04 mai 2006

L'homme sans nouvelle (4)

- Les gens de Plouguernével, Côtes-du-Nord (France) prétendaient m'avoir aperçu. Comment donc se fait-il qu'en ce même temps, tout aussi honorables, des habitants de Stockholm, Berlin, Moscou, Rome, Écoute-s'il-pleut, Marne (France), Rebais, Seine-et-Marne, (France), Lausanne, Varsovie, Cologne, Cracovie, Zakopane, et cent autres lieux, aient affirmé m'avoir vu de leur nombre ? Ou bien je fus partout au même instant, ce qui ne peut être accepté. Ou bien je n'étais nulle part, ce qui juridiquement semble bien plus facilement recevable. Qui ne voit qu'en retournant cette affaire sous toutes ses faces il se fait bien clair que je ne fus pas ?

- Exemple encore plus précis : selon les légendes qu'à force de ténacité je recueillis, non seulement j'étais en vie, mais encore j'étais possesseur d'une motocyclette. Les menteurs professionnels chargés de persécuter mon absence osèrent aller jusqu'à produire des papiers selon lesquels cette motocyclette était existante au point de porter l'étiquette 9678 RP 5. Selon Jean Paulhan, cette machine m'inspirait un sentiment dévot ; selon une très délicieuse femme, dont le nom ne doit pas être révélé, cette machine touchait mon creur ; selon un restaurateur tenant négoce aux bords de la Seine, Paris (France), on m'aurait entendu au cours d'un déjeuner protester bruyamment à la face d'Henri Thomas qu'il était criminel d'avoir écrit « la moto noire vénéneusement brillait », en un récit qu'il venait de publier dans la revue « 84 » ; ce restaurateur commenta qu'un propos si nerveux ne pouvait s'expliquer que parce que, possédant selon toute apparence une motocyclette noire, et l'aimant, je réagissais légitimement au blasphématoire « vénéneusement ».

Marcel Bisiaux, le propre directeur de la revue « 84 », vint à mon secours. Vraisemblablement affaibli par la puissance des on-dit, il avait d'abord conté m'avoir rencontré en compagnie de la susdite machine sur un navire voguant de Saint-Malo à Jersey ; il fit serment, en ce court moment d'illusion, de décrire dans le journal Combat, les aspects vogueurs, voltigeurs, puis atterrés, pris par cette motocyclette ; or il ne le fit jamais, du moins selon toutes les recherches que plusieurs siècles avant ma vie je viens de faire dans ce journal. C'est donc qu'il refusa de porter un faux témoignage tendant à établir qu'il m'avait rencontré sur ce soi-disant vaisseau avec ce soi-disant engin.

- Il en fut ainsi pour tout. De plus en plus fatigué, je rappelle de plus en plus promptement: On prétendit que j'étais mécréant, mais aussi que j'étais religieux. Que je n'écoutais jamais Staline, mais aussi que je passais mes nuits à écouter Staline. Qu'on m'avait couché sur une liste d'écrivains interdits, mais aussi que cette liste était de mon invention, que je l'avais suscitée uniquement pour mon agrément. Que j'étais très intelligent, mais aussi que je n'étais pas du tout intelligent. Que je n'avais pas lu Hegel, mais aussi que je ne lisais qu'Hegel. Que je n'avais pas un sou, mais aussi que je distribuais mes hauts salaires à tout venant. Que j'avais du talent, mais aussi que je n'avais aucun talent. Que je n'avais aucun talent, mais aussi que j'avais tous les talents. Que ma langue maternelle était le breton, mais aussi que c'était le chinois. Que je connaissais Jean Paulhan, mais aussi que je m'étais vanté de connaître Paulhan alors que je ne l'avais jamais vu. Que je haïssais Paul Eluard, mais aussi que j'avais la plus vive tendresse pour ce poète. Que je n'avais qu'un seul cerveau, mais aussi que j'en avais cent. Qu'on me vit un jour prendre le train pour Versailles, mais aussi que je ne pris jamais le train pour Versailles.

à suivre

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