27 mai 2007

Souffrance en France


Avant-propos

L’idée s'est très largement répandue selon laquelle planerait sur notre pays une menace d'anéantissement économique. Jusques et y compris chez les scientifiques et les penseurs, on admet que la situation étant exceptionnellement grave il faut bien accepter d'employer les grands moyens, quitte à faire quelques victimes.

Nous serions donc aujourd'hui, si l'on en croit la rumeur, dans une conjoncture sociale et économique présentant de nombreux points communs avec une situation de guerre. A la différence près qu'il ne s'agit pas d'un conflit armé entre nations, mais d'une guerre « économique ». Comparable en gravité à celui de la guerre, son enjeu serait la survie de la nation et la sauvegarde de la liberté. Rien de moins !

C’est au nom de cette juste cause qu'on use, larga manu, dans le monde du travail, de méthodes cruelles contre nos concitoyens, pour exclure ceux qui ne sont pas aptes à combattre pour cette guerre (les vieux devenus trop lents, les jeunes insuffisamment formés, les hésitants.. ) : on les congédie de l'entreprise, cependant qu’on exige des autres, de ceux qui sont aptes au combat, des performances toujours supérieures en matière de productivité, de disponibilité, de discipline et de don de soi. Nous ne survivrons, nous dit-on, que si nous nous surpassons et si nous parvenons à être encore plus efficaces que nos concurrents. Cette guerre pratiquée sans recours aux armes (du moins en Europe) passe quand même par des sacrifices individuels consentis par les personnes et des sacrifices collectifs décidés en haut lieu, au nom de la raison économique.

« Le nerf de la guerre », ce n'est pas l'équipement militaire ou le maniement des armes, c'est le développement de la compétitivité.

Au nom de cette guerre - dont on ne dit pas qu’elle est sainte mais dont on chuchote parfois qu'elle est une « guerre saine » -, on admet de passer outre à certains principes. La fin justifierait les moyens.

La guerre saine, c'est d'abord une guerre pour la santé (des entreprises) : « dégraisser les effectifs », « enlever la mauvaise graisse» (Alain Juppé), « faire le ménage », « passer l’aspirateur », « décaper la crasse », « décalaminer », « détartrer », « lutter contre la sclérose ou l’ankylose », etc. : autant d'expressions saisies ici et là dans le langage ordinaire des dirigeants.

Les cures hygiéno-diététiques sont douloureuses, c’est admis, les traitements chirurgicaux aussi, et si l' on veut se débarrasser du pus, il faut bien inciser ou exciser l’abcès, n’est-ce pas ? Les métaphores médico-chirurgicales sont particulièrement prisées pour justifier les décisions de reclassement, déclassement, mise au placard, licenciement qui infligent aux personnes des souffrances, des déchirements et des crises, dont le psychopathologue et travailleur social sont les témoins obligés. « A la guerre comme à la guerre » ? « Il faut accepter les inconvénients qu’imposent les circonstances (voir résignation) », ou encore : « la guerre justifie les moyens », nous dit, à ce propos, le dictionnaire Robert. Au titre de cette guerre, pourtant, il n'y a pas que des victimes individuelles ou civiles. Faire la guerre n'a pas pour seuls objectifs de défendre sa sécurité et de survivre à la tourmente. La guerre consiste pour l'entrepreneur à fourbir les armes d’une compétitivité grâce à laquelle il pourra mettre à terre ses concurrents : les contraindre à battre en retraite ou les pousser à faire faillite.

Cette guerre économique détruit chaque semaine des entreprises supplémentaires. Les petites et moyennes entreprises, plus vulnérables que les grandes, sont particulièrement touchées, mais les géants qui profitent, longtemps parfois, de la disparition de leurs concurrents plus petits, ne sont pas à l'abri de la défaite. Et il arrive qu'à leur tour les très grandes entreprises soient condamnées à la capitulation sans conditions, quand leurs dirigeants ne choisissent pas de fuir in extremis (en emportant les meubles) ou de « passer à l'ennemi » (en trahissant leur entreprise et en livrant leur clientèle à la concurrence selon un procédé peu élégant mais fort répandu).

De fait, cette guerre économique occasionne des dégâts, y compris parmi ceux qui étaient les plus ardents partisans d’un libéralisme sans entrave. Dans cette guerre « saine » comme dans bien d'autres guerres passant pour malsaines, il y a du gâchis et des pertes absurdes, Les analystes qui se penchent sur cet emballement délétère, y compris dans la communauté scientifique, sont abasourdis par l' absurdité de certains de ces combats fratricides entre concurrents. Certains spécialistes lancent des signaux d'alarme. L'inefficacité de leurs appels les conduit à soupçonner certains acteurs du drame d'aveuglement dans leur façon de conduire les affaires. D'où ils déduisent que leur mission de chercheur consisterait avant tout à éclairer la lanterne des dirigeants d'entreprise et des dirigeants politiques, comme si une explication rationnelle devait bientôt les convaincre d'agir autrement.

Je ne partage pas cette opinion. Mon expérience auprès des dirigeants me suggère plutôt que ces derniers sont conscients des risques qu'ils encourent, mais que, dans leur majorité, ils ne veulent pas changer de cap. Pourquoi ? Parce qu'ils espèrent que, dans cette guerre, ce seront leurs adversaires qui s'essouffleront les premiers et qu'alors ils régneront dans la paix retrouvée. Et, de fait, c'est bien de cette félicité que jouissent d'ores et déjà certains vainqueurs. Cette guerre a des bénéficiaires, à n'en pas douter, qui profitent d'une prospérité et d’une richesse qu'on admire et qu'on leur envie. Nombreux sont les dirigeants d'entreprise et les leaders politiques qui réclament encore plus de libéralisme, parce qu'ils en escomptent des avantages dans la guerre économique contre leurs concurrents. Il est pourtant permis d'espérer que parmi eux certains ne resteront pas insensibles aux questions qui vont être soulevées dans cet ouvrage. Au-delà, on peut même supputer que certains d'entre eux sauront se servir d'une partie de l'argumentaire présenté pour mener le débat dans leur communauté d'appartenance.

Pourtant ce livre n'a pas l'ambition d'infléchir directement les décisions de la fraction dominante des dirigeants, dont les convictions néolibérales sont logiques et compréhensibles. Ces dernières sont, de plus, acceptées, sinon partagées par la majorité des citoyens en Europe. De ce fait, les positions et les décisions de nos dirigeants sont légales et peut-être légitimes. Ce qui n’empêche pas la dénonciation de ces choix et de ces décisions d’émerger ici et là, parfois même avec éloquence (Forrester, 1996). Mais la dénonciation n'est pas toujours d’une grande utilité, dans la mesure où, ne proposant pas d’alternative crédible, elle reste peu convaincante et peu mobilisatrice.

Ni résignation, ni dénonciation : l'analyse qui sera développée dans ce livre part d'un tout autre point de vue. Elle reconnaît avant toute chose que les partisans de la guerre saine l'ont emporté depuis une quinzaine, et que dans la bataille, il y a des vaincus, plus nombreux - nul ne le contestera - que les vainqueurs. Je propose donc de déplacer l'axe de l'investigation. S'il y a des vainqueurs, et si la guerre se poursuit, c'est parce que la machine de guerre mise en place fonctionne. Et elle fonctionne remarquablement bien, c'est difficilement réfutable. Mais pourquoi donc la machine de guerre fonctionne-t-elle si bien?

Deux réponses sont possibles, dont seule la première est prise en considération dans les analyses qui font autorité :
- la guerre aurait commencé et se prolongerait parce qu’elle serait inévitable. Elle s'auto-engendrerait et s' auto-reproduirait, en raison de la logique interne du système : entendons par système, le système économique mondial, le marché. Cette guerre serait en quelque sorte naturelle, c'est-à-dire qu'elle relèverait de lois incontournables, que la science économique élucide. Ces dernières auraient le statut de lois naturelles, c'est-à-dire inscrites dans l'ordre de l'univers, au-delà de la volonté des hommes et des femmes, ou encore de lois appartenant au « céleste » au sens aristotélicien du terme ;
- l'autre réponse, rarement formulée (Ladrière et Gruson, 1992), consiste à admettre l'existence de lois économiques, mais tient ces dernières pour des lois instituées, c'est-à-dire construites par les hommes ou encore des lois relevant du « sublunaire », au sens aristotélicien du terme encore. Sublunaire : le monde situé en dessous de la lune, c'est-à-dire le monde habité par les humains, où l'évolution des conjonctures est sensible aux décisions et aux actions humaines (à la différence du monde des astres et de la matière, régi par les lois éternelles de la physique et de la nature).

Dans cette perspective, la guerre saine ne trouverait pas son origine uniquement dans la nature du système économique, dans le marché ou dans la « mondialisation » mais dans les conduites humaines. Que la guerre économique soit souhaitée par certains dirigeants n'a rien d'énigmatique, et, comme je l'ai indiqué plus haut, je crois pas qu'elle soit le fait d'un aveuglement, mais plutôt d'un calcul et d'une stratégie. Que la machine .de guerre fonctionne, en revanche, suppose que tous les autres (ceux qui ne sont pas les « décideurs »), ou au moins la majorité d'entre eux, apportent leur concours à son fonctionnement, à son efficacité et à sa longévité, qu'en tout cas ils ne l'empêchent pas de poursuivre son déploiement.

La question, à partir de ce point de la discussion, n'est pas de chercher à comprendre la logique économique, mais de suspendre au contraire cette question, pour concentrer l’effort d’analyse sur les conduites humaines qui produisent cette machine de guerre et sur celles qui conduisent à consentir, voire à s’y soumettre.

La machinerie de la guerre économique n’est pourtant pas un deus ex machina. Elle fonctionne parce que, en masse, les hommes et les femmes consentent à y participer.

La question centrale de ce livre c’est, pour reprendre l’expression d’Alain Morice (1996), celle des « ressorts subjectifs de la domination » : pourquoi les uns consentent-ils à subir la souffrance, cependant que d’autres consentent à infliger cette souffrance aux premiers ? »

Ce livre est l’essai d’analyse de cette question embarrassante que je tiens pour une question cruciale. Elle est centrale pour la période actuelle, mais elle n’en est pas l’apanage. Elle se pose pour toutes les périodes du système économique libéral, passé, présent et à venir.

Cet essai a essentiellement une visée théorique. Même s’il est inspiré et argumenté par des recherches empiriques commencées depuis vingt-cinq ans, l’orientation de la réflexion est théorique, parce qu’il n’y a pas, me semble-t-il, de réponse politique à la notion de « guerre économique » sans apport conceptuel nouveau. Si un e crise politique et sociale devait se déclancher dans un avenir proche, elle risquerait de s’épuiser ou de favoriser une issue encore plus réactionnaire, faute de matériaux conceptuels susceptibles de nourrir la délibération et l’action en vue de maîtriser ou de subvertir la machinerie de guerre économique.

Si cette machinerie continue de déployer sa puissance, c’est parce que nous consentons à la faire fonctionner, même lorsque nous y répugnons. Même lorsque nous y répugnons ! Pourquoi ? Les ressorts subjectifs du consentement (c'est-à-dire relevant du sujet psychique) jouent ici un rôle que je crois décisif, sinon déterminant. C'est au moins ce que suggèrent les enquêtes sur la souffrance dans le travail dont il sera fait état plus loin. C'est par la médiation de la souffrance au travail que se forme le consentement à participer au système. Et lorsqu'il fonctionne, le système génère, en retour, une souffrance croissante parmi ceux qui travaillent. La souffrance s'accroît parce que ceux qui travaillent perdent progressivement l'espoir que la condition qui leur est faite aujourd'hui pourrait s'améliorer demain. Ceux qui travaillent font de plus en plus couramment l'expérience que leurs efforts, leur engagement, leur bonne volonté, leurs « sacrifices » pour l'entreprise n'aboutissent en fin de compte qu'à aggraver la situation. Plus ils donnent d'eux-mêmes, plus ils sont « performants », et plus ils font de mal à leurs voisins de travail, plus ils les menacent, du fait même de leurs efforts et de leurs succès. Ainsi le rapport au travail, chez les gens ordinaires, se dissocie-t-il progressivement de la promesse de bonheur et de sécurité partagés : pour soi-même d'abord, mais aussi pour ses collègues, pour ses amis et pour ses propres enfants.

Cette souffrance s'accroît avec l'absurdité d'un effort au travail qui ne donnera pas en retour de satisfaction vis-à-vis des attentes qu'on y place au plan matériel, affectif, social et politique. Les conséquences de cette souffrance sur le fonctionnement psychique et, au-delà, sur la santé sont inquiétantes, comme on le verra plus loin dans ce livre. Mais elle ne désamorce pas la machinerie de guerre économique. Au contraire, elle l'alimente, par un sinistre retournement qu'il faut élucider.

Contre la souffrance éprouvée dans le travail, en effet, hommes et femmes érigent des défenses. Les « stratégies » sont subtiles, bouleversantes même d'ingéniosité, de diversité et d'inventivité. Mais elles recèlent aussi, en elles, un piège qui peut se refermer sur ceux qui, grâce à elles, parviennent à endurer la souffrance sans ployer.

Pour comprendre comment nous en sommes rendus à tolérer et à produire le sort réservé aux chômeurs et aux pauvres dans une société qui pourtant ne cesse de s’enrichir, nous devrons d'abord prendre connaissance de la souffrance au travail. Nous aurons aussi à analyser certaines stratégies de défense particulièrement préoccupantes parce qu'elles nous aident à fermer les yeux sur ce dont, pourtant, nous avons l'intuition pénible. Mais ne nous y trompons pas. Dans la souffrance, comme dans les défenses et au-delà dans le consentement à subir ou à infliger la souffrance, il n'y a pas de mécanisme incoercible ou inexorable. Il n'y a pas, en matière de défense contre la souffrance, de lois naturelles, mais des règles de conduite construites par des hommes et par des femmes.

Faute des moyens conceptuels indispensables pour analyser souffrance et défense, nous dérivons, sans en la conscience ni la maîtrise, vers des conduites qui alimentent l'injustice et la font perdurer. Si en revanche nous étions capables de penser la souffrance et la peur, ainsi que leurs effets pervers, au lieu de les méconnaître, nous ne pourrions peut-être plus consentir-à-faire-le-mal-malgré-notre-répugnance-à-le-faire. Penser le rapport subjectif au travail permet de se déprendre de ce qui nous a insensiblement amenés à agir comme si nous faisions nôtre cette formule hautement suspecte : « A la guerre comme à la guerre ! »

Ce livre n'a pas pour objectif de dresser un bilan national de la condition faite aux travailleurs de notre pays. Il est certain que l'évolution des rapports de travail ne progresse pas partout à la même cadence et que, de ce fait, des disparités assez importantes sont observables sur le territoire. Mais les situations qui seront analysées dans ce livre sont attestées par des enquêtes faites sur le terrain. Nous ne savons pas si l'évolution que nous décrivons est destinée à gagner tout le pays. De nombreux spécialise le redoutent. Cette crainte, à elle seule, justifie en tout état de cause qu'on se mette sans plus tarder à l’étude.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Cette réflexion m'a fait penser à un texte de La Boétie:
Discours de la Servitude Volontaire et à sa phrase emblématique:
« Soyez résolus à ne plus servir, et vous voilà libres ».
Début du seizième, et pas une ride:
http://fr.wikisource.org/wiki/Discours_de_la_servitude_volontaire
Guillaume from Armentières.

Didier L. a dit…

Merci Guillaume. On peut cliquer ici pour accès au texte de la Boétie.