Un homme jeune s’était aussi arrêté, il avait immédiatement
compris que le chauffeur était ivre et il avait essayé de le retenir, avait
failli prendre un coup et l’avait laissé partir de mauvais gré. Il a déclaré
être pompier et a appelé ses collègues. « Ici Jacques N., il y a eu un accident, plusieurs personnes concernées,
des enfants, nous sommes à la sortie B. sur la rocade, dans la direction
de Bruay. »
Le garçon et la fille ont été pris en charge quelques
instants par un couple, dans leur voiture. Les gosses alternaient cris et
supplication. « Faut y aller,
emmenez-nous, ce n’est pas loin, on doit rentrer chez nous... ». Mais
le couple, qui avait été sur le point de partir avec eux, a compris le danger
qu’il y avait à emmener des gosses choqués et peut-être blessés plus gravement, n'a pas su gérer les cris et la pression et les a tout bonnement débarqués au bord de l’autoroute et s’en est allé.
La voiture accidentée ronronnait encore, en fait c’était le
ventilateur. Mais ça nous a décidés à débrancher la batterie, le jeune pompier
et moi. Il a fallu ramper dans la voiture, parmi un bordel incroyable, des tas
d’objets hétéroclites, des papiers, des outils, répandus partout, dans une
forte odeur de bière. Une canette verte de 50 cl d’Amsterdam Maximator Hyper
Strong 11,6% finissait de se vider sur la moquette, juste sous les pédales. Le
pompier a réussi à débloquer le capot moteur qui s’était à moitié ouvert sous
le choc, nous avons pu l’arracher, j’ai dévissé la masse. C’est en relevant le
nez que j’ai vu les deux gosses, seuls au bord de la route, là où le couple qui était censé les protéger venait de
les abandonner une deuxième fois. Le garçon, hagard, les yeux fous, marchait inconsciemment à
reculons vers les voies de circulation où passaient des bolides, cherchant à échapper
à l’idée que ses parents finiraient par se rendre compte qu’il était en retard.
Je l’ai rattrapé de justesse par un bras et je les ai installés tous les deux
dans ma propre voiture, avec une couverture, le moteur tournant pour garder la
chaleur. Ils claquaient des dents. Ils se sont calmés un peu et ont cherché à
négocier encore pour que je les ramène, mais il fallait attendre un médecin et
je leur ai longuement expliqué pourquoi, plusieurs fois.
Une demi-heure après l’appel du pompier, personne
n’arrivait. J’ai appelé le 112, et obtenu le 15, le SAMU. L’adolescent, Thomas,
depuis qu’il était revenu, faisait des allers et retours entre la voiture
accidentée pour récupérer ce qui était récupérable et la mienne pour se mettre
au chaud. Tous les trois pas, il s’arrêtait et hurlait : « J’vais taper, c’est pas possible, j’vais
taper, j’suis mal ! ».
J’ai parlé à la répartitrice du SAMU de trois enfants en état de choc.
Elle a essayé de comprendre où nous étions mais les mots « rocade, sortie B.,
direction Bruay » ne signifiaient rien pour elle : elle voulait
absolument un numéro de départementale. Elle m’a finalement mis en relation
avec les pompiers, qui, dans leur ambulance, cherchaient depuis un moment le
lieu de l’accident. J’ai encore expliqué, clairement, mais ils n’ont toujours
pas trouvé et m’ont rappelé quelques minutes plus tard. Pourtant cette rocade
est l’axe de circulation principal de la région. A ce moment, les gendarmes arrivaient en Kangoo,
on attendait depuis près de trois quarts d’heure et j’ai passé mon téléphone au
chef de voiture, un Tintin au visage rond et à houppette, pour qu’il s’arrange
avec les pompiers. Peut-être qu’ils ont un langage commun qui m’échappe.
C’est à ce moment-là que Laetitia, la femme du chauffeur
enfui, est arrivée, avec leur fils, Dylan. Elle s’est présentée es qualités. Il
a fallu s’expliquer plusieurs fois sur ce qui s’était passé, dire que le
chauffeur avait filé, qu’il avait laissé sur place plusieurs enfants. Les
gendarmes se sont inquiétés de savoir si l’homme était dangereux, ont demandé
où il pouvait être passé et, sur les indications de sa femme, sont partis le
récupérer, sans s’occuper autrement des enfants réfugiés dans ma voiture.
*
La voiture qui roulait devant moi à 110 km/h avait
quitté la rocade en diagonale après un freinage roues bloquées de plus de 80
mètres, dans un nuage de fumée bleue. Elle était passée à travers un panneau
indiquant « Le Conseil Général
améliore les routes pour votre sécurité », avec une trajectoire rectiligne
qui lui avait miraculeusement permis de passer tout juste entre les poteaux
métalliques de la structure support, touchant à peine celui de
gauche – suffisamment pour le tordre et pour arracher la roue avant. La voiture était passée sous la poutre en acier horizontale, assez basse pour déformer le toit, mais pas assez pour décapiter tout le monde. Dans son
élan, elle avait escaladé une butte à forte pente, haute de deux ou trois
mètres, et s’y était perchée, plantée sur ses quatre roues, ou ce qui en
restait.
Dans la voiture, un chauffeur d’une trentaine d’années, énervé et ivre, paniqué, trois enfants d’une douzaine d’années et un
adolescent. Tout le monde choqué, hurlant. Le chauffeur menace un
type intervenant en urgence comme moi, puis se sauve avec un des enfants (le
sien, apprendra-t-on ensuite), abandonnant les deux autres et l'ado. Bilan immédiat : contusions
diverses, enfants traumatisés, risque d’incendie.
Finalement, les pompiers sont arrivés, trois ou quatre
ambulances, l’une après l’autre. Les gendarmes ont récupéré le conducteur sur
les indications de sa femme et l’ont ramené sur place, se demandant qui devait
tester son état alcoolique, eux-mêmes ou les pompiers, avant de l’embarquer en
garde à vue. Le type pleurait. J’ai prêté mon téléphone à Laetitia qui n’avait
plus de forfait. Elle a appelé l’ancienne compagne du père de la gamine au
menton éraflé (il fallait suivre). La mère ne pouvait pas venir, c’est une toxicomane, a dit
Laetitia, incapable de sortir de chez elle. Des voisins, des parents, des
oncles, même un président de club de foot sont arrivés – tout ce monde choqué, pleurant,
parfois hurlant. Laetitia gueulait sur son mari, enfermé dans la Kangoo des gendarmes et
maintenant protégé par eux : « T’as gâché ma vie, sale con ! Tu vas aller en taule et c’est bien
fait. Mais nous, comment on va faire ? Les enfants et moi, on va crever de
faim. T’es vraiment un inconscient, connard. » Et toutes sortes
de choses de cet ordre.
La fille de 12 ans restait seule avec son menton contusionné
et les douleurs dues à la ceinture. Elle avait occupé la place du milieu, à
l’arrière, et n’avait été protégée que par une ceinture ventrale. Le gamin a
fini par donner son nom et le numéro de téléphone de sa famille, on a appelé,
mais personne n’avait l’intention de venir.
Les gosses ont été pris en charge et examinés par les
pompiers. Une heure et demie après l’accident, tout le carrefour était illuminé
par les gyrophares oranges et bleus. Chaque enfant, sauf le jeune garçon
terrifié, avait fini par trouver un adulte de référence, pour la fillette ça a
été la compagne de l’ancien compagnon de sa mère, arrivée en disant qu’il
valait mieux que le compagnon en question reste à l’écart : « On sait jamais comment il va réagir. »
Le président du club de foot, qui se sentait, à juste titre, responsable
d’avoir laissé les enfants revenir chez eux avec un type ivre et dangereux, s’est
engagé à s’occuper du garçon et à voir les parents pour éviter un drame
supplémentaire.
Un pompier a dit : « Normalement, c’était un accident
à 5 morts. »
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