10 juillet 1992

In beauty I walk

From Denver to Denver
Colorado - New Mexico - Arizona - Utah - Wyoming

In beauty I walk
With beauty before me I walk
With beauty behind me I walk
With beauty all around me I walk


Courant juillet
Hélène B. a fait un grand tour comme celui que nous prévoyons. C’était en 1978. Je lui ai promis une carte postale de Swann Valley, à l’est d’Idaho Falls : elle dit que c’est le plus bel endroit du monde. Elle dit encore que les campings KOA étaient parfaits, il y a 14 ans. Elle va chercher sa carte des Etats Unis — celle avec laquelle elle a voyagé et qu’elle conserve à portée de main — et nous indique des régions mystérieuses. Jean Marie, son ancien mari, en avait rapporté une selle cow boy.
Voici quelques notes que j’ai prises pour toi sur nos promenades et nos randonnées. Il me semble que plus tard tu auras peut-être envie de mieux connaître ce que tu as vu. J’ai commencé à me promener à ton âge, tout simplement parce que la nature semblait absorber le poison qui était en moi. (…)
Le paysage que tu as découvert à Patagonia englobe presque tout le coin sud-est de l’Arizona — un plateau ondoyant à cinq mille pieds d’altitude, hachuré de terrains alluvionnaires herbeux qui descendent vers de larges vallées où poussent des sycomores, des peupliers et des chênes ; une région plus fraîche, venteuse et humide que Tucson au nord (où il est de toute façon hors de question d’habiter à cause de tous les promoteurs immobiliers !). La Sonoita, avec l’Aravaipa et la Madera, compte parmi les dernières rivières du désert de Sonotra à abriter les poissons de la région. Dans ce bosquet au bord de la Sonoita et à l’ouest de Patagonia où un matin tu as été malade, vivent une myriade de colibris agressifs à gorge iridescente, impossible à identifier, sauf les mâles qui s’approchaient de nous. Le célèbre trogon à queue cuivrée niche parfois dans ces arbres, mais j’en ai aperçu un seul spécimen dans la région, et plusieurs autres dans le canyon de Madera où nous avons cueilli ces piments sauvages, les chilatepines. J’en emporte toujours une provision lors de mes voyages en train et en avion pour assaisonner mes plats.
Tu trouves des genévriers et des chênes nains sur les terrasses qui font face au nord, autour de cinq mille pieds. Quand tu regardes vers le nord, les pâturages se mêlent à des mesquites rabougris et broussailleux, un signe indubitable de pâture excessive, phénomène qui a détruit presque toutes les Sand Hills dans notre région. Il y a aussi des massifs d’agaves de Huachuca qui montent vers les Santa Ritas, où une forêt composée de plusieurs espèces de chênes, de genévriers, de pins pignons grimpe jusqu’à la zone des ponderosas autour de sept mille pieds. Quand la canicule envahit la vallée, il fait parfois une fraîcheur très agréable, là-haut.
Dans le bosquet, sous les noyers noirs et les grands micocouliers, on aperçoit souvent les traces confuses du javelina (ce cochon sauvage à chair très parfumée que Tino et Tico adorent manger), ou bien l’on entend le bruissement d’un crotale du Mohave qui traverse un massif de baies argentées parmi les feuilles de frêne et de houx de l’Arizona. Tu as aimé ces lits de torrent presque toujours à sec où nous avons vu des traces de cerfs, de coyotes, de coatis, de renards gris, de chats sauvages et de chats à queue zébrée. Certains jours j’y ai même aperçu des traces de lion de montagne dont l’odeur énerve les chiens. Au début du XXe siècle il y avait aussi des loups et des grizzlys, et les Yaquis possèdent encore deux mots différents pour désigner le coyote : “coyote” et “gros coyote”. Je crois toujours que l’énorme coyote que nous avons vu un certain matin sur la pente des Huachucas était un loup gris du Mexique.
Jusque dans notre village flamand reculé nous trouvons des résidents américains : nous rencontrons chez Marthe, notre chère bouchère, Aimé et Cécile B. de Millville, NJ. Les Américains sont comme si, sont comme ça, efficaces et naïfs, comme dans les livres, comme au cinéma, comme les gens le disent… Nous verrons bien.
Soirée avec Anne S. Elle revient d’un grand tour en bus Greyhound, de Pennsylvanie en Floride. En quinze jours elle a parcouru, seule, plus de huit mille kilomètres. Nous voyons avec elle de nombreux aspects pratiques : coût de la vie, quels motels choisir, où manger, quoi manger…
Chaque fois que son métier d’informaticienne lui en laissait la possibilité, elle partait seule pour des voyages au long cours. Seule, avec son sac et un billet d’avion. Sur place elle voyageait en autobus ou en train, jamais en stop par mesure de sécurité. Elle pouvait visiter une ville pendant la journée, trouver un endroit pour écouter de la musique toute la soirée et passer la nuit dans un bus grande ligne, en y dormant pour économiser une nuit de motel. Elle s’affirmait d’une indépendance farouche, s’était sortie toute seule des situations les plus scabreuses, sans jamais hésiter sur ce qu’il fallait faire. Et en même temps, fleur bleue comme pas une, amoureuse passionnée qui s’enfuyait chaque fois que quelqu’un s’attachait à elle.
Au cours d’une autre soirée, avec Alain D. et Marie Hélène, nous nous renseignons sur l’actualité indienne. Qu’est-ce qu’une réserve ? A-t-on le droit d’y pénétrer ? Quelles règles écrites ou non écrites faut-il respecter ? Alain connaît de nombreuses réserves canadiennes, l’expérience qu’il en a rapportée est-elle utilisable dans le sud-ouest ? Soirée sur la conception du monde, la mystique et la culture indiennes, à partir de l’expérience directe qu’a vécue Alain en participant à The Sacred Run, la Course Sacrée, l’année dernière, de Vancouver à Québec. Courir pour rendre hommage à la Terre Mère, pour dire au monde son importance et dénoncer les crimes que nous commettons envers elle.
Plus loin à l’ouest, de l’autre côté de la vallée, vivent des cailles tridactyles là où la nature n’est pas excessive. Curieusement tu as trouvé cette région effrayante, sans doute à cause du Babaquiravi, la montagne sacrée des Papagos qui domine le paysage. Mais cette montagne est bel et bien effrayante — tout comme les Papagos, les Yaquis, et les autres peuples apaches. Quelle race fabuleuse ! Nous minimisons aujourd’hui leurs qualités pour ne pas nous sentir trop coupables de ce que nous leur avons infligé. Un écrivain anglais, par ailleurs assez naïf, a dit que la seule aristocratie était celle de la conscience. Il faudra un jour que tu étudies la centaine de tribus, ou de civilisations, que nous avons détruites.

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