On vient de voir que les hommes de ces temps se divisèrent sur le point de savoir si oui ou non un jour j'avais pris le train pour Versailles. Voulant expertiser leurs propos à ce sujet, je fus amené à étudier soixante-sept témoignages, plus un témoignage superposé, plus un témoignage sans témoignage.
Les partisans du oui disaient qu'on m'avait bien vu prendre un billet pour Versailles, descendre sur le quai ; qu'ensuite je n'aie pas effectivement pris le train peut s'expliquer de bien des façons : peut-être étais-je fort amoureux ce jour-là, donc distrait par le bonheur à moins que ce ne fût par la tristesse ; peut-être étais-je un escroc cherchant le salut dans la fuite au hasard des trains de banlieue, à moins que je ne fusse un policier cherchant à mettre la main sur cet escroc ; de toute façon, si je n'avais pas pris effectivement le train pour Versailles bien qu'étant descendu vers ce véhicule en portant à la main un billet valable pour Versailles, cela n'infirmait nullement leur thèse. A quoi les partisans du non répliquèrent par maintes argumentations : d'abord, prétendaient-ils, la querelle roulait très précisément sur le point de savoir non pas si j'avais pris un jour un billet pour Versailles mais si j'avais effectivement pris le train; ils me parurent en assez bonne posture, juridiquement parlant, lorsqu'ils demandèrent. aux partisans du oui de préciser à laquelle des sept gares de Paris d'où il est possible de prendre le train pour Versailles ils m'avaient vu prendre un billet; les partisans du oui se contredirent les uns les autres piteusement et des polémiques, au sein de ce premier groupe de partisans, s'élevèrent sous mes yeux entre partisans de la gare Montparnasse, partisans de la gare des Invalides, partisans de la gare du Pont de l'Alma, etc. Quant aux partisans du non, ils poursuivaient leurs dépositions ; je me souviens que l'un d'eux, un vieillard ridé d'études et donc vraisemblablement digne de crédit, expliqua qu'il était scientifiquement exclu que j'aie jamais pu prendre ou feindre de prendre un train pour Versailles pour l'excellente raison que, né au Chili, je n'avais jamais quitté ce pays. Quant à moi, rien de tout cela ne m'intéressait. J'ai mentionné tout à l'heure un témoignage superposé : c'était celui de Paul Eluard ; il appuyait les partisans du oui lorsque ceux-ci tenaient la parole, puis ceux du non lorsque ceux-ci, en vertu des fictions admises par cette juridiction formelle, avaient l'air de s'être conquis le droit exclusif de parler ; et, dans l'un et l'autre cas, ce témoin supplétif déclarait : « C'est vrai ! Et même j'ai une lettre de Robin où il me l'écrit ! » Quant au témoin sans témoignage, Jean Paulhan, il opina que « l'histoire lui semblait bien intéressante; mais, quant à sa réalité, hé ! hé ! ». C'était presque mon avis.
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On comprendra que maintenant je tienne à me rencoigner dans mon authentique vie. On n'est pas près de m'en débusquer.Ce texte daté de mars 1949 est paru d'abord dans la NRF en octobre1961. Il figure aujourd'hui dans le recueil de proses éponyme, éd. Le Temps qu'il Fait. On le trouve également dans Ecrits Oubliés I. Il l figure sur le site (indispensable) de Jean Bescond consacré à Armand Robin.
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