Arrivée vers 20 heures à l’aéroport Stapelton, Denver, après que nous ayons survolé les grands lacs, puis des plaines infinies sur fond de soleil couchant. D’immenses nuages apparaissent dans des contrastes de blanc violent et de noir profond, parfois colorés d’une palette de roses et de mauves intenses. Ils anticipent les arches de pierre de l’Utah, ces nuages qu’on croirait solides comme des montagnes et qu’on voit plus grands qu’elles.
Stapelton m’a fait l’effet Hérodote : même prévenu par la rumeur je ne savais pas qu’on pouvait faire aussi grand, aussi luxueux, aussi propre. Dix-sept tourniquets à bagages, des centaines de mètres de couloir avec tapis roulants, dix comptoirs d’agence de location de voiture de trente mètres chacun… Ça se passe comme ça en Amérique.
Tout le monde a le droit de gagner sa vie.Et puis tout s’est détraqué : le numéro de réservation européen Hertz n’est pas parvenu jusqu’ici, le forfait de location que nous avions retenu semble ne pas exister, le factotum agresse verbalement Françoise, l’ambiance s’alourdit brusquement, avec maintenant huit lourdes heures de jet lag négatif à porter.
En Amérique c’est comme ça. On prend une suée, et on se gagne un dollar. Avec ce dollar, on s’achète des citrons et du sucre. L’eau et la glace, c’est gratuit. On prend une planche et deux tréteaux et on se met à vendre sa citronnade au bord de la route et bientôt on s’aperçoit qu’on gagne cinq dollars par semaine. Avec ces cinq-là on s’achète encore des citrons et du sucre, d’autres planches et d’autres tréteaux et on installe ses petits stands le long de la route. Au bout d’un moment, on ne peut plus s’en tirer tout seul. On embauche des employés. On se met à mettre sa citronnade en bouteilles et en boîtes, et en un rien de temps on a des camions pour la distribuer dans toutes les épiceries du pays. On s’achète une belle maison à la campagne avec une piscine et des vide-ordures automatiques et on donne des cocktails où les invités boivent votre citronnade en l’additionnant de gin. On peut dire qu’on est arrivé.
C’est comme ça que ça se passe en Amérique et tout le monde a le droit de gagner sa vie.
Françoise témoigne :
« Au comptoir Hertz je prends mon élan pour bien m’expliquer et ouvrir bien grand mes oreilles : j’appréhende un peu les questions techniques. Peine perdue : le black du guichet a un accent terrible, et à chaque prière de “Répétez plus lentement, SVP¨” il redébite immuablement le même jargon. Il s’énerve, j’enlève ma veste et commence à paniquer, mais je tiens bon : je ne signerai pas n’importe quoi à n’importe quel prix ! Pour finir, nous obtenons la voiture que nous voulons, mais sans savoir très bien comment nous sommes assurés. »Finalement on nous attribue, dans une ambiance de science fiction, une Ford Tempo rouge d’un luxe jamais rencontré et nous voilà partis, à la nuit tombée, avec cette voiture inconnue qui ne réagit pas comme à l’accoutumée (direction assistée, boite automatique, ceinture automatique entre autres), qui n’est peut-être pas assurée, sur des routes à la signalisation incompréhensible, vers un hôtel que nous ne trouverons jamais. Rouler sur les autoroutes urbaines sans savoir où l’on va, s’égarer dans un quartier black — grosses voitures le long des trottoirs avec des bandes de huit grands adolescents à bord, foule sur les trottoirs, sur la chaussée. Françoise passe à quelques millimètres d’une gamine lancée à travers un carrefour sur un vélo sans feux. La fatigue, cet accident frôlé, les bandes effrayantes nous plongent dans un état proche de la panique. Pourvu que personne ne remarque l’écusson Hertz sur la voiture. Il nous semble signifier : touristes égarés, proies faciles.
Pour que je puisse prendre le volant, Françoise choisit une zone industrielle apparemment inhabitée, elle arrête la voiture au milieu de la chaussée, loin des zones d’ombre des bâtiments. Nous effectuons le changement de chauffeur en quelques secondes. Portière immédiatement verrouillées, je démarre sur les chapeaux de roues.
Au téléphone, l’employée de l’hôtel a conseillé de ne pas louer de voiture à l’aéroport et d’emprunter une navette pour venir en ville. A l’aéroport, le bureau d’accueil a donné une brochure rédigée dans toutes les langues connues du tourisme international : « Si vous vous perdez, arrêtez-vous dans un endroit public (…) Si une personne suspecte s’approche de votre véhicule à un feu rouge ou à un stop, klaxonnez… » A l’hôtel, le loueur de voitures a donné une feuille avec les mêmes conseils, plus quelques autres : « Gardez les portes toujours verrouillées (…) Ne vous arrêtez pas pour aider un automobiliste qui a l’air en panne (…) Si votre véhicule est heurté par l’arrière, continuez votre chemin et arrêtez-vous dans un endroit fréquenté pour appeler la police. » (…) Les compagnies de location de voiture ont enlevé des véhicules tout signe distinctif ou autocollants à la gloire de leur marque.Ça se passe aussi comme ça en Amérique.
Parfois on croit comprendre les panneaux, on s’imagine savoir où l'on se trouve. Et puis on se reperd. Nous avons demandé notre route à deux femmes noires exubérantes au drive in d’un McDo : elles nous emmenés jusqu’à un poste de police peuplé de flics énormes et serviables qui n’ont pas pu faire frand chose pour nous. Finalement, nous avons renoncé à aller là où nous sommes attendus et avons trouvé un motel crasseux sous une rampe d’autoroute pour $ 24. Dormir, enfin.
*
Et puis ce matin, après le bain, alors qu’il faudrait prendre la voiture pour aller chercher un petit déjeuner, je reste ici et j’écris : Françoise dort et j’ai trop peur de ne pas retrouver cet endroit si je le quitte.*
Promenade à pied, sans quitter le quartier. Les références culturelles, les images de films s’interposent entre la réalité et ma perception. Et puis, après avoir vu le panneau « WARNING ! This area protected by NEIGHBORHOOD WATCH AND OPERATION IDENTIFICATION », après avoir vu un petit centre commercial Josephine Shop Center abandonné et cru comprendre que Josephine est une ligue chétienne (il y a en pays protestant et anglo-saxon un rapport étroit entre ligues et social work), après avoir vu les petites maisons en bois, de plain-pied, au milieu d’un carré de pelouse, si belles dans certaines rues, pimpantes, peintes de couleurs fraiches, vertes, jaunes, roses, avec des jardins bien entretenus, juste à côté d’endroits dévastés et sordides, enfin la réalité me saute à la figure et la littérature passe (provisoirement, j’espère) au second plan.Il est maintenant 8:00 am. Françoise prend sa douche. Cette femme est belle. Je l’aime.
Notre premier petit déjeuner est acheté dans un magasin de station service. Nous sommes ahuris devant ce qui se trouve dans les rayons : mais que mangent donc les Américains ? Nous trouvons quand même des trucs connus, corn flakes et lait frais. Garés devant la boutique, nous grignotons et étudions enfin, calmement, longuement, le fonctionnement de chaque commande de cette voiture étrange. Et puis : on the road !
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