B., le 9 mai 1997
Chère D.,
Tout d’abord un grand merci pour ta lettre de la semaine dernière. Je suis heureux que tu aies apprécié ce formidable roman qu’est Cent ans de solitude. Je crois qu’en lisant ce livre tu as rencontré la littérature (...).
Quel est ce livre qu’on trouve dans une bibliothèque familiale, dans une librairie, chez une amie ? A-t-il quelque chose à nous dire ? Peut-être… On le prend en main, on regarde comment il est fabriqué, c’est un petit livre de poche sans grande valeur marchande ou un beau livre relié. Il y a souvent une illustration en couverture, qui retient l’œil un instant. On le retourne. La quatrième de couverture donne probablement (sauf, bien sûr, dans le cas d’un beau livre relié) des indications sur le contenu, sur l’auteur. On regarde encore ce livre avec circonspection, il faut en examiner tellement pour faire une rencontre d’importance ! Celui-là est -il un futur compagnon fidèle ou risque-t-on la déception ?
On se souvient des vrais bonheurs que la littérature nous a apportés, ces journées et ces nuits passées avec un livre qui devenait aussi présent que les êtres qui nous entourent, et même, avouons-le, parfois plus. Ah ! Rentrer à la maison, le soir, en sachant qu’en un livre fidèle un autre monde nous attend, s’installer confortablement, mettre dans le lecteur de CD une musique qui corresponde à ce qu’on va lire, prendre le livre connu, l’ouvrir où se trouve le signet… et passer dans une autre dimension du temps et de l’espace. Pas besoin d’un vaisseau capable d’atteindre la vitesse lumière ! Voilà que nous voyageons en Amérique du Sud dans un pays improbable qui ressemble à la Colombie… Que nous participons avec Fabrice del Dongo, sans la comprendre vraiment, à une campagne napoléonienne de la fin du XVIIIe siècle et que nous rencontrons la belle Clélia … Que nous vivons avec Guillaume de Baskerville une enquête incroyable dans un monastère bénédictin du XIIe siècle, pleine de rebondissements et d’humour … Que nous partageons en Allemagne, lors de la montée du nazisme, l’amitié de deux garçons que l’histoire sépare et dont la fidélité sera plus forte que la mort …
Alors, ce livre-ci, celui qu’on a en main sans le connaître encore, où veut-il nous emporter et a-t-on envie d’y aller ? Sommes-nous prêts à ce voyage-là ? Ce voyage est-il de qualité ? On ouvre les premières pages, on les feuillette d’un doigt encore peu convaincu. Et parfois le miracle s’accomplit. Derrière cette couverture banale, semblable à tant d’autres, il y a un bloc d’humanité, une histoire qui nous touche au plus profond, une puissance qui nous change et nous rend meilleurs. Nous sommes possédés par une écriture, la beauté des phrases, leur musique, par une histoire. Cette histoire nous concerne même si elle met en scène des tibétains et des chinois du début du XXe siècle , des grecs, des égyptiens et des ossètes de l’antiquité ou des américains contemporains, quand ce ne sont pas des hommes des époques futures, dans des contrées pour le moins lointaines. Parce que l’humanité est une à travers l’espace et le temps.
Une bibliothèque nous offre la possibilité de rencontrer des gens qu’on ne rencontrerait pas dans la vie, parce qu’ils sont loin de nous dans l’espace ou le temps, peut-être même sont-ils morts depuis longtemps. On peut avoir en main, pour quelques francs, le meilleur de l’humanité, le concentré de son génie, sous la forme de romans, de biographies, de récits historiques, de récits de voyage , etc. La bibliothèque nous offre la possibilité de nous libérer de l’ici et du maintenant, pour y revenir ensuite plus libre et plus vivant. Ce mouvement, c’est ce que j’appelle culture.
Mais il faut, pour aller plus loin, apprendre à s’ouvrir à de nouvelles formes littéraires. En effet, les premiers livres que nous lisons lorsque nous sommes enfants sont souvent basés sur la répétition de schémas et sur la création et la re-création permanente de mondes où le lecteur trouve des repères faciles. Toute une littérature adulte fonctionne ensuite selon les même principes et elle est bien agréable à lire, elle nous renvoie sans cesse à des structures connues et rassurantes — même lorsque c’est pour nous faire peur ! La difficulté du lecteur intrépide qui cherche à s’affranchir de ces formes finalement assez faciles est qu’il va se trouver souvent en terrain inconnu et qu’il va devoir accepter d’être parfois bousculé et dérouté par des formes d’écriture inusitées. C’est encore affaire de culture, la culture est la boussole qui permet de s’orienter. Et ta boussole, tu devras la construire toi-même, livre après livre, en confrontant tes découvertes avec celles de tes guides et amis.
Je m’aperçois que je t’ai écrit un vraie dissertation sur la lecture ! C’est que je crois que les êtres humains ne sont pas pleinement humains dès leur naissance : il suffit de les observer, ils sont visiblement loin d’être achevés physiquement, intellectuellement et spirituellement . Sa propre humanité est quelque chose que chacun doit construire tout au long de sa vie et la lecture est sans doute l’un des meilleurs moyens de le faire, puisqu’elle est le moyen de sortir de soi-même et de rencontrer des géants de la pensée et de l’art. Le secret est de ne pas oublier qu’après être sorti de soi-même il convient d’y revenir et de faire de ses trouvailles des occasions de partage, d’échange, de communication, de contact, de relation… avec autrui et surtout pas de repli sur soi.
Ma chère D., en ce qui concerne le partage des découvertes littéraires, tu peux compter sur moi pour t’indiquer ce que j’ai trouvé et ce que je trouverai. J’espère que tu en feras de même avec moi et avec d’autres. La plupart des livres évoqués dans cette lettre sont disponibles à B. ou à P., tu en as d’ailleurs déjà lu certains.
Je suis heureux de te voir grandir et j’attends avec impatience nos prochaines conversations, qu’elles soient de vive voix ou épistolaires. (...)
N’oublie jamais que la connaissance sans l’amour n’est rien !
(...)
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