04 mars 2007

Conférence de Luc FERRY

Les Peurs
Alors que nous recherchons la « vie bonne », la sérénité, nos vies sont coincées par des peurs :
• Sociales (violence symbolique)
• Phobies (quand l’angoisse est là, on est coincé, fermé)
• Peur de la mort.
Philo/sophia : recherche de la sérénité.
D’ailleurs, la troisième peur, celle de la mort, c’est plutôt la peur de la mort de nos proches qui nous effraie, plus que la nôtre. « Nevermore » : la mort est l’expérience de l’irréversible, de la finitude.
Salut : étymologiquement, « se sauver ». Comme les grandes religions, les philosophies sont des doctrines du salut. La différence, c’est que les philosophes grecs disent qu’on peut se sauver par soi-même et par la raison et les grandes religions, disent : pas par soi, par un Autre, et par la foi.
Les grandes philosophies sont des doctrines du salut sans dieu.

Les peurs prolifèrent dans les sociétés occidentales, peur de tout. Chaque année, une nouvelle peur s’ajoute aux autres. Nous avons peur des vaches folles, des poulets, de la couche d’ozone, du réchauffement climatique… (liste immense). Ce qui est nouveau, c’est que la peur n’est plus considérée comme une passion à surmonter, mais comme une passion positive, qui ouvre à la sagesse et au principe de précaution. Avant, on disait : « Un grand garçon, ça n’a pas peur. » On disait que la peur était une passion honteuse, négative, pas virile. Sous l’influence des mouvements écologiques et pacifistes, la peur s’est déculpabilisée. C’est comme si l’inquiétude était devenue le premier pas avant la réflexion. C’est une grande différence d’avec l’Europe des Lumières.

D’où ça vient, et comment en sortir ? Les mots clé sont « déconstruction » et « mondialisation ».
Déconstruction : le XXe à été le siècle de la déconstruction sur le plan culturel : la tonalité en musique, la figuration en peinture, les lois du roman classique… Ebranlé l’essentiel des valeurs religieuses, morales et politiques. Et si on croit encore à des valeurs, c’est avec une foi vacillante qui n’a rien à voir avec la foi ancienne.
Le XXe siècle, c’est aussi le siècle des avant-gardes. Comme dit Nietzsche, on a philosophé au marteau. Toutes les valeurs transcendantes auxquelles l’homme a cru pendant 20 siècles ont vacillé, et moi, dit Nietzsche, je vais les achever.
Critique du nihilisme. Attention, Nietzsche entend par « nihilisme » le contraire de ce que nous entendons généralement. Habituellement on confond nihilisme et no future. Pour Nietzsche, le nihilisme est au contraire bourré d’idoles, des valeurs transcendantes, de droits de l’homme, d’idéal, de catholicisme, etc. La conviction de Nietzsche est que les petits humains ont inventé ces idéaux supérieurs pour déclarer que l’idéal est supérieur au réel. Le Ciel est supérieur à la terre, l’au-delà à l’ici-bas. Les socialistes, les libéraux reproduisent cette hiérarchie qui est en fait la négation du réel. D’où la définition nietzschéenne du nihilisme.
Pour Nietzsche, le vrai sage est celui qui regrette un peu moins, qui espère un peu moins et qui vit le présent un peu plus.
Le passé nous tire en arrière (nostalgie, passions tristes). Si on quitte le passé pour aller vers l’avenir en espérant que changer de femme, ou de voiture, ou de MP3 va nous sauver, on s’illusionne. Passer d’une Peugeot à une Mercedes, ça peut être amusant quelques heures, pas plus.

Amor fati : amour de ce qui est. Etre « sage », c’est aimer ce qui est là.
C’est se débarrasser des idoles, des idéaux.
A force d’attendre de vivre, on finit par oublier de vivre (Sénèque).
Pourtant, seul le présent existe.

La déconstruction a préparé la mondialisation libérale.
Tous les grands déconstructeurs étaient plutôt du côté de la vie de bohème. Ils n’étaient pas des bourges. Ils étaient dans les marges, du côté de la gauche d’avant-garde.
Or ils ont préparé le terrain de la mondialisation libérale, qui exige que tout devienne marchandise, qui exige l’aplatissement de toutes les valeurs.
Une source est dans le discours scientifique, ce qu’il propose vaut pour tous. Le discours scientifique est le premier discours à vocation mondiale.
Quand il apparait, le discours scientifique est lié à des valeurs. Cf. les Lumières. Dominer le monde intellectuellement et pratiquement mais pour émanciper l’homme et rendre les hu-mains plus heureux. Emanciper les humains de la tyrannie de la nature. « Grâce aux scien-ces, nous pourrons prévoir et prévenir les catastrophes comme le raz de marée de Lis-bonne. » La science n’est pas une fin en soi. Elle n’est pas son propre but.
Or maintenant la science est intégrée dans une structure de compétition mondiale de tous contre tous. Nous sommes dans une logique de benchmarking permanente (se comparer tout le temps). C’est un effet terrifiant : le progrès change de sens. Au XVIIIe on imagine qu’on va progresser vers le bonheur des hommes. Maintenant on sait que si on ne progresse pas, on meurt. On est dans une logique économique et sociale darwinienne. Le progrès ac-célère tous les jours. Mais on n’est plus certain que ce soit un progrès. On avance comme un gyroscope qui tombe s’il arrête de tourner mais on ne sait plus où on va.

La mondialisation a quatre conséquences.
1- Peur liée à la perte du sens de l’histoire.
2- Plus personne ne contrôle le processus historique. Fin de la promesse démocratique. Cf. les métaphores qui fusent à propos des OGM : celle de l’apprenti sorcier, celle de Frankenstein, qui sont des mythes de la dépossession. La créature échappe et menace de noyer la terre. C’est la trahison de l’idéal démocratique. Nous avons à faire à des processus anonymes et aveugles : il n’y a pas de gros salauds. C’est « un process sans sujet ». (Althusser) Comment reprendre la main ? Le problème de fond, c’est que les politiques n’ont pas assez de pouvoir, pas le contraire.
3- Hyperconsommation. Nous consommons de tout, école, religion, politique. Nous sommes consommateurs tous azimuts. Rien n’échappe à la sphère de la consommation.
4- Contradictions culturelles de l’homme de droite. Tout fout le camp et décline. Le « type » (wébérien) d’homme de droite est dans une contradiction majeure : d’un côté il déplore de déclin (Nicolas Baveresse) et c’est son monde qui fait ça. Un drogué augmente et rapproche les prises : c’est la définition du client de supermarché. Un hypermarché vu d’il y a cent ans, c’est un attentat à la valeur, au bon goût, à l’utilité. 68 déconstruit les valeurs pour que nous devenions tous des conso-zappeurs. Pour-quoi les gens comme Lagardère, comme Pinault achètent-ils de l’art contemporain ? Parce qu’ils sont fascinés par la déconstruction. Ils partagent les « valeurs » des artistes contemporains.

Comment on en sort ?
Est-ce que quelque chose résiste à la libéralisation du monde ?
OUI. Le monde n’est pas totalement transformé en marchandise. Ce qui résiste, c’est la vie privée.
En réalité, ce que nous avons vécu, c’est le passage des valeurs dans la sphère privée. C’est là maintenant qu’est le sacré.
En effet, pourquoi risque-t-on sa vie ? Jusqu’à il y a peu, pour Dieu, la Patrie, la Révolution.
De 1945 à aujourd’hui, la droite est patriotique, la gauche révolutionnaire : deux positions sacrificielles. Pendant ce temps, on ne s’intéresse pas à la vie privée, à l’individu. Côté progressiste, il est même question de briser la famille, elle est une idée de droite.

Or, Dieu est maintenant incarné dans l’humanité elle-même. On ne risquerait notre vie que pour d’autres personnes, nos proches, les enfants.
On est passé des transcendances verticales, les grands systèmes sacrificiels, à des transcendances horizontales. La famille moderne est fondée sur le mariage d’amour (le divorce aussi, d’ailleurs). La famille d’antan (ancien régime) était décomposée, recomposée, mono-parentale, plus que maintenant, à cause de la mortalité. Finalement, maintenant c’est paradoxalement plus stable et il y a un vrai souci des enfants.
Rappelons la pratique du charivari : l’intimité n’existait pas. Les maisons n’avaient pas de portes ni de couloirs.
Or, voici le mariage d’amour. Grâce au capitalisme (salariat), les individus quittent les communautés villageoises qui les contrôlaient, notamment les femmes. L’autonomie financière conduit à l’autonomie affective qui conduit au mariage choisi (on parle de « se marier » au lieu d’ « être marié-e ») qui conduit à l’investissement des enfants.
La famille moderne est la matrice des solidarités, des associations. Il y a renversement des rapports entre sphère privée et transcendances verticales.

Nous sommes face à deux France qui s’éloignent l’une de l’autre. Il y a deux peurs symétriques : une France qui a peur de la mondialisation, des délocalisations, etc. C’est la France des « petits ». 7 millions de personnes vivent avec moins de 800 € / mois. Il y a une autre France, sarkosyste, tétanisée à l’idée qu’on risque de ne pas d’adapter à la mondialisation et se transformer en une deuxième Argentine.

L’individu moderne est dans une situation angoissante. Nous aimons plus que jamais, nous sommes dans un monde psy, dans une logique d’affectivité croissante. Et on est privé des filets de sécurité de la religion. Même ceux qui sont croyants le sont moins qu’avant. Aimer plus, c’est affronter un risque plus grand.

A partir des questions du public

Précision : la famille n’est pas la seule solidarité. Elle est la matrice de toutes les autres. C’est à partir d’elle que se développe la compassion.

Ecologie : il y en a deux, une humaniste pour laquelle le problème c’est de ne pas laisser un monde inhabitable à nos enfants. Et une intégriste pour laquelle l’amour de la nature nie l’homme. Celle-là était dans les lois nazis de 1935, elle est réactionnaire, prône le retour en arrière.

« Si Dieu avait voulu que nous soyons heureux, il ne nous aurait donné ni la liberté, ni l’intelligence. » Kant

La déconstruction nous a libéré des transcendances sacrificielles. C’est positif. Le processus d’égalisation au niveau mondial, ça va être une bonne chose pour ceux qui partent d’en des-sous de la moyenne. On doit espérer que le monde sera plus égalitaire et que ça va bien se passer. Mais ça ne va pas se passer très bien…

La peur sociale : il n’y a rien qui ne nous enferme plus que le regard social. Voir les cyniques grecs. Tout le travail de la philosophie, c’est de convertir les humains à un regard autre.

Les grandes philosophies sont comme de magnifiques châteaux à visiter. Il y a différentes philosophies parce qu’il y a différentes peurs et surtout différentes stratégies, différents dis-positifs, pour en sortir.

L’origine de l’ « horizontalisation » de la transcendances est mystérieuse et peut le rester. Il y a un paradoxe : la transcendance (sortir de soi) dans l’immanence (au cœur de soi). Il est inutile d’entrer dans un système d’explication fondamentaliste. Tout ne s’explique pas. Il n’y a pas de cause à chercher. Garder le mystère ? De toutes façons, on n’y comprend rien, à cette existence humaine.

« Merci de nous avoir permis, à nous qui sommes de grands dupes, d’être un peu moins dans l’errance. » Jean-Louis Losey

Notes prises lors d'une conférence à l'IRTS du Nord-Pas-de-Calais, le 15 février 2007, plubliées sans avis du conférencier.

2 commentaires:

Mauricette Beaussart a dit…

Merci Monsieur DL de nous avoir fait partager vos notes. C'est bien intéressant surtout la géométrie quand on transforme les lignes verticales en lignes horizontales.
Je connais quelqu'un qui est passé d'une citroën à une mercédès.

Anonyme a dit…

Il y a plus de vérité dans vingt quatre heures de la vie de Bryan Ferry que dans toute la philosophie de Luc Ferry.
Mais il y a plus de vérité dans une chanson de Bryan Ferry que dans toute la vie de Luc Ferry.
Guillaume from Armentières.