28 juin 2005

Amours noires


Il y a encore deux ou trois siècles, Saint Macaire était au bord de la Garonne, tout au bord, et c’était, depuis la nuit des temps, une merveilleuse étreinte amoureuse. Il s’est passé quelque chose d’imperceptible, puis la Garonne s’est désenlacée et s’est retirée, inexorablement. On ne sait plus d’où est venu le désamour, qui a fait une première infidélité, comment l’alliance s’est rompue, mais, comme Saint Macaire était un port de commerce et ne vivait que par et pour son fleuve femelle, le divorce fut une douleur et une catastrophe.
Il fut, ce divorce, comme tant d’autres : l’un des séparés ne veut pas y croire, il ne comprend pas ce qu’on lui reproche, il continue à regarder l’autre comme si quelque rabibochage, encore, était possible. Une dernière fois, je t’en prie, aime-moi. Ne me quitte pas. Laisse-moi devenir l’ombre de ton ombre, l’ombre de ton chien. Saint Macaire regarde la Garonne, se perd en conjecture sur les origines de sa douleur et de sa disgrâce. Pendant quoi, la Garonne se détourne, coule, en toute indifférence, de plus en plus loin.
Le beau, le viril Saint Macaire en son armure, avec ses tours, ses remparts et Saint Michel en chef du guet, Saint Macaire protégé du malin par tant de belles défenses, a ravalé sa fierté et fait ce qu’il a pu, concession sur concession. On a déplacé la cale, on a suivi la belle pas à pas, on s’est humilié jusqu’à accepter de vivre chacun chez soi en construisant un quai loin du bourg, loin de la place commerçante, comme un mari trompé ferme les yeux et ravale son humiliation, espérant sauver une partie de l’essentiel.
La Garonne est une femme. On ne dit pas “La Garonne” : on dit “elle”. Elle est douce, elle est en colère, elle est séduisante, elle est cruelle, peut-être m’aime-t-elle, pourquoi ne me regarde-t-elle pas ?
Saint Macaire aurait pu se tourner de l’autre côté, feindre d’oublier la belle insensible : il y a d’autres tentations dans ce pays. La vigne aurait su se montrer consolatrice, elle en a tant aimés ! Mais Saint Macaire le marchand n’a pas voulu, n’a pas pu, n’a pas su devenir Saint Macaire le vigneron. On aurait pu se donner à la vigne mais on ne s’est pas consolé de la Garonne.
Comme femme, la Garonne est infidèle, elle délaisse et oublie son amant sincère, elle se donne au rival héréditaire, là-bas, plus en aval, sur la rive d’en face.
Comme mère, elle est encore pire : elle n’offre pas à ses enfants l’amour et la sécurité dont ils ont tant besoin. De temps en temps, elle prend un corps vivant et le rend gonflé de gaz et puant comme l’épouvante. Elle fait ça sans y penser. Elle fait ça comme, dans son indifférence, elle donne abondance d’alose et de saumon. Elle nourrit son monde, elle le protège : en vérité, elle s’en moque.
Si la Garonne se conduit comme une mauvaise mère, ses fils et filles macariens ne peuvent pas pour autant se passer d’elle. Comme des enfants perdus de douleur qui continuent à aimer leur bourreau parce qu’il leur a donné la vie, ils resteront fidèles à la mère jusqu’au bout, ne la trahiront pas, alors même que personne ne le leur aurait reproché. Mais ils resteront aussi fidèles à Macaire, père dépressif et saint, forcément saint, pathétique en sa solitude et sa déchéance, remâchant sa douleur et sa tristesse, campant au milieu de ses vieilles pierres aux couleurs tièdes, pensant sans joie à la splendeur de son premier âge, du temps que la Garonne l’aimait.

Saint Macaire, Randonnée Noire, mai 2003
Texte publié en son temps dans l' Ours Polar n°24 (33490 St Macaire), avec une interview de Didier Vandemelk. Merci à Christophe Dupuis & à Joël Baudet pour la balade.

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