13 mars 2018

Un accident dans le Pas-de-Calais

La femme s’appelait Laetitia et son fils Dylan. Quand elle est arrivée, l’accident avait eu lieu depuis près d’une heure. Son mari s’était enfui aussitôt après le choc, abandonnant deux autres enfants dans la voiture aux portières bloquées. Il était parti en courant, emmenant son propre gamin et un adolescent l’avait suivi en s’efforçant de le raisonner. L’adolescent était revenu plus tard, mais on n’avait pas revu le père ni le fils, jusqu’à ce que la mère ramène un Dylan hébété. Les deux autres mômes laissés sur place étaient en état de choc, sans qu’on sache tout de suite s’ils étaient gravement blessés ou pas. Ils devaient avoir une douzaine d’années. La fille portait plusieurs plaies sur le menton mais ce qui l’inquiétait vraiment et voilait son regard, c’était la violence supposée de la réaction de sa mère, quand elle saurait. Le garçon hurlait. Il avait autour du cou une large et profonde marque rouge vif, une brûlure due à la ceinture qui lui avait sauvé la vie. La panique s’était emparée de lui et il criait son idée fixe : « Il faut me ramener chez moi, mes parents vont me tuer, faut pas leur dire. » J’avais beau lui expliquer calmement qu’il y avait eu un accident, qu’il n’en était pas responsable et qu’il valait mieux qu’il voit un médecin, il me regardait, suppliant : « Vous comprenez pas, ils vont me tuer. » Beaucoup plus calme, résignée plutôt, la fille confirmait. Sa mère à elle ne comprendrait pas que ce n’était pas de leur faute, à eux les gosses. Ils allaient se faire taper sans qu’on cherche à savoir ce qui avait pu se passer : ils étaient en retard, sanction, coups. Point barre. C’est comme ça qu’ils voyaient venir les choses.

Un homme jeune s’était aussi arrêté, il avait immédiatement compris que le chauffeur était ivre et il avait essayé de le retenir, avait failli prendre un coup et l’avait laissé partir de mauvais gré. Il a déclaré être pompier et a appelé ses collègues. « Ici Jacques N., il y a eu un accident, plusieurs personnes concernées, des enfants, nous sommes à la sortie B. sur la rocade, dans la direction de Bruay. »

Le garçon et la fille ont été pris en charge quelques instants par un couple, dans leur voiture. Les gosses alternaient cris et supplication. « Faut y aller, emmenez-nous, ce n’est pas loin, on doit rentrer chez nous... ». Mais le couple, qui avait été sur le point de partir avec eux, a compris le danger qu’il y avait à emmener des gosses choqués et peut-être blessés plus gravement, n'a pas su gérer les cris et la pression et les a tout bonnement débarqués au bord de l’autoroute et s’en est allé.

La voiture accidentée ronronnait encore, en fait c’était le ventilateur. Mais ça nous a décidés à débrancher la batterie, le jeune pompier et moi. Il a fallu ramper dans la voiture, parmi un bordel incroyable, des tas d’objets hétéroclites, des papiers, des outils, répandus partout, dans une forte odeur de bière. Une canette verte de 50 cl d’Amsterdam Maximator Hyper Strong 11,6% finissait de se vider sur la moquette, juste sous les pédales. Le pompier a réussi à débloquer le capot moteur qui s’était à moitié ouvert sous le choc, nous avons pu l’arracher, j’ai dévissé la masse. C’est en relevant le nez que j’ai vu les deux gosses, seuls au bord de la route, là où le couple qui était censé les protéger  venait de les abandonner une deuxième fois. Le garçon, hagard, les yeux fous, marchait inconsciemment à reculons vers les voies de circulation où passaient des bolides, cherchant à échapper à l’idée que ses parents finiraient par se rendre compte qu’il était en retard. Je l’ai rattrapé de justesse par un bras et je les ai installés tous les deux dans ma propre voiture, avec une couverture, le moteur tournant pour garder la chaleur. Ils claquaient des dents. Ils se sont calmés un peu et ont cherché à négocier encore pour que je les ramène, mais il fallait attendre un médecin et je leur ai longuement expliqué pourquoi, plusieurs fois.

Une demi-heure après l’appel du pompier, personne n’arrivait. J’ai appelé le 112, et obtenu le 15, le SAMU. L’adolescent, Thomas, depuis qu’il était revenu, faisait des allers et retours entre la voiture accidentée pour récupérer ce qui était récupérable et la mienne pour se mettre au chaud. Tous les trois pas, il s’arrêtait et hurlait : « J’vais taper, c’est pas possible, j’vais taper, j’suis mal ! ».  J’ai parlé à la répartitrice du SAMU de trois enfants en état de choc. Elle a essayé de comprendre où nous étions mais les mots « rocade, sortie B., direction Bruay » ne signifiaient rien pour elle : elle voulait absolument un numéro de départementale. Elle m’a finalement mis en relation avec les pompiers, qui, dans leur ambulance, cherchaient depuis un moment le lieu de l’accident. J’ai encore expliqué, clairement, mais ils n’ont toujours pas trouvé et m’ont rappelé quelques minutes plus tard. Pourtant cette rocade est l’axe de circulation principal de la région. A ce moment, les gendarmes arrivaient en Kangoo, on attendait depuis près de trois quarts d’heure et j’ai passé mon téléphone au chef de voiture, un Tintin au visage rond et à houppette, pour qu’il s’arrange avec les pompiers. Peut-être qu’ils ont un langage commun qui m’échappe.

C’est à ce moment-là que Laetitia, la femme du chauffeur enfui, est arrivée, avec leur fils, Dylan. Elle s’est présentée es qualités. Il a fallu s’expliquer plusieurs fois sur ce qui s’était passé, dire que le chauffeur avait filé, qu’il avait laissé sur place plusieurs enfants. Les gendarmes se sont inquiétés de savoir si l’homme était dangereux, ont demandé où il pouvait être passé et, sur les indications de sa femme, sont partis le récupérer, sans s’occuper autrement des enfants réfugiés dans ma voiture.

*

La voiture qui roulait devant moi à 110 km/h avait quitté la rocade en diagonale après un freinage roues bloquées de plus de 80 mètres, dans un nuage de fumée bleue. Elle était passée à travers un panneau indiquant « Le Conseil Général améliore les routes pour votre sécurité », avec une trajectoire rectiligne qui lui avait miraculeusement permis de passer tout juste entre les poteaux métalliques de la structure support, touchant à peine celui de gauche – suffisamment pour le tordre et pour arracher la roue avant. La voiture était passée sous la poutre en acier horizontale, assez basse pour déformer le toit, mais pas assez pour décapiter tout le monde. Dans son élan, elle avait escaladé une butte à forte pente, haute de deux ou trois mètres, et s’y était perchée, plantée sur ses quatre roues, ou ce qui en restait.

Dans la voiture, un chauffeur d’une trentaine d’années, énervé et ivre, paniqué, trois enfants d’une douzaine d’années et un adolescent. Tout le monde choqué, hurlant. Le chauffeur menace un type intervenant en urgence comme moi, puis se sauve avec un des enfants (le sien, apprendra-t-on ensuite), abandonnant les deux autres et l'ado. Bilan immédiat : contusions diverses, enfants traumatisés, risque d’incendie.

Finalement, les pompiers sont arrivés, trois ou quatre ambulances, l’une après l’autre. Les gendarmes ont récupéré le conducteur sur les indications de sa femme et l’ont ramené sur place, se demandant qui devait tester son état alcoolique, eux-mêmes ou les pompiers, avant de l’embarquer en garde à vue. Le type pleurait. J’ai prêté mon téléphone à Laetitia qui n’avait plus de forfait. Elle a appelé l’ancienne compagne du père de la gamine au menton éraflé (il fallait suivre). La mère ne pouvait pas venir, c’est une toxicomane, a dit Laetitia, incapable de sortir de chez elle. Des voisins, des parents, des oncles, même un président de club de foot sont arrivés – tout ce monde choqué, pleurant, parfois hurlant. Laetitia gueulait sur son mari, enfermé dans la Kangoo des gendarmes et maintenant protégé par eux : « T’as gâché ma vie, sale con ! Tu vas aller en taule et c’est bien fait. Mais nous, comment on va faire ? Les enfants et moi, on va crever de faim. T’es vraiment un inconscient, connard. » Et toutes sortes de choses de cet ordre.

La fille de 12 ans restait seule avec son menton contusionné et les douleurs dues à la ceinture. Elle avait occupé la place du milieu, à l’arrière, et n’avait été protégée que par une ceinture ventrale. Le gamin a fini par donner son nom et le numéro de téléphone de sa famille, on a appelé, mais personne n’avait l’intention de venir.

Les gosses ont été pris en charge et examinés par les pompiers. Une heure et demie après l’accident, tout le carrefour était illuminé par les gyrophares oranges et bleus. Chaque enfant, sauf le jeune garçon terrifié, avait fini par trouver un adulte de référence, pour la fillette ça a été la compagne de l’ancien compagnon de sa mère, arrivée en disant qu’il valait mieux que le compagnon en question reste à l’écart : « On sait jamais comment il va réagir. » Le président du club de foot, qui se sentait, à juste titre, responsable d’avoir laissé les enfants revenir chez eux avec un type ivre et dangereux, s’est engagé à s’occuper du garçon et à voir les parents pour éviter un drame supplémentaire.

Un pompier a dit : «  Normalement, c’était un accident à 5 morts. »

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