J'entends dans le casque mon souffle inquiet. La réponse de l'instructeur ne tarde pas, ironique et précise.
- C'est vrai, il ne va pas rester en vol tout seul. C'est
pour ça qu'on met des pilotes dans les avions : pour les empêcher de descendre. Tu sais qui
est le pilote ?
Mis devant mes responsabilités je tire légèrement sur le
manche. Le nez de l'avion remonte. Au loin l'horizon hérissé de terrils a
repris sa place.
La voix dans le casque : « Regarde tes
paramètres. »
- Altitude 2200 pieds.
- C'est ça qu'on t'a demandé ?
- Heu… non. On était en palier de croisière à 2400
pieds. On est descendu un peu.
- Alors le pilote, il fait quoi ?
- Il remonte de 200 pieds.
- Ok, les autres paramètres ?
- 2500 tours, 180 km/h, heu... 170. La vitesse diminue.
- Forcément : tu montes.
Il est vrai que la ligne de terrils est bien basse.
- Altitude ?
- 2400 pieds. J'y suis. Assiette de croisière. 2500 tours.
180km/h.
- Le cap ?
- Heu... Deux quarante. Je rectifie.
2500 tours, 180 km/h, 2400 pieds, cap à deux vingt. Et la
bille au centre (le pied chasse la bille). Perfection ! Tous les
paramètres de vol sont justes. Plénitude.
- Arrête de regarder les instruments. C'est l'horizon que tu
regardes. Les instruments, tu y jettes un coup d’œil pour vérifier tes
paramètres de vol mais tu regardes dehors. Tu sens l’avion.
L'avion vole en palier de croisière. L'horizon se renouvelle
doucement, sans monter ni descendre. L'infusion est juste.
Mes yeux balaient le tableau de bord, captent parmi les deux
douzaines d'instruments ceux qui donnent les indications utiles : vitesse,
altitude, puissance du moteur, cap. Et la bille, qui marque la dérive, est à sa
place. Parfois une turbulence due à la chaleur frappe la carlingue, secoue brutalement
les ailes. Un rude nid de poule. Ça claque, l’avion tangue un peu mais le calme
revient immédiatement, les paramètres n’ont pas bougé. L’instructeur
philosophe : « C’est la nature. »
L’infusion est juste. Ma petite théière réservée au sencha
est prête. 2,5 grammes de feuilles fines et brillantes comme des aiguilles de
pin. 10 cl d’eau à 70 degrés. Une balance pour mesurer 2,5 grammes. Un
thermomètre pour mesurer 70 degrés. Une tasse pour mesurer 10 cl. La tasse est chaude,
pour ne pas perdre en degrés. Les paramètres sont justes. Le maître a dit de
regarder l’horizon pendant l’infusion. S’assurer de la justesse des paramètres,
mais sans se focaliser sur les instruments. Comment mesurer le temps ? Compte-t-on
ses propres respirations ? Si je regarde trop longuement l’horizon et que
j’oublie le temps, le thé sera amer. Ça demande du doigté, ces thés japonais,
et du respect, et de la précision.
Quand il m’arrive de mettre un peu de thé au creux de la
main, de le faire glisser dans la théière, de mettre de l’eau sans avoir
vérifié la température, d’attendre un certain temps, j’obtiens parfois un thé
parfait. Mais le plus souvent il est amer. Ou inexistant.
L’instructeur m’a demandé de ne pas focaliser mon attention
sur les instruments. Il dit que c’est dehors que ça se passe. Il faut sentir
l’avion, garder l’œil sur l’horizon, piloter d’une main légère, avoir
conscience de ce qu’il se passe autour de soi, tout en maintenant les
paramètres. Les vérifier, jeter un coup d’œil sur les instruments, ajuster.
Sentir et voir ce qu’il se passe dehors. L’horizon est-il bien stable ?
Je n’aime pas me focaliser sur les paramètres du thé.
La pleine attention que demande l’avion pour rester en vol
est double : attention à la réalité du vol, attention aux paramètres. Si
quelque chose se dérègle, les signes arrivent à la conscience par la sensation
(ça penche, ça vibre, ça pique, ça monte, ça va trop vite ou pas assez…) ou par
la connaissance : un ou des paramètres sont déréglés. Pour le thé, le
dérèglement des paramètres envoie aussi des sensations à la conscience: ça pique, ça râpe, c'est sans goût, clairet.
Etre présent à l’esprit du thé, jeter un œil rapide aux
paramètres et regarder dehors, la ligne l’horizon, la ligne de la juste infusion.
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