17 mai 2006

Triste anniversaire

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Reportage
Les jeunes Chinois sont maintenus dans l'ignorance de la "révolution culturelle"
LE MONDE | 17.05.06 | 14h26

La "révolution culturelle" ? Mais les étudiants et la jeune génération n'en savent rien !", prévient Lou Ge, en poursuivant sa promenade dans les charmants jardins de Beida, la grande université pékinoise qui fut le berceau - avec d'autres établissements - de la "révolution culturelle" déclenchée, il y a quarante ans, par Mao Zedong. Agé de 80 ans, ce professeur de physique à la retraite, lui-même brutalisé et humilié, à l'époque, par ses propres étudiants, explique : "Le Parti communiste ne veut pas que les jeunes sachent vraiment ce qui s'est passé. C'est grave : beaucoup d'anciens gardes rouges détiennent des postes de responsabilité ; certains d'entre eux sont ici professeurs..."

Le 40e anniversaire de la "révolution culturelle", lancée le 16 mai 1966, lorsque le comité central appela à l'"élimination" des "éléments de la bourgeoisie" qui s'étaient "infiltrés" à tous les niveaux du parti, vient d'être salué en Chine par un assourdissant silence de l'ensemble des médias. Le constant refus des autorités de se livrer à un travail de mémoire sur ce tragique épisode, qui fit des centaines de milliers de morts (voire plusieurs millions) s'explique, selon les critiques du Parti communiste chinois (PCC), par une raison simple : revenir sur cette période risquerait de saper la légitimité même du Parti et du régime. "Mao, c'est 70 % de bon et 30 % de mauvais", ont tranché ses successeurs, au début des années 1980.

Les choses en sont restées là. En début de semaine, un porte-parole du ministère des affaires étrangères a réitéré la ligne officielle : "Ce furent dix années (1966-1976) de catastrophe". Mais cette réponse somme toute banale à une question de journaliste étranger n'a pas été rapportée par la presse chinoise et "caviardée" dans le site en ligne du même ministère. La censure est allée jusqu'à bloquer l'expression "révolution culturelle" sur Internet.

"Je suis un peu trop jeune pour en savoir beaucoup sur le sujet, dit un étudiant en histoire, avant d'ajouter : mais le désastre a été suivi par une réflexion qui a permis aux Chinois d'éviter que cette histoire ne se répète et à la Chine de se développer économiquement." Sait-il que, sous prétexte de nettoyer le Parti de ses dérives "bourgeoises", Mao n'avait pour but que d'éliminer ses adversaires après avoir perdu le pouvoir au lendemain d'une autre catastrophe, celle du "Grand bond en avant" et ses 30 millions de morts de faim ? "C'est une façon de voir les choses, répond-il prudemment : la "révolution culturelle" doit être analysée dialectiquement : elle a eu également des côtés positifs..."

Plus loin, une jeune fille s'avance sous le soleil en se protégeant sous une ombrelle vert pomme : "Non, je ne peux pas vous dire grand-chose sur cette question, s'excuse-t-elle avec un sourire timide ; j'étudie les lettres classiques." Derrière elle, une autre étudiante se promène, les écouteurs de son i-pod dans les oreilles. Ses 20 ans à peine sonnés ne l'empêchent pas d'être avertie : "Seuls quelques intellectuels sont parvenus à garder la tête froide. Mais ils n'avaient aucun pouvoir et ce sont les gens du pouvoir qui ont lancé cette "révolution" !" Elle n'ose toutefois pas dire son nom : "On pourrait me repérer."

Les premiers échos de cette "révolution culturelle", lancée tout d'abord dans ces milieux étudiants qui allaient constituer le terreau des "gardes rouges", sont apparus non loin de cette pelouse. Dans un bâtiment devenu aujourd'hui un auditorium, fut apposé le 25 mai 1966 un "dazibao" (affiche à grands caractères) dénonçant certains professeurs et cadres d'un Parti qu'il fallait "purger". Derrière le mouvement qui s'amorçait, Mao n'avait en fait qu'un souhait : se débarrasser de ses rivaux du Parti, au premier rang desquels le président de la République, Liu Shaoqi, mort le 12 novembre 1969 dans une prison isolée du centre de la Chine.

Bruno Philip
Article paru dans l'édition du 18.05.06

08 mai 2006

Preuves un peu trop lourdes de la dégénérescence humaine

Gestapo
avenue Foch, Paris
Le 5 octobre 1943


Preuves un peu trop lourdes de la dégénérescence humaine,

il m'est parvenu que de singuliers citoyens français m'ont dénoncé à vous comme n'étant pas du tout au nombre de vos approbateurs.
Je ne puis, messieurs, que confirmer ces propos et ces tristes écrits. Il est très exact que je vous désapprouve d'une désapprobation pour laquelle il n'est point de nom dans aucune des langues que je connaisse (ni même sans doute dans la langue hébraïque que vous me donnez envie d'étudier). Vous êtes des tueurs, messieurs ; et j'ajouterai même (c'est un point de vue auquel je tiens beaucoup) que vous êtes des tueurs ridicules. Vous n'êtes pas sans ignorer que je me suis spécialisé dans l'écoute des radios étrangères ; j'apprends ainsi de précieux détails sur vos agissements ; mais, le propre des criminels étant surtout d'être ignorants, me faudra-t-il perdre du temps à vous signaler les chambres à gaz motorisées que vous faites circuler dans les villes russes ? Ou les camps où, avec un art achevé, vous faites mourir des millions d'innocents en Pologne ?
Si je vous écris directement, messieurs, c'est pour remédier au manque de talent de mes dénonciateurs ; cette variété de l'espèce humaine, particulièrement fréquente sous les régimes vertueux, manque de subtilité et de perfection ; je suis persuadé qu'elle ne m'a pas dénoncé à vous avec le savoir-faire qui s'impose dans cette profession. Vous avouerai-je qu'il y a dans ce manque d'achèvement quelque chose qui me choque et que je tiens à corriger ? Je voudrais, par simple goût du fini, suppléer aux déficiences de ceux qui veulent ma mort.
Je suis las des menaces vagues, des dangers imprécis, des avertissements renouvelés, des inquiétudes non portées à l'extrême. Vous créez, messieurs, un monde tel qu'on ne sait plus s'il ne vaut pas mieux être immédiatement arrêté plutôt que de s'entendre dire chaque matin : « Prends garde à tes regards, prends garde à tes pas, prends garde à tes doigts, à tes épaules, à tes orteils, car tout en toi est fort dangereux ! ». On veut, messieurs, m'empêcher de faire le moindre pas, car, me dit-on, votre courroux s'étend au-dessus de moi ; eh bien ! messieurs, non seulement j'ai décidé de continuer à faire des pas, mais encore j'ai décidé de courir.
La Renommée, cette déesse présentement bien florissante, répand par toute la ville que je suis un fou. Sans doute est-ce cela qui vous retient ; je voudrais détruire en vous ce scrupule qui m'est profitable ; je puis vous assurer : je suis le contraire d'un fou et j'ai une conscience fort exacte de tout ce que je fais. Ce n'est pas être fou que de dire en toute circonstance la vérité ; la vérité est toujours bonne à dire, et singulièrement lorsqu'elle est sûre d'être châtiée. La somme de délectation que j'éprouve à vous dire directement : « TUEURS, VOUS ÊTES DES TUEURS » dépasse les délectations que vous aurez à me tuer.
Je voudrais être menacé avec précision. Et d'autre part ce serait mal respecter l'ordre de l'assassinat, qui devient l'ordre coutumier de ces temps, que de contraindre les candidats à mon assassinat à fouiller toute la ville pour me trouver ; mon adresse actuelle, messieurs, est ignorée de presque tous ; la voici. Venez ! Je ne m'en irai pas ! Je laisserai même la porte ouverte. Vous m'y trouverez sans fatigue en ces heures très matinales où, jeannots lapins d'un nouveau genre, vous vous plaisez à commencer vos inédits ébats.
Messieurs, vous aurez été sans doute quelque peu surpris qu'en tête de cette lettre je vous aie nommés : « Preuves un peu trop lourdes de la dégénérescence humaine » ; il est peu probable que les singuliers citoyens français qui vous fréquentent soient à même de vous expliquer le sens de cette appellation ; je suis enclin à croire qu'ils ne doivent guère comprendre le français ; je dois donc perdre encore un peu de temps à vous préciser que cette appellation m'a été suggérée par la pesanteur bien connue de vos pas et le bruit également très connu de vos bottes.
Vous avez de singuliers arguments, messieurs, pour propager l'idée que votre race est l'excellente : ce sont des arguments de cuir.
Vous ajouterai-je, messieurs, pour me tourner enfin vers cette Allemagne que vous prétendez représenter, que je ressens tous les jours une très grande pitié pour mon frère, le travailleur allemand en uniforme. Vous avez assassiné, messieurs, mon frère, le travailleur allemand ; je ne refuse pas, ainsi que vous le voyez, d'être assassiné à côté de lui.

Armand Robin

Cette lettre a été publiée pour la première fois à l'été 1965 dans le n° 42 des Cahiers des saisons.
Voir le site consacré à Armand Robin
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06 mai 2006

L'homme sans nouvelle (5)

Quelques remarques, également brèves, sur mon comportement durant ces investigations. Tout d'abord, je n'intervenais jamais ; je trouvais du reste divertissant de laisser cet Armand Robin se faire et se défaire au gré de ce que les hommes de ces temps estimaient croyable. Puis, dans la mesure où les circonstances s'y prêtaient, je recueillais avec une belle conscience professionnelle de juge d'instruction toutes les versions d'un même fait, si nombreuses fussent-elles, si absurdes que me parussent certaines. Je n'ai pas voulu engager mon lecteur dans ces laborieuses marches de l'esprit; un seul exemple illustrera suffisamment ma méthode.

On vient de voir que les hommes de ces temps se divisèrent sur le point de savoir si oui ou non un jour j'avais pris le train pour Versailles. Voulant expertiser leurs propos à ce sujet, je fus amené à étudier soixante-sept témoignages, plus un témoignage superposé, plus un témoignage sans témoignage.

Les partisans du oui disaient qu'on m'avait bien vu prendre un billet pour Versailles, descendre sur le quai ; qu'ensuite je n'aie pas effectivement pris le train peut s'expliquer de bien des façons : peut-être étais-je fort amoureux ce jour-là, donc distrait par le bonheur à moins que ce ne fût par la tristesse ; peut-être étais-je un escroc cherchant le salut dans la fuite au hasard des trains de banlieue, à moins que je ne fusse un policier cherchant à mettre la main sur cet escroc ; de toute façon, si je n'avais pas pris effectivement le train pour Versailles bien qu'étant descendu vers ce véhicule en portant à la main un billet valable pour Versailles, cela n'infirmait nullement leur thèse. A quoi les partisans du non répliquèrent par maintes argumentations : d'abord, prétendaient-ils, la querelle roulait très précisément sur le point de savoir non pas si j'avais pris un jour un billet pour Versailles mais si j'avais effectivement pris le train; ils me parurent en assez bonne posture, juridiquement parlant, lorsqu'ils demandèrent. aux partisans du oui de préciser à laquelle des sept gares de Paris d'où il est possible de prendre le train pour Versailles ils m'avaient vu prendre un billet; les partisans du oui se contredirent les uns les autres piteusement et des polémiques, au sein de ce premier groupe de partisans, s'élevèrent sous mes yeux entre partisans de la gare Montparnasse, partisans de la gare des Invalides, partisans de la gare du Pont de l'Alma, etc. Quant aux partisans du non, ils poursuivaient leurs dépositions ; je me souviens que l'un d'eux, un vieillard ridé d'études et donc vraisemblablement digne de crédit, expliqua qu'il était scientifiquement exclu que j'aie jamais pu prendre ou feindre de prendre un train pour Versailles pour l'excellente raison que, né au Chili, je n'avais jamais quitté ce pays. Quant à moi, rien de tout cela ne m'intéressait. J'ai mentionné tout à l'heure un témoignage superposé : c'était celui de Paul Eluard ; il appuyait les partisans du oui lorsque ceux-ci tenaient la parole, puis ceux du non lorsque ceux-ci, en vertu des fictions admises par cette juridiction formelle, avaient l'air de s'être conquis le droit exclusif de parler ; et, dans l'un et l'autre cas, ce témoin supplétif déclarait : « C'est vrai ! Et même j'ai une lettre de Robin où il me l'écrit ! » Quant au témoin sans témoignage, Jean Paulhan, il opina que « l'histoire lui semblait bien intéressante; mais, quant à sa réalité, hé ! hé ! ». C'était presque mon avis.

*

On comprendra que maintenant je tienne à me rencoigner dans mon authentique vie. On n'est pas près de m'en débusquer.

Ce texte daté de mars 1949 est paru d'abord dans la NRF en octobre1961. Il figure aujourd'hui dans le recueil de proses éponyme, éd. Le Temps qu'il Fait. On le trouve également dans Ecrits Oubliés I. Il l figure sur le site (indispensable) de Jean Bescond consacré à Armand Robin.

04 mai 2006

L'homme sans nouvelle (4)

- Les gens de Plouguernével, Côtes-du-Nord (France) prétendaient m'avoir aperçu. Comment donc se fait-il qu'en ce même temps, tout aussi honorables, des habitants de Stockholm, Berlin, Moscou, Rome, Écoute-s'il-pleut, Marne (France), Rebais, Seine-et-Marne, (France), Lausanne, Varsovie, Cologne, Cracovie, Zakopane, et cent autres lieux, aient affirmé m'avoir vu de leur nombre ? Ou bien je fus partout au même instant, ce qui ne peut être accepté. Ou bien je n'étais nulle part, ce qui juridiquement semble bien plus facilement recevable. Qui ne voit qu'en retournant cette affaire sous toutes ses faces il se fait bien clair que je ne fus pas ?

- Exemple encore plus précis : selon les légendes qu'à force de ténacité je recueillis, non seulement j'étais en vie, mais encore j'étais possesseur d'une motocyclette. Les menteurs professionnels chargés de persécuter mon absence osèrent aller jusqu'à produire des papiers selon lesquels cette motocyclette était existante au point de porter l'étiquette 9678 RP 5. Selon Jean Paulhan, cette machine m'inspirait un sentiment dévot ; selon une très délicieuse femme, dont le nom ne doit pas être révélé, cette machine touchait mon creur ; selon un restaurateur tenant négoce aux bords de la Seine, Paris (France), on m'aurait entendu au cours d'un déjeuner protester bruyamment à la face d'Henri Thomas qu'il était criminel d'avoir écrit « la moto noire vénéneusement brillait », en un récit qu'il venait de publier dans la revue « 84 » ; ce restaurateur commenta qu'un propos si nerveux ne pouvait s'expliquer que parce que, possédant selon toute apparence une motocyclette noire, et l'aimant, je réagissais légitimement au blasphématoire « vénéneusement ».

Marcel Bisiaux, le propre directeur de la revue « 84 », vint à mon secours. Vraisemblablement affaibli par la puissance des on-dit, il avait d'abord conté m'avoir rencontré en compagnie de la susdite machine sur un navire voguant de Saint-Malo à Jersey ; il fit serment, en ce court moment d'illusion, de décrire dans le journal Combat, les aspects vogueurs, voltigeurs, puis atterrés, pris par cette motocyclette ; or il ne le fit jamais, du moins selon toutes les recherches que plusieurs siècles avant ma vie je viens de faire dans ce journal. C'est donc qu'il refusa de porter un faux témoignage tendant à établir qu'il m'avait rencontré sur ce soi-disant vaisseau avec ce soi-disant engin.

- Il en fut ainsi pour tout. De plus en plus fatigué, je rappelle de plus en plus promptement: On prétendit que j'étais mécréant, mais aussi que j'étais religieux. Que je n'écoutais jamais Staline, mais aussi que je passais mes nuits à écouter Staline. Qu'on m'avait couché sur une liste d'écrivains interdits, mais aussi que cette liste était de mon invention, que je l'avais suscitée uniquement pour mon agrément. Que j'étais très intelligent, mais aussi que je n'étais pas du tout intelligent. Que je n'avais pas lu Hegel, mais aussi que je ne lisais qu'Hegel. Que je n'avais pas un sou, mais aussi que je distribuais mes hauts salaires à tout venant. Que j'avais du talent, mais aussi que je n'avais aucun talent. Que je n'avais aucun talent, mais aussi que j'avais tous les talents. Que ma langue maternelle était le breton, mais aussi que c'était le chinois. Que je connaissais Jean Paulhan, mais aussi que je m'étais vanté de connaître Paulhan alors que je ne l'avais jamais vu. Que je haïssais Paul Eluard, mais aussi que j'avais la plus vive tendresse pour ce poète. Que je n'avais qu'un seul cerveau, mais aussi que j'en avais cent. Qu'on me vit un jour prendre le train pour Versailles, mais aussi que je ne pris jamais le train pour Versailles.

à suivre

02 mai 2006

L'homme sans nouvelle (3)

Dans la phase suivante de mon enquête, les allégations où je me blessai furent moins oppressantes ; mais parfois plus perfides.

Il y en eut de puériles. C'est ainsi que, selon les uns, j'avais été secrétaire de Brinon sous l'ennemi à Paris (France). Mais d'autres, sur un ton de colère qui me surprit, protestaient que tout au contraire ce Brinon ne s'occupa de moi que pour me faire emprisonner et tuer à titre d'individu fort dangereux ; ils précisaient que, dans tous les cas, il était établi que je n'avais pas vu une seule seconde celui dont les tenants de la thèse adverse certifiaient que j'avais été l'assistant permanent. Je crus bon de ne point perdre de peine à me soucier de l'une ou l'autre version et me bornai, au passage, à déduire : ce Brinon, dans l'un et l'autre cas, eût donné la preuve, croyant à mon existence, de son extrême sottise.

Poursuivant mes recherches, j'appris ensuite que d'autres, plus habiles, exploitaient cyniquement ma non-présence. Ce moment me fut amer: même non-vivant, je déteste autant être exploité qu'exploiter.

Je découvris notamment que, selon d'obstinés récits, j'avais été général FFI dans une douloureuse et sanglante intrigue qu'en ces temps-là on ennoblissait du nom de « Résistance ». J'émis timidement quelques doutes sur la véridicité d'un tel propos; on me présenta documents sur documents; par bonheur, je savais déjà qu'en ces temps on ne manquait jamais de documents pour prouver n'importe quoi. Cependant, les garants de cette vie sans moi se mirent en colère (on se mettait aisément en colère en cette ère !) et n'hésitèrent pas à aggraver mon cas : ils racontèrent partout que j'étais un « faux-modeste », que même, drogué du désir de prendre en tout le contre-pied du monde alors existant, je ne niais leurs documents que parce que, trop orgueilleux, je voulais compenser à mes dépens l'attitude de quelques milliers d'hommes qui, s'étant montrés très empressés aragons en faveur des Ennemis, se firent ensuite décorer et glorifier pour Grands Actes Héroïques contre les Ennemis, - qu'enfin je ne niais mes actes qu'afin de satisfaire à mon besoin vicieux d'esprit critique. Il ne me servit de rien d'arguer que, puisque je n'étais pas en vie, je ne pouvais avoir fait un seul acte de vivant, on me répliqua que « je ressassais sans cesse la même chose » et même « tututu ! ça ne prend plus ! » Désespéré de pouvoir nier efficacement une légende de toute évidence niable, je devins très sauvage ; il m'en reste encore quelque chose.

J'eus bientôt ma revanche. Il est vrai que la mauvaise foi en cette autre occasion fut si flagrante que je n'éprouvai qu'une médiocre joie à la démasquer. On avait répandu le bruit que j'étais poète. Les organisateurs de cette machination détruisirent eux-mêmes, maladroitement, leur cabale : voulant prouver que j'avais en cette époque commis des poèmes, ils avancèrent étourdiment que le livre était intitulé : Ma vie sans Moi ; intrinsèquement expertisé, leur propos les confondait. Je ne tardai d'ailleurs pas à découvrir qu'on avait mis le nom d'Armand Robin, pour des raisons de commodité que je n'ai jamais pu complètement élucider, au-dessous de poèmes qui en fait appartenaient à d'autres, tels que Blok, Essénine, Maïakovski, Pasternak, Tou Fou, Tchouang Tseu, Ady, Arany, Attila, Pouchkine, Calloc'h, Froding, Imroulqaïs ; la supercherie était évidente et j'obtins qu'on cessât de me mettre en cause. Au surplus, fis-je remarquer, pourriez-vous me montrer un seul journal de ces temps où mon activité de poète ait été notée ?

Meurtri de tant d'invraisemblances, j'ai besoin de me reposer; je crois que mon lecteur aussi. Je vais abréger, seulement signalant quelques applications, plus particulières, du procédé par lequel on tenta de me coincer en temps ou lieu ; en chaque cas, on constatera que je disposai d'une foule d'arguments là où la partie adverse n'avança que des affirmations gratuites.

*

à suivre

01 mai 2006

L'homme sans nouvelle (2)

Ainsi, de leur propos le plus constant, et que j'entendis d'abord.

Par propagande chuchotée de bouche à oreille, on accrédita que j'étais né à Plouguernével (Côtes-du-Nord, France) le 19 janvier 1912, que je m'appelais Armand Robin, que j'habitais au septième étage d'une maison sise au 50, rue Falguière, Paris (France).

Je confesse que je fus quelque peu désarçonné ; un instant, mes abominables calomniateurs me parurent dangereux. Ce fut pis encore lorsqu'on me produisit des gens de Plouguernével qui certifièrent m'avoir vu passer parmi eux mal coiffé, mal habillé, mal aimé, l'air stupide, bref fort peu digne de considération ; sans conteste, leur témoignage était vraisemblable. J'allais céder et me laisser localiser.

Je fus sauvé par Staline. Seuls quelques érudits, tout poudreux d'archives, connaissent aujourd'hui le nom de ce grand sorcier qui pourtant parvint à la notoriété en ce vieux siècle. Il n'eut pas de mal à prouver que je ne m'appelais pas du tout Armand Robin, que je n'étais pas du tout né à Plouguernével (France) ; selon lui, je n'appartenais ni au temps ni à l'espace matériellement présents et la justesse était, si d'aventure j'y paraissais, de m'en enlever au plus vite.

Selon ce bienfaisant magicien, même au cas où mon existence eût été pensable en une telle époque, le seul vraisemblable était de me faire naître en Pologne, Lituanie ou Russie, et sous un tout autre nom que celui d'Armand Robin. Au moment où je désespérais, il me fut secourable au point de se rendre auprès du maire de Plouguernével (ce Staline était omniprésent), récemment converti à l'idôlatrie, et de faire avouer à ce mal-éduqué que pour de très basses raisons il avait truqué le registre des naissances. Mon non-lieu était sauvé. J'ai dansé de joie à ce moment-là comme personne n'a jamais dansé.

La légende selon laquelle j'habitais alors au 50, rue Falguière, à Paris, bien que très coriace, ne résista pas longtemps devant mon expertise. Pour éviter d'importuner avec ce récit de ma non-vie, je me bornerai à signaler quelques-uns des arguments que je fis valoir. La gardienne de cet immeuble témoigna que de décembre 1943 à fin juillet 1944 elle répondit à quiconque auprès d'elle s'informa de mon gîte que je n'existais pas ; que dans la suite elle se soit laissée abuser par la rumeur collective au point de feindre qu'elle prêtait foi à des allégations malveillantes tendant à m'infliger de la présence ne peut entrer en ligne de compte. D'autre part, les hommes de ces temps, désarmants à force de proclamer sur toute affiche : Nous sommes très armés ! au moment même où ils s'entêtaient à persuader que j'étais quelque part, propageaient une légende allant en sens inverse ; selon ces piètres fabricateurs d'existence, en 1943 j'aurais été dénoncé à la Gestapo par le Guépéou comme « individu extrêmement dangereux socialement » ; selon des explications assez matoises pour être qualifiées d'intelligentes, les anticommunistes qui régnaient alors à Moscou ne désiraient rien tant que me livrer à une police fraternelle comme irréductible communiste ; et même quelques personnes certifièrent qu'en cette circonstance je téléphonai directement à la Gestapo, lui clamant à voix rauque : « Ne me cherchez pas ici ou là, à l'aveuglette, comme l'habitude vous en est faite. J'habite 50, rue Falguière, tel étage; personne ne le sait, je vous le révèle. Je serais navré que vous preniez peine à me dénicher. Venez à moi, petits enfants ! Je vais laisser la porte ouverte. Ne craignez pas de me réveiller : je ne dors pas. » Or, honnêtement, si on étudie tout ce qui fut publié en ces temps-là, le moyen d'accepter que cela ait pu ainsi se passer ? C'est pourquoi, même si les témoins sont d'une pureté reconnue universellement incontestable, même si quelqu'un acceptait tout martyr pour me convaincre que j'ai ainsi agi, je trouverais encore des forces pour l'apaiser, lui disant : « Merci, mon vieux ! Mais, tu sais, de ton temps on avait propension à punir de mort tout homme convaincu du crime d'être ; on commençait généralement par le soupçonner d'exister ici ou là et on prenait des points de repère contre lui dans les quatre orients ; bref, l'homme suspect d'être n'avait que de minimes chances de s'en tirer. Aussi ton histoire ne tient-elle pas debout. En effet, selon tes dires, je fus dans le plus mauvais cas : je fus accusé à la fois d'être et d'être communiste, et cela par le vigilant Guépéou. Conséquemment, avertie par le Guépéou, la Gestapo eût tout fait pour me trouver quelque part si j'avais été quelque part. En prenant comme plaisanteries les téléphonages d'un soi-disant Armand Robin, soi-disant habitant au septième étage du 50, rue Falguière, Paris, la Gestapo fit preuve de réalisme et sut habilement se garder du ridicule d'officier en un non-espace contre une non-personne. Instruit par la Gestapo, le Guépéou, peu de temps après, toujours selon ta version des faits, eut vent qu'à la non-adresse indiquée par la rumeur il n'y avait qu'un non-Armand Robin ; intelligemment, le Guépéou supporta et s'abstint. Tu vois bien que, de quelque façon que tu présentes ta thèse, elle est infiniment attaquable. »

Ces longs et lourds syllogismes me firent ahaner. Ce me fut grand délassement que de pouvoir, l'instant d'après, comme d'une chiquenaude, me débarrasser de divers documents qu'on m'opposa : acte de naissance, carte d'identité, passeport, quittances de loyer, certificats de domicile. Je n'eus qu'à répliquer : « Des papiers ? Mais on peut toujours en fabriquer ! »

Là venu, je me défatiguai quelques instants, soulagé de l'Armand Robin sur ma nuque malgré moi posé.

*

à suivre