Si l'histoire est si connue, c'est qu'elle est répétée sans cesse sous une forme ou sous une autre. Un petit chien, solitaire dans l'espace insensé des boulevards pour automobiles, slalome entre des blocs d'acier lancés à des vitesses qu'il ne peut pas concevoir. Coups de freins, feux rouges arrière scintillants, embardées, klaxons, pour un bref moment les voitures l'évitent tout en le terrifiant. Ça ne durera pas. La fin de l'animal est imminente. Un chauffeur moins empathique, un réflexe moins vif et ça sera la fin. Impossible pourtant de se lancer dans une telle circulation, susceptible d'aplatir aussi bien un deux pattes qu'un quatre pattes.
Par chance, il y eut un trou dans l'espace-temps. Entre deux vagues de voitures, quelque chose fut libéré, suspendu. Quelques fractions de secondes rendirent possible un regard entre le chien et moi. Je hurlais par ma fenêtre ouverte : « Ici ! Tout de suite ! »
Aucune hésitation. L'animal sut. Il bondit, on entendit encore un hurlement de frein et il se colla contre le bas de caisse de ma voiture. Je l'attrapais par la peau du cou et le hissais à bord, tout sale qu'il fût. C'était un petit chien, mais dieu qu'il puait ! Et tremblait. Il tremblait de tout son corps, d'un tremblement absolu, total, profond, pas d'un tressaillement passager, d'un frisson. Un ébranlement de tout l'être, un vacillement. Je posais la main sur sa tête et tout doucement le tremblement ralentit sans cesser tout à fait. Je ne savais pas bien quoi faire de cette situation. Dès que ma main quittait sa tête, la petite bête redevenait une loque agitée de l'intérieur. Quand je la touchais à nouveau, je sentais comme de l'apaisement. De la confiance peut-être. Quelque chose se passait.
Petit chien perdu
slalome entre les bolides
Viens ici ! — Oui, ouaf !
Ensuite, il y eût diverses étapes : un peu d'eau et de nourriture, le passage chez un vétérinaire qui confirma qu'il n'y avait aucun moyen d'identification, une toilette sommaire dans le jardin, avec un seau et un tuyau d'arrosage. La confiance, si c'était de ça qu'il s'agissait, se développait.
Quand, après deux ou trois jours, nous sommes partis dans la forêt proche de la maison pour une longue promenade, la chienne non encore nommée marchait dans mon pas. Je m'amusais de cette proximité ; ni laisse ni collier, de la relation. Apparut un imbécile desprogien sur un vélo jaune, lui-même habillé de jaune des pieds jusqu'au casque, qui, fonçant sur nous, nous sépara, la chienne et moi. Courageuse, elle fit face, mais le cosmonaute fonça sur elle en s'écriant : « C'est rien c'est rien », comme si c'était lui la victime de la situation qu'il avait créée. La chienne finit par s'écarter pour lui laisser le passage et disparut dans le bois.
J'appelais, mais comment faire, sans nom ? « Chien ! petit chien ! p'tite chienne ! ». M'échappa même une supplique : « Reviens ma chienne ! » qui me fit espérer être seul avec elle dans la forêt pour échapper à l’empathie d’inconnus.
Elle ne revint pas. Je la cherchai des heures, je fis même un bref passage à la maison pour imprimer des flyers avec une photo qui se trouvait dans mon téléphone. Je les remettais aux rares promeneurs et les punaisais sur les arbres. Je pris une voiture et arpentais le village, pour le cas improbable où elle serait sortie des fourrés et des perchis pour s'aventurer dans les rues.
Quand, après cinq heures d'errance et — il faut bien l'écrire —, dans un état d'accablement, je revins à la maison, la bestiole était devant la porte, frétillante, contente de me revoir. Comment avait-elle retrouvé le chemin de la maison ? Ce mystère lui appartient.
La chienne, la maison et moi, nous nous adoptâmes mutuellement.
Une sorte de vie quotidienne nouvelle s'installa peu à peu. Cette chienne ne montait jamais à l'étage et attendait au pied de l'escalier en jappant et en remuant la queue dès que je me levais. Dans la journée, elle m'accompagnait partout. Elle était très propre et en cas d'accident, s'arrangeait pour user de la salle de bain du rez-de-chaussée dont la porte restait ouverte pour elle. J'avais acheté un collier et une laisse et quand la maison était ouverte, on se tenait ensemble pour éviter que la chienne n'aille se faire écraser dans la rue. C'était très fusionnel et ça lui convenait, à moi aussi.
Cependant, la fougue de la jeunesse de Tami, qui avait désormais un nom, une puce d'identification et une médaille avec un QR code, s'accordait parfois mal avec mon âge plus avancé. On avait estimé le sien à environ un an (de huit à dix-huit mois), disons que c'était une enfant et qu'il y aurait bientôt une adolescence, âge de tous les dangers. Il fallait rapidement qu'elle apprenne à revenir quand je l'appelais, à manger à son tour et pas à la table des repas, à ne pas essayer de conduire la voiture à ma place. Bref, elle devait apprendre quelle était sa place de chien et la mienne — j'avais certainement beaucoup à apprendre également.
Nous avons décidé d'un commun accord de nous inscrire à un cours d'éducation canine. Je dis « d'un commun accord », parce qu'elle avait l'air contente d'y aller et que j'ai vite compris que les chiens sont beaucoup plus doués pour la relation que les hommes, sans doute ont-ils moins de préjugés. L'éducateur canin, bien mal nommé, indique d'emblée que la formation s'adresse à 75% au maître pour seulement 25% au chien. Il faudrait que ce soit le chien qui amène le maître pour qu'un éducateur humain distribue la formation dans les bonnes proportions.
Nous avons eu droit à un entretien d'une heure, sur les principes, et à une séance gratuite sur le terrain. L'ensemble des principes tient sur une page A4 pour laquelle on signe (enfin, « je » signe) un engagement de confidentialité ; c'est très contractuel.
On parle tarifs, et j'opte pour le forfait de 21 séances collectives d'éducation pour 420 euros. J'opte… Façon de parler. Il n'y a pas d'autre proposition. Les séances doivent être prises dans les sept mois à compter de la signature du contrat. Au-delà, elles seraient perdues.
En revenant vers la maison, on écoutait France culture dans la voiture. Freud n'était pas loin. Et Lacan encore moins. L'essentiel est que les transferts se fassent correctement et que le travail avance. Les transferts financiers comme les autres, psychologiques.
C'est la théorie. Dans un texte de 1913 intitulé Sur l’engagement du traitement Freud pose les bases des conditions pratiques et financières du début d’une cure. Fixité et rigueur du cadre – nombre et durée des séances hebdomadaires — ainsi qu’un prix suffisamment élevé sont des pré-requis indispensables pour assurer le bon déroulement du processus analytique...
Lacan maniait sa fameuse séance courte. Après les premiers entretiens, avec dit-on, une habilité inimitable de pêcheur à la ligne, il laissait la ligne du transfert aussi lâche qu’il fallait pour, le moment venu, ferrer brusquement, précipitant l’entrée en analyse. Ensuite, séances brèves, et, pour lui, mauvaise réputation. Il se lève tout à coup et déclare la séance finie, mais avec l’art d’interrompre chaque séance à un point sensible, au moment où le patient va pouvoir creuser, seul, un sillon fertile.
On raconte aussi qu'il était allé dans certains cas jusqu'à se contenter de prendre l'argent de la séance et de dire que ça suffisait comme ça : séance payée, séance faite, sillon ouvert.
On s'est regardés un moment, Tami battait de la queue et souriait de son bon sourire de chien. Tu as vu, j'ai dit, j'ai payé pour qu'on s'entende bien. C'est comme avec Lacan. Si tu payes, ça marche. Et j'ai demandé : Tu crois que ça va marcher entre nous ? Le sourire s'est encore élargi, c'était clairement un oui.
On a déménagé dans une maison plus sécurisante, dans une impasse sans voitures. Plus besoin de laisse. Et jamais nous ne sommes retournés chez les dresseurs de chiens lacaniens. Tout est dans le transfert.
Dans le froid du soir
le cliquetis des griffes du chien
allons, nous sommes deux
Croûtes de comté ?
cartilages de poulet ?
estime-toi chanceux !
Tu dis quoi ? croquettes ?
c'est l'heure ? moi, je ne crois pas
répète un peu voir ?
J’l'observe : y se lève ?
y prend son chapeau ? ses bottes !
courir à la porte !
Senryū, mon chien
à toi, ouaf ouaf : ouaf ouaf ouaf
ouaf ouaf ouaf… ouaf ouaf !
La planète tourne
le chat aboie le chien miaule
je pense — et Dieu rit
Lire avec son nez
observer, patience d'ange
être un bon yorkshire
Hé, j’ai attrapé
Un p’tit lapin qui aboie
Mais — c’est toi mon chien ?
Mon chien me parle,
Le chat s’interpose en douce,
Nous — les trois bêtes
J’l'observe : y s'lève ?
Y prend son chapeau ? ses bottes !
Courir à la porte !
« Un chien à ma table »
Une vieille, son vieux et le chien
Un projet de vie
Avant je parlais
tout seul maintenant nous sommes
deux le chien et moi
Très bon petit chien
toi vraiment bon petit chien
— Ouah ! Merci beaucoup
C’est une louche par jour
je t’assure une louche pas plus
– ouah ouah ouah ! fake news !
Chats, chiens et humains
des paradis séparés ?
ouaf ! on n’en veut pas
Comment vas-tu chien ?
bah ! comme un lundi français
— tous les jours lundi
Quand je fais l’idiot
avec mon ami le chien
il s'amuse aussi
Tu fais trop de bruit
mets ton doigt devant ta bouche
sois sage n'aboie plus
Quand les loups sont là
— erreur d'appréciation
le yorkshire attaque
Pourquoi t'arrêtes pas ?
tu aboies sans queue ni tête
les chats y s'en fichent
Mais non t'inquiète pas
non — tu n'aboies pas en vain
mon oreille t'entend
Crasseux comme un chien
humeur de chien temps de chien
— mais j'ai fait quoi ouaf ?
N’espère pas toujours
ne cours pas à la gamelle
sois un peu cynique
Parties de fou rire
avec le chien et le chat
— ah rire de bon cœur
Cette conversation
est-ce que je parle à mon chien ?
est-ce qu'il me répond ?
Dans tes aboiements
on note un je-ne-sais-quoi
de catégorique
Il faut que je souffle
à la chienne qu'il est sept heures
— elle est si distraite
Si tu continues
tu seras réincarnée
dans le mauvais corps
T'as bien aboyé
tous les fantômes sont partis
la nuit peut venir
La psyché du chat
étrange et contaminante
— attention à toi
Pizza au lapin
ce soir mon lapin — t’inquiète
c'est juste un p'tit nom
Dis-moi petit chien
celle du corps ne suffit pas ?
pourquoi cette souffrance ?
La conscience tranquille
le petit chien dort en boule
— la confiance en soi
Marcher cinquante mètres
dans le vent et la lumière
— jappements de soutien
Aide-moi à dormir
à deux rêvons de forêts
laisse ta patte sur moi
Déjeuner en paix
du thé des rôties au miel
— j'préfère les croquettes
Cet os de gigot
est presque aussi grand que toi
où est ta cachette ?
Tiens, des croquettes fraîches
cueillies ce matin à l'aube
avec des gants blancs
Tu demandes pourquoi
quand c'est un temps de pas beau
on dit un temps d'chien ?
Par une nuit claire
les loups s'approchent des maisons
ils attaquent les chiens