Il y en eut de puériles. C'est ainsi que, selon les uns, j'avais été secrétaire de Brinon sous l'ennemi à Paris (France). Mais d'autres, sur un ton de colère qui me surprit, protestaient que tout au contraire ce Brinon ne s'occupa de moi que pour me faire emprisonner et tuer à titre d'individu fort dangereux ; ils précisaient que, dans tous les cas, il était établi que je n'avais pas vu une seule seconde celui dont les tenants de la thèse adverse certifiaient que j'avais été l'assistant permanent. Je crus bon de ne point perdre de peine à me soucier de l'une ou l'autre version et me bornai, au passage, à déduire : ce Brinon, dans l'un et l'autre cas, eût donné la preuve, croyant à mon existence, de son extrême sottise.
Poursuivant mes recherches, j'appris ensuite que d'autres, plus habiles, exploitaient cyniquement ma non-présence. Ce moment me fut amer: même non-vivant, je déteste autant être exploité qu'exploiter.
Je découvris notamment que, selon d'obstinés récits, j'avais été général FFI dans une douloureuse et sanglante intrigue qu'en ces temps-là on ennoblissait du nom de « Résistance ». J'émis timidement quelques doutes sur la véridicité d'un tel propos; on me présenta documents sur documents; par bonheur, je savais déjà qu'en ces temps on ne manquait jamais de documents pour prouver n'importe quoi. Cependant, les garants de cette vie sans moi se mirent en colère (on se mettait aisément en colère en cette ère !) et n'hésitèrent pas à aggraver mon cas : ils racontèrent partout que j'étais un « faux-modeste », que même, drogué du désir de prendre en tout le contre-pied du monde alors existant, je ne niais leurs documents que parce que, trop orgueilleux, je voulais compenser à mes dépens l'attitude de quelques milliers d'hommes qui, s'étant montrés très empressés aragons en faveur des Ennemis, se firent ensuite décorer et glorifier pour Grands Actes Héroïques contre les Ennemis, - qu'enfin je ne niais mes actes qu'afin de satisfaire à mon besoin vicieux d'esprit critique. Il ne me servit de rien d'arguer que, puisque je n'étais pas en vie, je ne pouvais avoir fait un seul acte de vivant, on me répliqua que « je ressassais sans cesse la même chose » et même « tututu ! ça ne prend plus ! » Désespéré de pouvoir nier efficacement une légende de toute évidence niable, je devins très sauvage ; il m'en reste encore quelque chose.
J'eus bientôt ma revanche. Il est vrai que la mauvaise foi en cette autre occasion fut si flagrante que je n'éprouvai qu'une médiocre joie à la démasquer. On avait répandu le bruit que j'étais poète. Les organisateurs de cette machination détruisirent eux-mêmes, maladroitement, leur cabale : voulant prouver que j'avais en cette époque commis des poèmes, ils avancèrent étourdiment que le livre était intitulé : Ma vie sans Moi ; intrinsèquement expertisé, leur propos les confondait. Je ne tardai d'ailleurs pas à découvrir qu'on avait mis le nom d'Armand Robin, pour des raisons de commodité que je n'ai jamais pu complètement élucider, au-dessous de poèmes qui en fait appartenaient à d'autres, tels que Blok, Essénine, Maïakovski, Pasternak, Tou Fou, Tchouang Tseu, Ady, Arany, Attila, Pouchkine, Calloc'h, Froding, Imroulqaïs ; la supercherie était évidente et j'obtins qu'on cessât de me mettre en cause. Au surplus, fis-je remarquer, pourriez-vous me montrer un seul journal de ces temps où mon activité de poète ait été notée ?
Meurtri de tant d'invraisemblances, j'ai besoin de me reposer; je crois que mon lecteur aussi. Je vais abréger, seulement signalant quelques applications, plus particulières, du procédé par lequel on tenta de me coincer en temps ou lieu ; en chaque cas, on constatera que je disposai d'une foule d'arguments là où la partie adverse n'avança que des affirmations gratuites.
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à suivre
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