La veille, j'étais rentré tard. Seul dans la nuit, assis sur le sol à l'entrée de ma tente, j'avais bu à petites gorgées méditatives un Pu Er d'Admirable Tea. La théière en terre cuite, celle qui vient d’Emmaüs, avec son bec un peu tordu, était posée en équilibre précaire sur l’herbe, à côté de mon genou. Je me versais de temps à autre un peu de cette liqueur sombre, si sombre et tellement évocatrice. L’épuisement psychique et la solitude me jouaient des tours, mon humeur labile m’amenait à sourire et à pleurer à la fois. Ça faisait un arc-en-ciel dans la nuit noire. Il était si tard que la chouette s’était tue depuis longtemps, voilà l’heure du silence et de l’effroi métaphysique. Mieux valait essayer de dormir. Demain serait un autre jour.
Quand le téléphone a sonné, au petit matin, je me suis senti glisser hors du sommeil comme sur un tobogan et me suis retrouvé d’un seul coup, ébahi, dans une journée lumineuse, équilibrée et pure comme du cristal. C’était l’appel convenu de Fr. : elle me signalait son départ de St-O. Une heure de route pour elle, pour moi une heure pour me faufiler hors de mon abri de sauvageon, et boire une première tasse de thé en saluant le soleil. C’est la boite d’Assam qui est venue d’elle-même sous ma main : elle fait cela chaque matin. Comme toujours, j’ai eu une pensée pour les cueilleuses de cette région inhospitalière qui, pour quelques roupies, bravent un climat trop humide et trop chaud. « Chaque tasse d’Assam contient sa dose de peine. » Comme chaque matin, ce thé m’a ouvert à la complexité du monde et empli de gratitude. J’ai aussi pensé fugacement à Tenzin Pemba qui vit là-bas, quelque part au pied de l’Himalaya. Tashi delek !
L’objet de la journée était de prendre un train et d’aller jusqu’à Paris pour rencontrer quelques membres du mystérieux Cercle du thé, ces personnes étonnantes, capables d’avouer semi-publiquement l'intérêt sans mesure qu'elles portent à quelques feuilles venues de l’autre côté du monde, qu’elles plongent dans de l’eau chaude et observent en silence avant de boire avec attention des liqueurs odorantes aux couleurs profondes.
La radio, entre deux grèves, avait décrit un pays au bord de l’embolie, perturbé par l’arrêt des trains, des bus et des métros... Aussi sommes-nous arrivés à la gare sans avoir la moindre idée de ce qui nous attendait. Il s’agissait de s’en remettre au hasard et d’observer comment les événements allaient tourner d’eux-mêmes. L’action dans la non-action, mais en conscience, dirait Fr., qui a des lectures asiatiques. Le potentiel de la situation : il y a une ligne d’énergie, comment se résout-elle ? que produit-elle ?
Un train partait dans les dix minutes : sur le conseil d’un contrôleur, nous y sommes montés sans billet. Une élue du conseil régional, dont il est préférable de ne pas citer le nom, s’est montrée d’une grossièreté étonnante. Un sourire, accompagné d’un : « Vous êtes charmante, je vous aime déjà ! » a suffi à mettre les (sou)rieurs de mon côté et lui a cloué le bec jusqu’à Paris.
Là-bas, le métro circulait, au moins celui dont nous avions besoin. Ligne 4, Odéon. Objectif : déjeuner dans un salon de thé signalé par Niji : Tch’a. Tch’a mérite tous les éloges : simplicité sophistiquée du décor, élégance des formes et des couleurs, accueil agréable et fluide. Les thés sont nombreux et les conseils de Lui Xian Zhen aidants. Fr., attirée par un nom évocateur du taoïsme, a choisi un oolong « Immortel des eaux ». Il faut dire qu’à Tch’a [quatre] les thés sont présentés sous leur nom traduit en français. « Pu Mai Tan » est « Pivoine blanche ». Qui est « Boddhisatva de la miséricorde » ? Celui que d’aucuns appellent « Déesse en fer de la miséricorde » ? « Tie Kuan Yin » ? La déesse en fer étant alors la statue d’un(e) Boddhisatva ? Je n’ai pas trouvé encore quel est le nom chinois courant d’ « Immortel des eaux » (et si vous m’avez lu jusqu’ici, j’attends vos indications) mais j’imagine assez bien l’Immortel, au bout de son cycle de vie-formation taoïste, ayant atteint à la quasi-translucidité, retiré dans un ermitage, infusant à l’ombre d’un pin un thé vert sombre dans l’eau embrassée puisée d’une petite source, pour se rafraîchir de la chaleur de l’été. En arrière-plan, très loin, un pic encore enneigé. Quant à moi, pour ponctuer le temps, en résonance avec le thé bu la veille, j’ai choisi un Pu Erh Impérial. Les thés sont présentés en gong fu cha, dans de toutes petites théières posées dans un plat en céramique (fabriqués par Mlle Lui elle-même, douée de mille talents). Jamais je n’aurais dosé si fort un Pu Erh et voilà qu’il révèle une autre dimension de lui-même, une puissance qui paraît infinie et pourrait effrayer : pourtant sa douceur reste intacte. Ce thé développe des qualités de protection, il renvoie à l’enfance heureuse qui constitue parfois l’équilibre de l’adulte, il parle de la transmission du père au fils, et de maturité. D’ailleurs, il est le seul qui bonifie en vieillissant.
Le Pu Erh de Mlle Lui vient directement de Chine, elle va le chercher elle-même et ne peut le comparer aux autres thés noirs-noirs vendus en France, qu’elle ne connaît pas. Mais elle garantit la qualité et l’authenticité du sien, et on peut lui faire confiance.
J’ai dit à Mlle Lui comment et par qui Fr. et moi avions été orientés vers Tch’a, le rôle du Cercle du thé, les courriers qui circulent sur internet. Elle-même, figure de l’imtemporalité, n’est pas câblée : je lui ai promis de lui envoyer par la poste ce qui s’écrirait peut-être sur cette journée du thé dans laquelle elle tient un rôle. Elle s’est amusée de ce que je ne sache pratiquement rien de la personne qui nous avait recommandé Tch’a, ni son nom, ni son travail, si peu de choses : un prénom, un surnom, Niji, c’est tout.
Mais il fallait partir, ranger les parfums de poisson au gingembre et de canard au thé Keemun dans la mémoire des sens, il fallait parcourir à pied une bonne distance à travers Paris, parce que brusquement les métros étaient devenus rares.
La maison de la culture du Japon se trouve quai Branly, à une encablure d’une immense tour métallique non loin de laquelle coule la Seine. Passé un contrôle strict, à gauche, une librairie, devant laquelle un couple observe les arrivants avec trop d’attention pour ne pas être ceux avec qui nous avons rendez-vous, Niji et sa compagne, Fl. ; sourires de connivence, un peu de timidité de part et d’autre, c’est bien naturel. Nous serons quatre. Nous aurions pu être sept, n’est-ce pas J.-C. : mais les grèves ont empêché les autres d’arriver jusqu’ici.
Pourtant la grève n’existe pas en tant qu’elle-même. La feuille de papier sur laquelle j’écris n’existe pas en tant qu’elle-même non plus, elle est vide (je ne veux pas dire « blanche »). C’est Thich Nat Han, un bhoddisatva vivant, qui le dit, après le bouddha de notre temps, et le Dalaï Lama les cite à l’occasion. Elle renvoie à la fibre sans laquelle elle n’est rien, au bois, à l’arbre, au bûcheron, à la famille du bûcheron, à l’histoire des arbres et de la forêt. Il n’y a pas de « soi » : c’est le principe de l’interdépendance, que le sanscrit dit joli-musicalement pratîtya-samutpâda. Pas de « soi », pas plus pour la feuille que pour la grève ou pour chacun de nous. Chaque élément renvoie à la totalité de l’univers, puisque rien n’existe en soi. (En Occident, vers le début du XXIème siècle, on appelait ça le principe hologrammatique : l’élément contient toute l’information du système.)
Le thé, donc, n’existe pas. A moins que n’existe que lui : puisqu’il contient tout l’univers. Le thé serait-il un Cercle dont le centre serait partout et la circonférence nulle part ?
Ce mercredi vers 15 heures, l’un des centres quaternaire du Cercle se trouvait donc à Paris, dans la maison de la culture du Japon.
L’ascenseur l’emporte vers le cinquième étage. Les espaces blancs et vastes, les larges coursives lumineuses le guident vers le chashitsu. Le pavillon de thé, comme posé sur une terrasse, domine la Seine et sa rive droite. « Rien ne vaut "the real thing", évidemment, c'est à dire un moment de thé partagé dans un jardin, ou une chambre, ou sous le ciel du solstice » comme l’écrira plus tard Jean-Claude. C’est bien de cela qu’il s’agit : un moment de thé, un moment détaché du flux du temps. Chanoyu : un peu d’eau chaude pour le thé ou comment transformer un instant en éternité.
Le pavillon est conçu pour la démonstration : il me semble grand, mais je ne sais rien d’autre à ce sujet que ce que j’ai découvert grâce au Cercle depuis six mois. Nous sommes maintenant une dizaine de personnes et nous nous asseyons sur les tatamis réservés au public. L’atmosphère est fraîche, par contraste avec la canicule qui règne dehors. On échange quelques paroles à voix basse, c’est la magie du lieu, la rencontre annoncée avec « quelque chose de tout autre ». L’espace du chashitsu proprement dit est... japonais, terriblement japonais. Tatamis, murs à cloisons coulissantes, un univers rigoureux, calme et doux, tout en camaieu de bruns et de beiges. En face de nous, à gauche, dans le tokonoma, une calligraphie et une simple fleur dans un vase. La pièce ne contient aucun ameublement, si ce n’est une tablette qui porte quelques ustensiles et un chaudron dans lequel chante l’eau.
La démonstration est aussi pour les personnes qui la présentent un exercice d’application. Entrent la maîtresse de thé, puis l’invitée, puis l’hôte. L’hôte va préparer le thé et l’offrir à l’invitée, sous le regard attentif de la maîtresse qui, parfois, apportera une brève indication en japonais, comme lorsque l’éventail replié de l’une aura été posé par inadvertance sur la tranche alors qu’il aurait dû l’être sur le dos.
La cérémonie de chanoyu a été tant décrite qu’elle résiste aux mots. Les gestes de l’hôte et de l’invitée sont précis, délibérés, symboliques et concrets. L’hôte essuie pour la purifier la boite de thé avec un tissu orange, en la frottant comme toutes les praticiennes de chanoyu le font depuis des siècles (dans l’école qui officie cet après-midi, la couleur orange est pour les femmes, les hommes auraient eu un tissu violet). A travers ces gestes, s’exprime le temps long de l’histoire de hommes. Tout ce que j’ai vu dans les images indiquées par Niji ou par Jean-Claude sur le web est là. Chanoyu tend à prouver que l’homme a plus besoin de rites que de dieux. Inutile de chercher à enfermer dans des mots ce qui doit être de l’ordre du sensible, du vécu. Chanoyu ne se décrit pas : chanoyu se vit. On peut décrire une liturgie, une séance de psychanalyse, un moment de méditation : mais comment pourrait-on rendre compte de l’extérieur de la richesse de ce qui s’y vit à l’intérieur ? Ainsi en est-il pour chanoyu. La forme est accessible sans grandes difficultés, mais le travail sur soi qu’implique la réalisation est incommunicable.
Il y a un mystère chanoyu, et « il est fascinant de constater l'intérêt de gens aussi divers pour la démarche du chanoyu. Dans tout cela, un mauvais esprit pourrait se demander quelle est la proportion de snobisme ou d'ésotérisme de bazar. Personnellement, vous pensez bien que la question ne m'a pas effleuré », écrira Jean-Claude, avec cette (im)pertinence et cette pénétration qui lui sont propres, dans une dizaine de jours.
La présentation de la cérémonie est terminée, l’hôte et l’invitée se sont retirées. La maîtresse de thé nous donne quelques explications, répond à nos questions timides. Niji examine de près le tissu orange (dont il nous donnera bientôt le nom par mail) qui sert à essuyer/purifier les ustensiles : il en a préparé lui-même avec sa Pfaff hobbymatic mais faut-il les doubler ou non, se demande-t-il ? Maintenant, il sait ! On nous offre une pâtisserie très sucrée à base de farine de haricot, et du thé battu. Dans le fond du grand bol, auquel il convient de faire faire un demi-tour avant de boire, parce qu’on nous l’a offert en nous présentant sa plus belle face, le thé matcha est d’un vert soutenu et vif, moussu, la fameuse mousse de jade. « Ce thé est d’une accessibilité déconcertante sauf pour celui qui n’a pas d’idée préconcue. » Il m’évoque le potager, les légumes verts. Sa substance épaisse nourrit l’âme en la reliant à l’univers : l’élément rencontre l’élémentaire et l’univers est présent.
Plus tard, nous musarderons dans la librairie du rez-de-chaussée, à la recherche de livres et d’objets japonais.
C’est la première fois de ma vie que je rencontre quelqu’un dans de telles circonstances : en ayant correspondu préalablement pendant plusieurs mois de cette manière étrange que crée la liste de distribution, qui fait qu’on s’adresse indirectement à des personnes à travers un groupe pour l’essentiel inconnu. Et voilà : cette rencontre dans la disponibilité est d’une accessibilité déconcertante. Le thé nous constitue, il est un puissant vecteur. Il est un univers : autour du thé, le Japon, le zen, le t’chan, le bouddhisme, le tao, l’Asie, nos propres inscriptions dans le monde... Il suffit de laisser le fil se dévider et nos mondes et Le Monde se déroulent, s’engendrent et s’intègrent.
Plus tard encore, Fl. est partie retrouver son enfant. Traversant Paris à pied, Niji, Fr. et moi, parlons de ce qui nous rapproche. Le Guide des comptoirs et salons de thé à la main, nous cherchons une maison de thé dans le 7ème. Ce sera Les Nuits des Thés, trois théières dans le guide, une de trop. La carte est bien plus pauvre que celle présentée dans le bouquin mais le crumble est bon et l’environnement hétéroclite et marrant. Ce thé-là est un autre thé que celui de la maison du Japon. Il est partage et convivialité, occasion de longues conversations sur la vie qu’on mène, ses joies et ses difficultés, sur les espaces qu’on se ménage, sur cette passion commune qui nous ouvre au monde, sur le Cercle du thé, comment il vit, grâce à qui... Apologie de cet espace libre et vivant, une réserve d’humanité dans un monde qui ne semble pas toujours tourner en faveur de la création, de la gratuité, du geste authentique.
A une bifurcation, dans les couloirs du métro, Niji est parti d’un côté et nous d’un autre. A la gare, un train nous attendait. Pour le même prix que le matin, nous avons cette fois-ci voyagé en première, lisant Le culte du thé, de Wenceslau Moraes, le portugais amoureux qui « échangea son âme pour l’âme japonaise et qu’on surnomma “l’astre qui brille loin de sa patrie.” »
*
De retour à la tente, tellement loin de Paris et de ses foules colorées. Nous sommes assis dans l’herbe, la théière de Pu Erh à portée de main. La chouette hululle avant d’aller chasser. C’est l’heure noire, dans laquelle brillent quelques astres. Ce monde est habité.
Berghezeele, le 11 juin 2003
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