinde sauvage (turkey), plusieurs dizaines de biches et de cerfs. Quel festival, comme dit Françoise.

09 août 1992

Take care

Je me suis réveillé trop tard pour aller écouter les mondialement célèbres Chœurs du Tabernacle. Motivation ambivalente : les Mormons m’intéressent comme groupe religieux ainsi qu’à peu près tout ce qui touche au religieux mais ils me font flipper parce que je ressens que le spitituel justement s’absente de leur mise en scène trop professionnelle. C’est plutôt la mise en scène du dollar, comme plus haut dans le cratère de l’Arizona. Et pourtant, paradoxe éternel du spirituel et de ses avatars sociaux, la spiritualité paraît être constituante de la vie des vrais croyants, comme LaRita et Dean. Sphère privée, sphère sociale, la laïcité à la française me parait ici plus qu’ailleurs une valeur à développer et à valoriser.
Quoi qu’il en soit nous avons flâné et fait la grasse matinée jusqu’au check out time, 12:00, et sommes partis vers le Wyoming. Nous décidons en route d’aller vers Grand Teton et Yellowstone. Et comme c’est loin et comme le Wyoming est vaste et peu peuplé — 200 000 habitants — cela explique pourquoi nous sommes à nouveau dans un motel, sur 400 kilomètres c’était le seul endroit où dormir, il n’y a rien d’autre avant Jackson Hole. Nous sommes dans la ville de Marbleton, « pop : 886, alt : 6 200 », comme l’indique le panneau d’accueil. Depuis Salt Lake City nous avons traversé un nouveau désert, peut-être moins sauvage, avec des deers, cervidés locaux de la taille d’une petite biche, tout le long de la route et un élevage bovin extensif croissant. Les gens d’ici ont un accent très facile à entendre, ils parlent lentement et sont causants, témoins la dame du motel toute étonnée de rencontrer des touristes étrangers et la tenancière du Flick, le movie theater de la ville. Ils ont l’air d’avoir de l’humour, en Utah c’était plus rare.
Country Chalet Inn
Harry & Ilene Cameron
307-276-3391
Highway 189
PO Box 4130
Marbleton, WY 83113
Anecdote : A Marbleton, un type, professeur au collège local (de sport il est vrai) est allé chercher, pour préciser l’endroit où se trouve la France en Europe, son Rand McNally, atlas des routes du continent nord-américain.
Anecdote : Quand on se sépare dans ce pays rugueux la formule de politesse est sans ambiguïté : Take care, c’est à dire  : fais attention à toi ou prends garde.

08 août 1992

Pancakes et corn syrup

Après le petit déjeuner familial, avec pancakes et corn syrup la conversation roule sur les différences de mœurs qu’on peut observer entre les Etats Unis et la France. Nous échangeons nos adresses et promettons de les accueillir en Europe une prochaine année.
Thank you for staying in our home. It was a pleasure to meet you. We hope you have a good time while you are in the United States.
This book explains the history of an ancient people who lived in America. There are explanations in the book that give more details. We believe there are important teatchings that teach about Jesus Christ and His gospel.
You are special people. Thanks for sharing some time with our family.
Alors, bon voyage !
Mr and Mrs Dean N.
E. B. Road
Ferron, Utah, 84523 USA
Le départ intervient en milieu de matinée, nous suivons une route sans grand intérêt avec arrêt repas à Provo. Dans cette ville propre sur elle, avec de grands espaces verts, je regarde un moment deux gamins jouer au base ball, s’entraîner à lancer selon le geste rituel et à attraper avec le gant.
Il s’y était adonné pendant toute son enfance. Des premiers jours boueux de début mars aux derniers après-midi glacés de fin octobre. Il jouait bien, avec une ferveur quasi-obsessionnelle. Il y trouvait non seulement le sentiment de ses propres possibilités, la conviction que les autres pouvaient avoir de la considération pour lui, mais aussi l’occasion d’échapper à la solitude de sa petite enfance. C’était à la fois, pour lui, une initiation au monde des autres et un domaine intérieur qu’il pouvait se réserver. Le base-ball offrait à sa rêverie un terrain riche en potentialités. Il fantasmait sans cesse, s’imaginait aux Polo Grounds, dans la tenue des Giants de New York, en train de rejoindre au petit trot sa place en troisième base tandis que la foule saluait d’acclamations délirantes la proclamation de son nom par les hauts-parleurs. Jour après jour, au retour de l’école, il lançait une balle de tennis contre les marches du seuil de sa maison comme si chacun de ses gestes avait fait partie du match de championnat qui se déroulait dans sa tête. Il en arrivait invariablement à la même situation en fin de partie, les Giants avaient toujours un point de retard, c’était toujours lui le batteur et il réussissait chaque fois le coup qui emportait la victoire.
Puis arrivée dans un motel La Quinta Inn (de plus en plus luxueux !) en milieu d’après-midi dans la banlieue de Salt Lake City. Sieste et boissons fraîches, nous avons tous les deux besoin de retrouver notre intimité. La nuit dernière, j’ai eu l’impression de dormir dans le lit de mon grand père, de retourner quelques générations en arrière. Ici, dans ce motel assez luxueux mais impersonnel, je me retrouve chez moi, et le lit est bon. Vais-je sortir pour aller voir Salt Lake ? Nous ne le saurons que tout à l’heure.

*

Eh oui, j’ai vu Salt Lake, Temple Square et toute cette organisation mormone-américaine autour de la mythologie issue des textes de Smith : accueil dès l’entrée, visitor center hallucinant (on peut laisser son adresse pour être contacté à la maison dans le monde entier) avec montée en colimaçon sur trois étages d’un large couloir aux murs bleu nuit constellés d’étoiles, pour déboucher sur une vaste plate forme avec sièges pour le public et sonorisation excellente pour le guide, …en présence d’un Christ immaculé, comme dans les visions de Smith, royal et mesurant plusieurs mètres de haut.
Tamera finit par se retrouver au Centre des Visiteurs, à Temple Square, où elle monta la rampe. C’était une grande allée en spirale qui s’incurvait si bien en l’air qu’on avait l’impression de monter à l’assaut d’une galaxie. Le plafond était bleu foncé et tout en haut il y avait une énorme statue de Jésus. Un bel endroit. Tamera était allée là autrefois pour être seule et méditer. On éprouvait dans cet endroit un sentiment très doux de paix. On sentait presque des puissances rôder autour de soi. Elle se mit à prier…
Les murs du rez de chaussée sont couverts de grandes fresques montrant des moments clé de l’ancien testament et du livre de Mormon, dans le style clair et illuminé des images pieuses des hagiographies de mon enfance. Dans les jardins sont érigées des statues diverses à la gloire des pionniers, dans le culte desquels il paraît de bon ton de verser. Et partout ces jeunes gens au sourire obligatoire, figé et que nous ressentons comme inauthentique : tout pour faire fuir de modestes européens septiques quoique ouverts et présentant la meilleure volonté du monde.
La ville est claire et agréable. Larges avenues à l’américaine. Américain aussi ce congrès rassemblant pour un repas des centaines de personnes dans le jardin d’un grand hôtel, sous le flot de parole d’un animateur équipé d’une sonorisation imparable. Ils ont l’air de s’ennuyer ferme mais la présence doit être obligatoire, peut-être s’agit-il d’un congrès professionnel.
Après une ballade dans la touffeur du soir, peuplée de l’autre amérique, celle des alcooliques et des blacks toxicos, paumés de toutes sortes qui dorment à même le trottoir dans le quartier de la gare routière, nous mangeons dans un restaurant pour 75 F à deux, tout va bien.

07 août 1992

Dean et LaRita

Lever matinal à Kings Creek pour un départ tôt dans la matinée : cependant il faut attendre que la tente sèche, tout est trempé. Il y a peu de chose à dire de la route. Nous prenons la 12 pour Escalante. Grand drame dans l’équipage : l’une prétend musarder et s’arrêter au bord d’un lac pour se baigner, l’autre n’entend pas et continue à rouler. Ils s’arrêtent finalement au bord de la route et perdent pas mal de temps en vaines disputes & interrogations. Quoi qu’il en fût, les voilà bientôt repartis pour aller se perdre dans une contrée visiblement non touristique où pourtant les motels sont no vacancy. Alors quoi ? Les voici orientés vers une sorte de B&B — bed & breakfast, pas de place non plus. Mais des gens très agréables et de nature à les réconcilier avec l’humanité en général et eux-mêmes en particulier prennent le problème à cœur et téléphonent à droite et à gauche pour trouver une solution. Il n’y a aucun motel libre à des centaines de kilomètres à la ronde. Les hôtes du B&B finissent par appeler le professeur de français du lycée de l’endroit, qui arrive bientôt et invite timidement chez lui nos héros réconciliés avec la vie.
Moments de vie familiale chez des mormons très agréables et ouverts, Dean et LaRita, à l’hospitalité chaleureuse, qui nous offrent leur propre chambre. Ils ont cinq enfants, dont deux grandes filles superbes et vivantes.
Ils sont fiers de leur mode de vie, qui repose sur le respect de la famille. Le repas de fin de journée est pris ensemble et nous dînons avec eux d’un poulet en sauce accompagné de légumes et de fruits.
Le soir ils nous emmènent voir le pageant de Castle Dale, spectacle son et lumière fort impressionnant qui retrace l’arrivée des pionniers mormons et en profite pour rappeller l’histoire des tablettes de Moroni. Curieusement on n’hésite pas à représenter The Lord lui-même, le Christ sur sa croix. Le mélange d’éléments sacrés et profanes est tel que la vie quotidienne en paraît sacralisée. Cela me fait penser à la répétition d’une scène primitive, avec ancêtres sacrés, rites collectifs, recréation du temps et de l’espace sacrés. Au début du spectacle (de la cérémonie ?), prière : cinq mille personnes recueillies comme cela ne se trouve plus guère dans les milieux que je fréquente. Puis saluts aux drapeaux : rires et applaudissements éclatent quand passent à cheval les étendards des quatre armées américaines mais dramatisation soudaine de la voix du commentateur : pour Stars & Stripes, la bannière étoilée, l’assistance se dresse comme un seul homme, la casquette à la main, la main sur le cœur, en silence.
A la fin du spectacle, dans une lumière aveuglante, se dresse sur une haute colonne un personnage patriarcal, sans doute Brigham Young, qui parle d’une voix grave à son peuple et indique du bras la direction de la croisade qu’il reste à accomplir et qui est la continuation de l’œuvre des mythiques pionniers.
Pour traverser l’Iowa, les Mormons construisirent leurs propres ponts et leurs propres routes ; ils semèrent même des céréales qui devaient être récoltées par ceux qui les suivraient la saison suivante.
J’enverrai Mircea Eliade à Dean et LaRita.
Fin de soirée fatiguée avec quelques échanges philosophiques sur les différences culturelles et de mode de vie. La langue ne constitue qu’une faible barrière, d’autant plus que Dean parle un excellent français, la rencontre est réelle.
Le lit est couvert du traditionnel patchwork, offert pour le mariage par les femmes de la communauté. Chaque pièce de tissu a été choisie et cousue avec une intention précise et LaRita nous montre telle ou telle pièce, en évoquant la personne qui l’a placée là. Puissance de l’esprit communautaire.

06 août 1992

J’étalerai le feu

6 août encore. Il est 11:00 am. J’écris à la table traditionnelle du campement américain. Françoise classe et numérote les photos qu’elle a fait développer à Flagstaff. Le ciel est couvert et menaçant. De temps en temps nous buvons un café. L’eau chauffe sur le feu que nous avons mis une heure à allumer, dans l’humidité, après quatre essais infructueux.
J’irais bien à la pêche à la truite en Amérique, ou à la chasse.
8:00 pm : c’était donc une journée de repos, avec visite d’une partie du Parc National de Bryce Canyon. Promenade à pied, après qu’une pluie diluvienne nous ait fait penser que la journée serait fichue. Décors érosifs d’une grandeur à couper le souffle. D’ailleurs mon souffle était bien court pour ce premier hiking de huit kilomètres. Mais en marchant lentement nous sommes arrivés en haut, à plus de 8 000 pieds. En milieu d’après-midi nous faisons notre maintenant rituel et presque unique repas quotidien. Aujourd’hui, c’est un taco salad dans l’auberge (inn) historique qui se trouve à l’entrée de Bryce Canyon. La cuisine mex est vraiment épicée. Nous faisons un usage immodéré de sour cream pour tenter d’adoucir la brûlure du piment.
Retour au campement. Bain de pied dans le lac avoisinant après un tour en forêt par une piste à la limite de la praticabilité. L’année prochaine, c’est sûr, je loue un 4x4.
Françoise fait le feu. J’écris jusqu’à la nuit.
C’est un certain John Westley Powell qui a découvert cette région, l’a décrite, a rencontré ses habitants, les Utes et les Paiutes. Ses comptes-rendus d’expédition, rédigés avec Clark, son binôme, pour le compte du gouvernement américain, ont peut-être été traduits en français. Il faudra chercher.
La nuit tombe. Notre tente est parmi les sapins : j’étalerai le feu avant de la rejoindre.

Flash overflow

On ne pensait plus qu’à voyager, manger, dormir. Dépêchons-nous, allez, on y va… Même plus le temps d’écrire. Alors stop. Nous avons décidé d’une journée de break.
Hier matin, le 5 donc, nous avons quitté les rives du Lake Powell vers 10:00 am en cherchant un endroit où nous baigner. Premier essai à quelques miles du camping : j’ensable la voiture et réussi à repartir de justesse, dans le sens de la pente mais il m’est impossible de remonter sur la route. Heureusement un type qui fait du stop pour rejoindre le village nous aide. Il prend le volant et passe la barrière de sable à pleine vitesse. Nous le conduisons jusqu’à son village. Il habite ici, un vrai country boy. Sa vie, nous explique-t-il, est consacrée au bateau, au camping, au drinking. Et il désensable à l’occasion les touristes encombrés d’une boite de vitesse automatique.
Plus loin sur la route nous prenons une piste qui ramène vers le lac. Douze miles de désert aride. D’abord une route étroite, presque de la même couleur que le désert — grise. Il arrive que la route s’arrête pour se laisser croiser par un wash, torrent le plus souvent à sec, sauf à la fonte des neiges et, peut-être, lors des orages d’été qui ont mauvaise réputation. Les constructeurs ont jugé inutile une réfection annuelle. La voiture passe difficilement entre les blocs de pierre charriés par les eaux à la mauvaise saison. Plus loin le pavement devient gravel, dans un paysage lunaire gris, rouge et jaune. Pas trace de vie, si ce ne sont quelques herbes-fil-de-fer et de très rares buissons de sauge.
La piste tourne maintenant dans un canyon, zone inquiétante de flash overflow, inondation brutale. Elle suit le cours accidenté tracé par les eaux. Les murs du canyon se resserrent parfois à quelques mètres, on ne pourrait pas croiser une éventuelle autre voiture et ils nous dominent de la hauteur d’un immeuble de cinq étages. Aucune échappatoire. Si l’eau d’un lointain orage arrive, nous sommes morts. Au bout d’une heure de route, alors que, impressionné et oppressé, je suis partisan de faire demi-tour, nous arrivons sur les rives du lac, petite plage occupée par deux campements et quelques bateaux de louage. Nous nous baignons et nous photographions, et, inquiets de la couleur du ciel qui menace peut-être de rendre la piste glissante, voire d’inonder quelques arroyos transversaux, nous repartons si fait.
Plus tard, plus loin sur la 89 qui va nous ramener vers le nord, nous rencontrons une nouvelle piste, à droite. Elle conduit vers Pahreah — maintenant Paria. Quoique affamés et à la recherche d’un fast food quelconque, nous tournons. Ce sera sans regret : un site prodigieux, des montagnes stratifiées de couches rouges, roses, mauves, vertes, jaunes, grises, blanches. Cet endroit immense a servi à une première installation de mormons, interrompue par les Indiens, à une seconde des mêmes, interrompue par des inondations. Il reste d’eux un cimetière encore fleuri après un siècle par l’association des filles des pionniers et la question que pose ce décor fabuleux et sauvage : pourquoi venir aussi loin ? Fuite des persécutions ? Recherche d’une solitude cistercienne ?
Nous ne sommes pas en Utah depuis ce matin pour rien : les premières personnes croisées dans ce camping de Kings Creek sont …mormones, un couple jeune avec quatre enfants. Lui a été missionnaire pendant deux ans en France et parle encore bien notre langue. Rencontre. La fille aînée, 7 ans, s’appelle Aimée, comme ma grand-mère. Les enfants et les parents sont vivants, joyeux. Nous parlons de toutes sortes de choses, jusqu’au problème de la sécheresse en Europe, dans la nuit tombante et la pluie qui s’installe.
Repas de maïs grillé, dans le noir absolu. Coucher vers 9:00. Il pleut toute la nuit. Cela n’est jamais arrivé ici au mois d’août, paraît-il, mais, après les déserts du Nouveau Mexique et de l’Arizona, c’est presque agréable.
Comme tous les gens originaires des régions arides il aimait la pluie, ce bienfait rafraîchissant, rare et tant attendu, qui faisait fleurir le désert et rendait la vie possible. Il resta là, la tête pleine de pensées, à regarder l’eau ruisseler sur les briques, tomber des feuilles, former ses flaques froides sur les dalles et parer d’un reflet luisant la chèvre de Picasso.

04 août 1992

La douceur du soir

Notes très brèves, avant de partir d’un camp au bord du Lake Powell. Nous avons quitté l’Econo Lodge de Winslow en milieu de matinée, direction Flagstaff, avec passage express par un gigantesque cratère météorique annexé par la Nasa : voleurs ! Ce lieu a servi de site pour l’entraînement des astronautes des missions Apollo. Il est donc devenu un Monument Naturel Dédié à la Grandeur Américaine Avec Musée Et Visite Guidée et commémore les derniers avatars de la frontière. Malgré la bonne humeur obligatoire dans la célébration du mythe, nous refusons de donner $6 chacun pour communier et n’achetons même pas un T-shirt. L’arrogance et l’impérialisme américains refont brutalement surface dans nos consciences européennes. Arrrgh !
D’après le Bureau du recensement américain, la frontière correspond à une zone de peuplement dans laquelle la densité est supérieure à deux habitants et inférieure à six habitants par mile carré. C’est pourquoi il fut décidé officiellement en 1890 que la frontière avait disparu aux Etats-Unis. La frontière n’a pas cessé de se déplacer du début du XVIIe siècle à la fin du XIXe. Elle n’a jamais formé une ligne continue : les avancées, les redans, les enclaves ont été courants (…). Cette progression vers l’ouest a profondément marqué l’histoire des Etats-Unis et comporte de multiples significations (…). Aussi l’Amérique subit-elle un choc quand elle apprend que la frontière a cessé d’exister (…). A moins que la lutte contre les inégalités sociales et le sous-développement économique ne constitue à son tour de “nouvelles frontières” comme le suggérait le président John F. Kennedy en 1960. Cessant d’être une réalité, la frontière devient un mythe qui symbolise le rêve américain des espaces immenses et de la liberté. Peut-être la conquête de l’espace a-t-elle représenté aussi une nouvelle frontière.
Dans le mall de Flagstaff, achats de vêtements, développement de photos. Passage à l’aéroport pour contacter l’agence Hertz et lui demander de prévenir Denver que nous prolongeons la location de la voiture d’une semaine.
Joe se glissa sous les couvertures près d’Astrid. Il alluma la radio posée sur la table de chevet. Un homme décrivait sa visite au grand centre commercial d’Edmonton, en Alberta. Allongé bien au chaud avec Astrid, Joe réfléchit à ce centre commercial. L’homme ne parvenait pas à expliquer clairement au public la taille de ce centre immense. Dans un magasin du complexe, il avait choisi une chemise qui lui plaisait. Puis il était ressorti de ce magasin pour s’assurer qu’il n’y avait pas une autre chemise, dans un autre magasin, dans une autre partie du centre commercial, qu’il aurait préféré à la première. Il porta finalement son choix sur ce premier vêtement, une chemise bleue de coupe western, pourvue de boutons-pression, qu’il préféra à toutes les autres chemises, dont beaucoup étaient certes épatantes —mais chacun son goût, n’est-ce pas ! Le grand centre commercial d’Edmonton, en Alberta, était néanmoins si vaste, si labyrinthique, qu’il ne réussit jamais à retrouver ce premier magasin qui vendait sa chemise préférée. Question du public : un centre commercial peut-il vraiment être trop merveilleux, trop immense ? Et surtout, est-ce que le grand centre commercial d’Edmonton, en Alberta, dépasse nos espoirs au point de ne plus pouvoir nous satisfaire ? Restez à l’écoute.
Joe et Astrid dormaient.
La route serpente entre des cuestas rouges pour arriver au Lake Powell. La région est touristique, nous trouvons néanmoins un camp très fréquenté mais bien agencé, $ 7, paysage merveilleux. La tente montée, le feu allumé, les voyageurs fourbus s’allongent dans la douceur du soir.

03 août 1992

Seconde Mesa

Visite de Gallup downtown à la recherche d’une banque, d’un coiffeur… et d’une ville américaine. Il y a une sorte de centre, quelques blocks en tiennent lieu. Trouvé des $US dans la première banque venue avec la carte Visa. Puis je me fais coiffer dans un salon un peu province. La conversation avec la coiffeuse est difficile. Mon américain ne s’améliore pas. On parle quand même des différents modes de vie aux Etats-Unis et en Europe, des espaces américains, du voyage, des Indiens (« Comment vous faites, vous, avec vos Indiens, en Europe ? »). Elle a vu des étoiles pour la première fois à 13 ans, en quittant Los Angeles et reste fascinée par le sentiment d’immensité ressenti à l’occasion d’un voyage à Chicago, en voiture, lorsqu’elle était teen.
Nous trouvons la route de Zuñi où nous arriverons vers midi.
Avant Zuñi nous nous arrêtons dans un comptoir d’échange, particulièrement bien achalandé. Acquisition d’un collier de fétiches zuñi pour l’anniversaire de Françoise. A cet endroit on vend de tout : épicerie, armes à feu, matériel de travail pour les artisans indiens (turquoises brutes, coquillages, outils de précision), bijoux, objets d’art…
RUGS - KACHINAS
JEWELRY & ZUÑI POTTERY
JOE MILO’S TRADING COMPAGNY
12 Miles South of Gallup on Highway 602
Box 296
Vanderwagen, New Mexico 87326
(505) 778-5531
1-800-748-2154
Les Zuñis semblent réussir à se préserver : ce qui doit être protégé l’est (pas de photos, c’est clair, le règlement est affiché à l’entrée du pueblo). Ils donnent une impression de relative richesse. Leur production est plus artistique qu’artisanale. Ils ne vendent pas n’importe quoi. Nous cherchons si longtemps un endroit mystérieux, le cœur du pueblo, dont tout ce que nous savons c’est qu’il y est interdit aux blancs de descendre du toit, que nous y renonçons. Nous mangeons des ficelles de bœuf et des crêpes au maïs, des tamales.
En quittant Zuñi, nous faisons un petit tour au dessus du pueblo, pour admirer la mesa sur laquelle le peuple zuñi vivait autrefois. Rose et verte, c’est une des plus belles qu’on puisse voir. Elle est sûrement sacrée, donc non photographiable. Nous volons quand même une image rapide, avec un sentiment mêlé d’illégitimité et de laïcité militante. Dans les pays musulmans, orthodoxes, catholiques il est facile de ne pas faire d’erreur : on ne photographie pas les temples, on n’y rentre pas si on ne sait pas comment s’y prendre. Ici, c’est la nature tout entière qui est le temple : est-ce à dire qu’elle nous devient étrangère et que le rapport que nous y avons, nous, est réputé inexistant ?
Derrière lui, au-dessus de la paroi en grès rouge de la mesa, un ciel de cirrus floconneux s’étendait vers le sud, dans la direction du Mexique. A l’ouest, au dessus du Désert Peint, les dernières lueurs du soleil couchant le teintaient de rouge. Au nord, le reflet de cette lumière colorait les falaises des Zuñi Buttes d’un rose délicat.
De Zuñi, nous partons en début d’après-midi vers le sud-ouest pour rejoindre la 666, puis, vers le nord, Ganado. Nous prenons un vieil auto-stoppeur navajo. Il y a autant de rapport entre notre anglais et le sien qu’entre, disons, le breton et le hongrois. L’essentiel de ce qu’il nous dit, c’est : « I’m a Navaho ! » Et apparemment, c’est sa fierté et son honneur. Dès maintenant, je ne prononcerai plus que nava’o et non plus navaro, comme les Navajo eux-mêmes.
Le trajet qui séparait le bureau de Leaphorn, situé à Window Rock, de Lower Greasewood, l’emmena vers l’ouest à travers les forêts de pins ponderosa du plateau de Defiance, à travers les collines de pins pignons et de genévriers qui entourent Ganado, puis au sud-est dans le paysage des buissons de sauge qui descend vers le Désert Peint.
Nous roulons vers Première, Seconde et Troisième Mesa, réserve hopi. Le paysage est monumental, moins sec que nous ne le pensions, mais néanmoins quasi désertique, hors la grande plaine qui est, elle, couverte de sauges ou d’armoises, d’herbes-qui-roulent et de maïs pueblo, c’est à dire cultivé par touffes.
My great corn plants,
Among them I walk
I speak to them ;
They hold out their hands to me.
Nous escaladons Seconde Mesa par une route en lacets, à la recherche du Centre culturel hopi et du motel immortalisés dans Le vent sombre de Tony Hillerman. Nous en sommes éconduits sans civilité excessive : il faut avoir réservé, bien qu’il reste des chambres libres. Joies de la bureaucratie. Nous redescendons de la mesa. Le campground indiqué par la carte n’existe pas ou plus. Il n’y a que des champs de cailloux avec parfois quelques touffes de maïs irriguées on ne sait comment.
Il est 6:00 pm, pas un endroit où dormir à moins de 100 kilomètres. Nous faisons quelques courses dans un supermarché, le plein d’essence et postons quelques cartes, notamment de remerciement aux traducteurs de Tony Hillerman, grâce à qui nous avons eu accès à certains des romans qui nous ont entraînés dans ce voyage. Un dernier tour par Seconde Mesa pour jouir du fabuleux paysage qu’on découvre de là-haut. Dans un lacet, arrêt sur le bord de la route. Françoise descend faire une photo et se fait prendre à partie par un Hopi agressif qui arrête son pick up pour l’engueuler : elle n’a rien à faire là et moi non plus et tirez-vous. Il est vrai qu’il était marqué restricted area, ce qui signifie vitesse limitée en anglo-américain d’après mon Collins franco-anglais. Mais en hopi, ça veut dire quoi ? Echaudés, nous repartons vite, sans aller jusqu’en haut. En rejoignant la highway US40 nous trouverons sûrement des motels. Winslow se trouve à 60 miles au sud : un peu plus d’une heure de conduite sur une route parfaitement rectiligne, si ce n’est une légère courbe vers le trente cinquième mile. Françoise s’endort, épuisée par l’altercation avec le Hopi. Quant à moi, je conduis dans la nuit tombante, Archie Shep et Dollard Brand jouant Duet en sourdine, croisant parfois un pick up plein d’Indiens, faisant une course lente avec un orage qui glisse depuis l’est, à ma gauche, apparemment décidé à nous couper la route, mais qui finalement ne nous atteindra pas.
Arrivés sur l’US40, quelques kilomètres plus loin un motel Econo Lodge nous attend.
Il y a un motel dans le cœur de tout homme. Là où l’autoroute commence à dominer le paysage, par delà les limites d’une grande ville se répétant à l’infini, près d’un point important d’arrivée et de départ : voilà où il se trouve le plus vraisemblablement. Des cartes postales de lui-même à la réception. Cent chambres hermétiques. Les quatre saisons de l’année en bombes aérosols à l’intérieur du placard à pharmacie. Répété indéfiniment jusqu’à votre chambre, vous pouvez oublier facilement qui vous êtes, ici ; vous pouvez vous asseoir sur votre lit et devenir homme assis sur un lit, abstraction en concurrence avec l’infini même ; c’est dans ces endroits et ces moments-là que le chaos moderne se hausse au niveau des mathématiques pures. Malgré ses larges dimensions, le motel semble provisoire. Cette impression provient peut-être tout simplement de la certitude que personne n’y vit plus d’un jour ou deux à la fois. (…) Le motel semble construit exclusivement avec des carrelages de salle de bain. Les draps sont froids et presque humides. Il y a trop de cintres dans le placard, comme si la direction s’efforçait de compenser une insuffisance secrète, trop douloureuse pour être imaginée. De petites grilles encastrées dans le mur provient le souffle régulier et presque intolérable de la ventilation. (…) Il personnifie une répétition tellement insistante et irrésistible que, sinon la liberté, du moins la libération est possible, la délivrance ; submergé par le chaos, vous passez à des royaumes plus étroits, vous parvenez à des subtilités, à l’intégrité mathématique, et vous devenez si vous le voulez l’homme sur le lit de la chambre d’à côté. (…) Les hommes gardent ce motel au plus profond de leur cœur : c’est là que coule le rêve de la confluence du voyage et du sexe.
Il n’y a plus de chambre à un lit, au diable l’avarice, nous prenons un double beds, no smoking, pour $40. Sur le mur de la réception, il y a deux horloges : l’heure de l’autoroute est celle du Pacifique, celle du motel est celle de la montagne, elles sont décalées d’une heure.
AARP & AAA Discount
Econo Lodge
I-40 at North Park Drive - Exit 253
Adjacent to K-Mart Shopping Center
Winslow, Arizona 86047
602-289-4687
For reservations : 800-55-ECONO

02 août 1992

Navajo Nation

Dans un motel de Gallup

J’écris dans un motel de Gallup après avoir pris une douche, branché l’air conditionné et regardé quarante chaînes toutes semblables à la télé. Le lieu est confortable et correct, propre. La nuit dernière a été difficile, un groupe de texans insupportables ayant fait tourner un générateur électrique (prononcer « djintô ») juste à côté de nous jusqu’à passé 11:00 pm malgré deux démarches courtoises. Ce matin nous plions bagage toujours dans la colère de la veille d’autant plus que ces abrutis nous réveillent en braillant dès avant 7:00 am.
Nous décidons de nous offrir un petit déjeuner au restaurant du campground mais ce n’est pas possible : une troupe de scouts vient de s’installer, il faut attendre qu’ils soient servis et il va y en avoir pour un moment. Donc petit-déj debout sur le parking, à côté de la voiture, sans décaféiné pour moi, mais avec une saloperie de gâteau bourré de sucre coloré et finalement immangeable. Je suis de mauvaise humeur. Françoise trouve du café soluble dans toutes les épiceries, voilà bien une injustice.
Et puis : on the road again, descente de Mesa Verde, Cortez, route 666 vers Shiprock, avec passage par les Fours Corners.
— Je suis en contact pratiquement permanent avec le bureau météo, annonçai-je. J’essaie de leur faire cracher un genre de prévision à long terme pour le secteur concerné.
— Quel secteur ? demanda Jones Perkins.
— Celui où vivent les Navajos.
— Où est-ce ?
— Quincy, c’est toi l’expert géographe.
— Ecoutez, ce n’est pas comme si nous risquions de ne pas les trouver. La réserve est plus grande que certains Etats. Elle est même plus grande que certains pays, certains royaumes timbres-poste d’Europe. Il ne fait aucun doute dans mon esprit qu’elle est plus grande que Monaco, par exemple.
— Central Park est plus grand que Monaco, lança Reeves Chubb.
— Lèche-cul, marmonna Quincy.
— C’est du côté de l’Arizona, du Nouveau-Mexique, de l’Utah et/ou du Colorado, déclara Paul Joyner. Il se trouve que je le sais avec une absolue certitude.
— C’est juste, dis-je. Et d’après ce que je comprends, la région comporte de belles habitations troglodytiques et des ruines de pueblos que nous pourrons utiliser comme cadres naturels. En fait, Monument Valley se trouve à l’intérieur de la réserve, d’après ce que je me suis laissé dire. C’est un endroit dépouillé, splendide, naturel.
Dès les Fours Corners, nous découvrons l’autre Amérique, celle qui impressionne plus par sa dignité que par son sens de l’organisation. Le point précis où les frontières de quatre Etats — Colorado, Nouveau Mexique, Arizona, Utah — se coupent à angle droit est en territoire Navajo et les Indiens n’ont pas manqué de remarquer qu’ils pouvaient en retirer quelque argent : d’où l’ambiance surréaliste de kermesse et de braderie, en plein désert. Le touriste peut se faire photographier dans quatre Etats à la fois à condition d’être suffisamment souple et il est invité à acheter diverses bimbeloteries et bijouteries. Et, bien sûr, des T-shirts.
Nous avons poursuivi notre chemin à travers le centre de l’Etat, puis avons obliqué vers la région des canyons, au sud-est, ce qu’on appelle les Quatre Coins, où l’Utah, l’Arizona, le Colorado et le Nouveau-Mexique se rencontrent. C’était l’endroit le plus étrange de tous, un monde de rêve, rien que de la terre rouge et des rochers aux formes bizarres, des structures formidables qui surgissaient du sol comme des géants. Obélisques, minarets, palais, toutes étaient à la fois reconnaissables et étrangères, on ne pouvait s’empêcher en y regardant d’y voir des formes familières, même en sachant que ce n’était que l’effet du hasard, crachats pétrifiés des glaciers et de l’érosion, d’un million d’années de vent et d’intempéries. Pouces, orbites, pénis, champignons, personnages, chapeaux. Comme lorsqu’on s’invente des images dans les nuages. Tout le monde sait maintenant à quoi ressemblent ces régions, vous les avez vues des centaines de fois. Glen Canyon, la Monument Valley, la Vallée des Dieux. C’est là que sont tournés tous ces films de cow-boys et d’Indiens, cet imbécile de bonhomme Marlboro y galope tous les soirs à la télévision. Mais ces images ne vous en disent rien, Fogg. Tout cela est bien trop énorme pour être peint ou dessiné : même la photographie n’arrive pas à le rendre. Tout est déformé, c’est comme si on essayait de reproduire les distances des espaces interstellaires : plus on voit, moins le crayon y arrive. Le voir, c’est le faire disparaître.
Une gigantesque voile de pierre, triangulaire, émerge du désert. A Shiprock (la ville), salad bar dans un supermarché, ouvert le dimanche, où nous sommes étonnés de nous trouver les seuls blancs. Shiprock : un désert triste et passablement sordide. Françoise photographie quelques références hillermaniennes, le bureau de police et de justice. Au-delà de la ville, nous faisons halte devant Shiprock (la montagne) dans un décor grandiose et aride impressionnant au point que nous n’osons pas nous éloigner de plus de quelques mètres de la voiture. La chaleur est telle que nous ne saurions manger dehors : le repas se passe dans la voiture, vite fermées, le moteur fonctionnant pour alimenter la climatisation.
Nous voudrions aller jusqu’à Lukachukai mais au-delà de Red Rock la route 33 devient une piste impraticable aux yeux de Françoise, difficilement praticable aux miens. Bref nous faisons demi-tour et abandonnons l’idée d’aller jusqu’au canyon de Chelley aujourd’hui. Nous choisissons de rejoindre Gallup, d’y trouver un motel et de nous y refaire une santé. De Cortez à Gallup nous traversons des zones désertiques pour la plupart, de couleurs étonnantes (les rouges de Red Valley la bien nommée !) et vraiment très pauvres. Ici, la caravane représente l’habitat ordinaire.
Gallup, ville indienne, “au cœur de l’indianité” comme on l’écrit sur les prospectus touristiques, est une ville américaine basique avec sa longue artère de motels, snacks et magasins éclairés de néons nuit et jour, ses rues se coupant à angles droits, ses blocks pauvres alternant avec des blocks riches, pas de centre ville, pas de places.
On annonce un spectacle :
SUMMER INDIAN DANCES
EVERY NIGHT
Memorial Day through Labor day
(Except August 11-16, 1992 or
during major events)
RED ROCK STATE PARK16
7:30 p.m.
Performances Nightly
$ 4.00 per person (approx.)
Children under 5 years old, FREE
Mais il pleut et, en l’absence d’un interprète, il est impossible de comprendre quoique ce soit à ce que dit le commentateur indien. Nous avons vu quelques minutes de danses, peut-être hopi, avec la sensation de pratiquer une triste forme de voyeurisme culturel et nous sommes repartis très vie. Jusqu’où la culpabilité de l’homme blanc va-t-elle se nicher ?
Repas mexicain ce soir à El Rancho, hôtel-restaurant fondé en 1937 par le frère de Griffith, le restaurant des stars du cinéma. Tout Hollywood est apparemment passé par ici : c’est le pays des westerns. L’architecture est frappante, le décor aussi (les fauteuils en cornes de bisons ou de longhorns, à la fois fascinants et total-kitsch !). La gastronomie mex : couci-couça. Nous goûtons un peu à tout et c’est lourd. Avec le repas : thé chaud ou froid, café, eau glacée, coca… (!)
La mamie qui nous sert, une femme blanche aux cheveux blanchis par l’âge, se montre très pédagogue et gentille. En France elle aurait le droit de se reposer depuis longtemps. Nous avons perdu l’habitude de voir travailler des personnes âgées.

01 août 1992

Break dans le rush

Une journée de break dans le rush (pour écrire le pidgin que nous parlons maintenant) ce qui signifie se lever tard — plus de 7 heures ! — bouquiner quelque peu avant de se décider, lentement, à monter en haut de la Mesa (en voiture : il y a 18 km) pour visiter Cliff Palace, un vaste ensemble de logements troglodytiques dans lesquels vivaient les Anasazi qui occupaient la région vers le XIIIe siècle. C’est extraordinaire. Leur habitat est installé dans des grottes sous le sommet de la mesa et domine des canyons immenses. Des raisons géologiques peuvent expliquer ce choix : le relief de la mesa attire les pluies et le plateau supérieur permet la culture du maïs. Mais, pour accéder aux plantations, il leur fallait escalader la roche en utilisant des prises minuscules. Il y a une vue de Mesa Verde dans Il était une fois dans l'Ouest, c'est là que se trouve le refuge de la bande de Fonda, là qu'a lieu la scène où il bouscule l'ingénieur infirme et le fait tomber en lui fauchant sa béquille d'un coup de pied.
Leaphorn avait donc écouté patiemment les notions de base, surtout exposées par Davis, ayant trait à la façon dont la culture anasazi était apparue sur le plateau du Colorado, très certainement comme une suite logique à la présence de familles disséminées, composée de chasseurs et de ramasseurs de graines, qui habitaient des maisons souterraines, à la façon dont ils avaient appris à fabriquer des paniers, acquis les rudiments de l’agriculture puis su irriguer leurs récoltes en contrôlant le ruissellement des eaux de pluie et enfin, probablement au cours du processus de calfatage des paniers avec de la boue séchée à la flamme afin de les rendre étanches, appris à faire des poteries.
Donc, le matin, visite pedestrian. Aimablement prévenu que les personnes souffrant d’insuffisance cardiaque ou respiratoire sont priées de s’abstenir, j’effectue le tour avec une lenteur qui inquiète peut-être Françoise mais qui me maintient en dessous de l’essoufflement que je redoute. Cela se passe bien et ira de mieux en mieux toute la journée. Laquelle est passée à errer de bistrots plus ou moins climatisés au musée (passionnant), à la librairie (au sens français), encore bistrot, puis laundry, où j’écris à l’instant. Quand le linge sera sec, retour au campement et soirée folie : un T-bone en BBQ avec une bouteille de vin de Californie au nom enchanteur : Vendange. Pour trouver du vin dans cette région, il faut non seulement que le magasin choisi en propose, ce qui est loin d’être toujours le cas, mais de plus il faut s’y trouver dans les créneaux horaires où la vente est autorisée et attester de sa majorité.
Tout à l’heure en venant au lavoir, trois ou quatre biches (mule deer) au bord de la route et un homme accompagné de deux petites filles avançait tout doucement dans les herbes. Quelle chance a-t-il ! En voyage on tend à s’oublier et pourtant, en arrière plan, derrière la conscience immédiate, ça continue à travailler. En pleurant j’ai eu l’impression de lâcher une part de l’oppression qui m’empêche de respirer depuis quelques jours. Agathe et Dorothée, ce n’est pas l’éloignement des vacances qui me brise le cœur : c’est le vent sombre qui parle de votre départ à Bordeaux. Je me sens obligé de faire bonne figure pour vous faciliter la vie (« Allez-y, ce sera super là-bas ! ») mais je le vis mal. Je vous aime et je dois faire un effort pour garder à la conscience l’idée que c’est vivant et en bonne santé que je vous suis le plus utile. Si voyage et révélation sont cousins, comme je le crois, c’est par rapport à la préservation de soi-même que je vais peut-être apprendre quelque chose.