04 juin 2004

Eléphant (fragment)

Liberté, sécurité, indifférence.
L'aveugle s'approche de l'éléphant. Il touche la patte et croit que c'est un tronc d'arbre. Il touche la trompe et croit que c'est un serpent. Il touche la queue et croit que c'est un fouet. Ayant fait le tour de l'animal, incapable de l'embrasser tout entier, il s'imagine qu'il est composé d'arbres, de serpents et de fouets. Jamais il ne saura ce qu'est un éléphant.
Gus et Kevin portent chacun un gros sac qui leur fait courber le dos. Ils ont laissé derrière eux cette usine textile désaffectée réhabilitée en usine affectée au formatage professionnel des esprits. Le sac de Gus traîne par terre. Les deux garçons croisent Nadia, une fille qu'ils ont connue très jolie et dont tout le monde dit que la burka qui la couvre de la tête aux pieds cache les traces des coups, des brûlures et des coupures que son propriétaire aime lui infliger. Mais Gus et Kevin vivent au pays de la social-liberté, de la sécurité et du droit à l'indifférence. Les lois qui protègent les chiens ne protègent plus les femmes. Ils ne saluent pas l'être sans nom qui s'avance sans bruit et continuent à traîner leurs sacs. Ils longent le groupe sportif Léo Lagrange — sans se demander d'où vient ce nom et pourquoi ce lion encagé dans une grange. Gus et Kevin ne se demandent plus grand chose d'ailleurs. Ils vivent dans un monde qu'ils ne sont pas appelés à construire. On le leur donne, tout a été pensé pour eux. Le seul effort qu'on leur demande est de s'y adapter et ne de pas demander autre chose que ce que le supermarché a en rayon. Maintenant l'école définit des objectifs limités mais évaluables, les professeurs ont enfin cessé de s'occuper de la conscience de leurs élèves. Leur métier bien compris est d'adapter les adolescents aux places libres à court terme sur le marché du travail. Une fois adaptés, les adolescents, tout en devenant jeunes adultes, puis adultes et ainsi de suite, attendent qu'un emploi se libère. Ce n'est pas toujours le cas, alors tout est prévu : stages de profesionnalisation, périodes d'indemnisation chômage (courtes, pour ne pas s'habituer à l'oisivité), RMI sans I, RMA avec A mais sans I non plus. Et si vraiment ils font preuve de mauvaise volonté, il restera toujours une allocation de fin de droits, parce que la société sociale de la liberté et de la sécurité n'abandonne jamais, tant elle croit en l'homme. On a limé les dents du Léo dans sa grange et on a fini par les lui arracher, par mesure de sécurité.
Gus et Kevin traînent leur sac vers le bâtiment administratif qui, dans ce drôle de lycée coupé en morceaux et balancé à travers la ville, travail d'un serial killer architecte travaillant sur commande, se trouve pas loin d'autres bâtiments de cours et d'un logement de fonction. Cest vers ce logement qu'ils se dirigent.
Dans la société de social-liberté, Kevin et Gus ont du mal à imaginer (parce qu'on ne leur montre pas ça à la télé, qui est mieux faite qu'on ne croit et non dénuée de projet) qu'à un lycée puant les égoûts dans sa partie neuve puisse être adjoint un tel endroit, un tel paradis. Une haie double montre une séparation bien nette et cache une grille inviolable. Mais tout est prévu, le plan a été longuement mûri. Gus sort de sa poche un papier et tape le code qui leur permettra de pénétrer dans ce monde inconnu : PS-CR/2004.
Les sacs se font lourds, tant la marche a été longue et peut-être aspirent-ils au dénouement. Mais il reste une épreuve : traverser le grand parc - comme prévu les chiens ont été encagés dans le chenil. Les courroies des sacs scient l'épaule et les garçons avancent moins vite. Ici, ils ne rencontreront pas

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