Le jardinier interrompt brièvement son travail : "Tu te redresses pour écouter le colloque chicanier d'une bande de corbeaux dans la petite forêt, un geai intervient dans la conversation, la violente secousse d'un bang mur du son fait taire tout le monde et te rappelle que tu vis dans un monde imparfait, tu t'agenouilles dans la terre pour désherber, la main droite est ton outil de sarclage préféré, tu favorises tes protégés, tu extirpes la concurrence déloyale..."
Pas de points. Simplement des virgules et, de temps en temps, des points virgules. Le texte coule comme un torrent, avec une incroyable précision. Mais, soudain, notre jardinier est saisi d'un vertige, il plie les genoux et tombe sur le dos au milieu des bûches fendues. Il sent qu'il va mourir. Dès lors, toute sa vie et tous ses rêves vont défiler : des souvenirs d'enfance, des souvenirs de voyage, des souvenirs de musiques. Il revoit sa femme à la maternité, la naissance de sa fille : "Tu tournes en rond dans la salle d'attente, ton amour est dans la salle d'opération, le jour va se lever et tu n'as plus de cigarettes, son visage est noyé dans le grand oreiller blanc..." Il revit chacun des petits gestes de la vie quotidienne : "Le couvercle de la lessiveuse galvanisée se soulève rythmiquement comme si le linge respirait à pleins poumons dans l'eau savonneuse..."
Le lecteur est emporté dans ce tourbillon. Il a les mains pleines de terre ou de cambouis, entend le ronronnement de la cafetière et le piaillement des oiseaux, il traverse la Turquie en 2 CV, regarde les frites frissonner dans l'huile, une mouche se noyer dans une flaque de bière, il respire le parfum des fleurs ou du fumier... Lucien Suel parle admirablement des choses de la vie - de sa propre vie. C'est un autoportrait, par petites touches. Tout est vrai dans ce texte, hormis bien sûr la mort du "héros".
Maniant la pelle et la plume, Lucien Suel a toujours refusé de hiérarchiser ses différentes activités. Ecrire n'est pas mieux que jardiner. Mais, chez lui, tout se rejoint : "Tu aimes cette idée de Wittgenstein, que la solution au problème de la vie est de vivre de façon à supprimer le problème, tu crois avoir trouvé la bonne méthode en cultivant ton jardin, en mêlant le vulgaire et le sacré." Il grave dans la glaise, rédige les versets de la terre : "Tu préfères maintenant écrire des poèmes sur tes légumes, tu aimes manger les mots, les faire rouler dans ta bouche comme une fraise une cerise ou un noyau d'abricot, tu aimes aussi les découper, les charcuter et les coller ensemble."
Mais le jardinier va mourir. Des milliers de visages se pressent autour de lui, des mains le touchent, des nez le hument, il est submergé de souvenirs et de sensations. Est-ce la trompette de Louis Armstrong qui résonne, claire et haute, sous les ormes du jardin ? Ou celle de Miles Davis qui gémit, plus loin, derrière les lilas ? Le jardinier se fond dans la terre, et elle se fond en lui. "Tu es comme un bébé, abandonné au milieu des légumes entre les choux et les poireaux, tu te demandes qui t'a déposé là, tu espères encore que quelqu'un, ton amour, arrivera, te soulèvera la tête, te prendra dans ses bras..." C'est le bout du poème, l'ultime récolte, la dernière station.
MORT D'UN JARDINIER de Lucien Suel. La Table ronde, 170 p., 17 €.
2 commentaires:
J'ai terminé hier soir Mort d'un jardinier.
À conseiller sans hésitation. C'est une belle réussite.
Je craignais un peu les artifices d'écriture à contrainte dont est friand LS. Rien de tout ça. Si contrainte il y a, elle est là pour servir le texte et le sens. ET LS nous présente un jardinier convaincant et touchant.
Jean-Philippe,je vous remercie. Je n'utilise les contraintes que pour les poèmes. "Mort d'un jardinier" s'est quasiment écrit tout seul... comme un flux...
Merci aussi à DL d'héberger l'article ci-dessus qui n'est plus disponible sur le site du Journal.
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