30 avril 2006

L'homme sans nouvelle (1)

Suite à l'interrogation implicite contenue dans le commentaire laissé par Monsieur S.L. le 15 avril à propos du poème d'Armand Robin Le Progrès en quelques siècles, nous entreprenons la publication en cinq livraisons de L'homme sans nouvelle, dudit écrivain libertaire, aux fins d'éclairer un peu nos lanternes.

Ma vie n'avait pas encore commencé. Comme en vue d'exister, je me harcelais et me labourais; mais ce travail moi contre moi ne pouvait être dit travail de moi, car en ces temps-là, véritablement, comme je n'étais pas en vie, aucun labeur n'était mien. Quelques souches vaillamment m'habitaient, très seules.

Or il m'est parvenu qu'en ces très lointains âges, singulièrement de 1930 à 1950, on prétendit m'avoir rencontré. J'eus la faiblesse de me soucier de ce ouï-dire. Me faufilant dans ces époques détruites, j'ai empoigné et secoué les années où je fus abusivement inséré, curieux que tombât d'elles quelque poussière où j'eusse en avant-vie trembloté. Tour à tour, m'immolant au successif autre, je me fis tous les tous que je fus dit. Parfois, mû de bonté, je niai mon évidence pour tenter de donner raison à quiconque assura m'avoir surpris en flagrant délit de présence.

J'ai été troublé, je n'ai pas été persuadé. Aujourd'hui, mieux que jamais, je sais: Je n'étais pas là et donc on ne pouvait obtenir de nouvelle de moi.

Strict et calme, bien que tout offensé de m'être tant heurté à des mensonges, je vais rendre compte de mon enquête.

*

Préalablement je demande : que nul ne s'encourrouce contre les impertinents qui m'affublèrent de vie ! En ces temps-là on était très malheureux, donc excusable ; selon ce qui semble maintenant bien établi, on n'était pas logique et même on était fou ; en tout pays un décret exigeait non simplement qu'on fût en vie, mais qu'on fût ABIME en vie.

Bien que cela ne se puisse que difficilement concevoir, en ces temps-là des infortunés extrêmement infortunés allaient se glorifiant de la disgrâce d'être chefs de peuples. On fréquentait le riche plus volontiers que le pauvre. Des personnes d'une sottise exemplaire faisaient du mal aux autres. On ne songeait point à se conquérir contre soi des désavantages profitables aux voisins. On pensait à ses intérêts. La perversion était infinie.

Non-né, j'étais non-vivant et non-mort. Une situation si simple et si naturelle ne pouvait être tolérée. Étant innocente, elle parut suspecte. Au lieu de laisser ma copieuse nullité pleuvoir sa monotone ondée, on me fabriqua des jours, on m'ajusta des bras, on me couronna d'une tête déplaçable aux tempêtes. Le mot d'ordre fut : « Par n'importe quel moyen, obtenir qu'il devienne quelqu'un!  ». Au cours de mon enquête, j'entendis chuchoter : « Il faut absolument qu'il vive ! »

Pour les raisons que j'ai dites, je prie qu'on pardonne à ces insolents. De surcroît, comme il apparaîtra tout au long de mon récit, leurs argumentations, témoignages, documents sont si puérilement contradictoires qu'on ne peut que les plaindre.

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à suivre

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