23 juillet 2005

L'Univers divin (Augiéras)

J’explore discrètement les alentours de ma grotte.
Personne ne vient jamais par ici ; aucune trace. Des amoureux, peut-être, pendant l’été ? Des filles plus ou moins en âge de se faire violer. Ces antiques murailles et ces taillis sont abandonnés à la végétation. L’extrémité ouest du plateau de Domme est totalement revenue à la sauvagerie. L’endroit reste dangereux, mais ne donne pas l’impression de tomber dans le vide, plutôt celle de planer au-dessus de petits bois très touffus. Ce coin perdu n’est pas sans un charme. De hautes herbes jamais fauchées, très anciennes, forment une douce prairie penchée vers la Dordogne.
Cette prairie m’enchante : en pente vive, en plein ciel au-dessus de la rivière et des bois.
Il me faudrait ici de lourdes pierres blanches composant un autel naturel où je brûlerai de l’encens, au soleil levant, à la gloire de l’Univers-Divin, quand la pluie cessera.
Comme je ne suis pas d’un caractère à attendre le beau temps pour établir, à l’ouest du plateau de Domme, un très discret sanctuaire, je me suis mis au travail. Un sanctuaire presque invisible. Que moi seul, je sache qu’il s’agit là d’un sanctuaire. Pas les gens qui passeront éventuellement par ici, et qui ne verront que quatre ou cinq pierres assemblées parmi les hautes herbes. Un sanctuaire insoupçonnable et connu de moi seul.
J’ai longtemps cherché de grands blocs immaculés, que j’ai finalement trouvés dans un charmant sous-bois. Les porter un à un sur la prairie fut un rude labeur, mais je n’ai pas ressenti de fatigue en raison de ma joie de me sentir déjà presque chez moi en ces lieux oubliés des humains, où j’ai bien l’intention de vivre dans la seule compagnie des oiseaux, des serpents. J’ai découvert un prodigieux champ de forces telluriques où je pourrai puiser à l’infini. J’ai non seulement ma caverne, mais encore une sorte de jardin à l’état pur et un autel primitif fait de plusieurs pierres d’un blanc immaculé. Je viendrai là quand je voudrai ; j’y vivrai dans le silence et la joie ; je descendrai jusqu’aux ultimes profondeurs de mon âme, je parlerai avec elle ; et j’adorerai l’Univers qui est Dieu.
François Augiéras, Domme ou L’essai d’occupation, Fata Morgana, 1982

20 juillet 2005

Gaston

1487 : l’alarme est désactivée ; 1540 : la serrure magnétique libère la porte. Quand je pénètre sur le palier, l’interrupteur à détection cellulaire allume le plafonnier. Gestes habituels du célibataire, quelques légumes froids dans le frigo, une sauce salade au bleu. Mélanger. Manger debout. Machinalement je connecte l’ordinateur. Il balaye les adresses électroniques, d.vandemelk@berghezeele.fr et les autres. Il y a bien quelques messages marqués urgents, mais rien de sérieux, la nième pétition contre le coup d’Etat au Khemed, un coup de gueule contre les conséquences du naufrage du Ramona, une campagne contre la couche d’ozone - ah bon, moi je serai plutôt pour. Et ainsi de suite. La télé, son coupé, éclaire le studio d’une lumière vacillante. Je zappe machinalement. Rien.
J’appelle le serveur vocal, 08 36 68 04 33. Une voix numérisée et néanmoins charmante me suggère d’appuyer sur la touche *, de choisir un cinéma en tapant le 1, le 2 ou le 3 et une autre voix tout aussi charmante, bien qu’androïde, m’énumére les sept films que nous vous proposons du mercredi 9 au mardi 15. Tiens, Wenders. La solitude du gardien de but au moment du pénalty. Faut revoir ça, réminiscence d'une jeunesse passée au fil du temps…
Aller au cinéma, oui, mais il ne faudrait pas que je loupe une communication, aussi j’effectue un transfert d’appel de la ligne de la maison vers le téléphone mobile *21* 06 08 78 47 48#. J’en ai profité pour vérifier que dans le mobile il y avait bien ma carte personnelle en tapant son code d’accès 3024# et, par acquis de conscience, j’ai appelé la messagerie du bureau. Comme c’est une communication professionnelle, je suis passé par le serveur 3610 d’une carte France Télécom liée à un de mes numéros-boulot 3610 208 876 927 7854 qui m’a permis, en me guidant d’une voix gynoïde toujours aussi charmante (une voix brunoïde, peut-être ?), de contacter la messagerie 06 07 07 08 24# - 06 08 24 67 34# - 3024# sur laquelle grâce à une autre voix (est-elle blonde celle-ci ?) j’ai été informé que vous n’avez aucun nouveau message. Il faudra que je change le code de la deuxième carte, un de ces jours je vais confondre boulot avec perso.
Devant le cinéma, il y a un automate bancaire. J’ai introduit ma carte de crédit, tapé mon code confidentiel 7538+VALID et demandé 400 Francs, sans ticket de transaction, merci. Je n’aime pas me balader sans argent sur moi.
La fille du cinéma m’a dit bonsoir, j’ai bougonné, tout ce que je lui demande c’est d’introduire dans le lecteur ma carte privilège et de taper sur le clavier le numéro de la salle et le nombre de place à débiter. Une place, une, c’est facile à compter, non ? Avant de rentrer dans la salle, j’ai déconnecté le portable, les communications seront réorientée vers la messagerie. Si quelqu’un m’appelle, tant pis pour lui, je n’aurais son message qu’en sortant d’ici. J’ai bien le droit de respirer un peu une fois de temps en temps.
Plus tard, en sortant de la salle, j’ai retapé sur le clavier du portable le numéro de ma carte 3024#. L’indicateur de présence de message ne s’est pas allumé. Peut-être n’y avait-il rien. A tout hasard j’ai quand même appelé la messagerie. Vous n’avez aucun nouveau message.
En rentrant j’ai dû m’arrêter pour prendre de l’essence. Sur le parking désert d’un hypermarché j’ai trouvé un automate 7/7, 24/24. J’ai introduit la carte de crédit, tapé l’habituel 7538+VALID, choisi gazole, récupéré la carte et fait le plein. Arrivé à la maison j’ai tapé le code de sécurité 1487, pour déconnecter l’alarme et la télésurveillance avant de rentrer. J’ai repris la main sur la ligne fixe (#21#), je suis passé dans le bureau pour jeter à tout hasard un coup d’œil au fax.
Pour me réveiller à temps tout à l’heure, j’ai fait le *55* et j’ai tapé O745#.
Et puis je suis allé me coucher. Le portable est resté dans la poche de ma robe de chambre. Si quelqu’un veut me joindre, on sait où me trouver.

14 juillet 2005

fractal du nord

lentement le train longe un cimetière militaire
les croix blanches renvoient la lumière du jour naissant
compassion pour mes jeunes camarades en masculinité
condamnés à passer une éternité entre hommes
les cimetières civils sont plus joyeux
mélangeant les âges et les sexes
ils laissent la porte ouverte à de belles aventures
chacun pouvant trouver sa chacune
au grand bal des crânes et des ossements

au nord
toutes les cultures
toutes les ethnies
toutes les langues

sur le sol du nord
ukrainiens algériens / nigérians polonais
picards lituaniens / marocains libanais
ivoiriens coréens / indiens tha-i-landais
togolais cambodgiens / gallois sénégalais
flamands vi-etnamiens / wallons chinois anglais

sur le sol du nord
se parlent toutes les langues
de tous les poètes de la planète

sous le sol du nord
cohabitent tous les jeunes gens
de toutes les armées du monde
d’ypres à armentières
de ploegstert à laventie
de neuve-chapelle à vimy
pour l’éternité nos aieuls resteront plus jeunes que nous

neuve-chapelle farm cemetery
nunn goff denton
a soldier of the great war known unto god whelpdale
a soldier of the great war known unto god carter
a soldier of the great war known unto god harrick
young (age 20) mills (age 20) brockbank (age 20)
rycroft (age 19) arthur george gordon (age 17)

pour l’éternité nos aieuls resteront plus jeunes que nous

richebourg cimiterio militar portugues
jose v martins joachim g menezes francisco a r lopes
matias marques valentim martins alfredo machado
luis r mascote jose o miguel antonio r gonçalves
jose marques josue m martinho joao luiz
manoel mendes domingos marques manoel guardado

pour l’éternité nos aieuls resteront plus jeunes que nous

neuve-chapelle indian memorial
rasul bakhsh bandar sing gharti bhagatbir thapa
birjit thapa chabital thapa ganjasing bura
kalu gurung kathbir ghale abdul barsik
abdul hamid alibaksh arjodullah atar ali ashram ali
nur muhammad sahabir thapa ram charam singh
their names liveth for evermore

pour l’éternité nos aieuls resteront plus jeunes que nous

deutscher soldatenfriedhof laventie
ein unbekannter deutscher soldat
heinrich klinkel hans hein albert jung nikolaus bleser
friedrich dreyer friedrich popp august deutsch
wilhelm feldmann hermann mehlhase franz mosko
walter blumenthal heinrich wilke paul gorsolke
johann katzmarek
auf diesen friedhof ruhen 1978 deutsche soldaten

pour l’éternité nos aieuls resteront plus jeunes que nous

rue-du-bacquerot graveyard
hugh achard edward stephens herbert hawkeswood
herbert bradley hyde henry hopkins albert fletcher
arthur eagles leslie elliott asthon fields
edgar freeman, parti habiter new york
et enrôlé volontaire en nov. 1914
johann carl kindler, 24, born at nuriootpa, south australia
daniel o’sullivan, cork, ireland
albert henry reid, victoria, australia
isador steinberg, perth, western australia

pour l’éternité nos aieuls resteront plus jeunes que nous

royal irish rifles graveyard
lonsdale mcintosh william mackenzie duncan macdonald
william ballantyne edward bishop samuel bridgwater
william burges a soldier of the great war
hm dangerfield james patrick fitzgerald
alfred hooper henry mc kay arthur miller
francis wright sf whitman p burborough

pour l’éternité nos aieuls resteront plus jeunes que nous

le cimetière militaire de st vaast post fut utilisé
par toutes les unités combattantes
à tour de rôle
selon les mouvements de la ligne de front
il contient les tombes
de 741 soldats britanniques
55 indiens
91 allemands
a e jackson august kimmritz w j waite
otto wesselberg theodor pfaendezinat khan
nikolaus zink walter knapp kartar singh
c r gordon j cooper l horton
pirthiman limbu jitbahadur gurung santbir rana
c holland g keith sundar singh
hieronymus geske sheikh wasin din muhammad khan

dans l’argile du nord
tous les dieux sont enterrés
vivent tant d’humains
sur l’argile du nord

06 juillet 2005

White Jazz

Traverse la campagne. Cadre le patelin — Berghezeele, la Flandre. Range la voiture, les phares sur une Chevy 55. Réfléchis, cadre-la : James Ellroy.
Attrape-toi une chaise — minimum deux verres — deux bières, point. Des yeux aryens : la salle bourrée à craquer.
Le barman, troisième verre déjà prêt — non. Un groupe qui prend place sur la scène — un signe au sax pour qu’il approche. D’accord : vingt dollars. Les Chevy’s.
Lumières tamisées, bougies. Piano / batterie / saxo / guitare / basse — allez.
Thèmes — forts / rapides, doux / lents. Doux, lents — le barman qui baratinait sur le mythe Chevy’s.
Un verre — sens-le, touche-le, palpe-le, son histoire.
Tous ces gens. Un seul corps. Qui bouge. Rapide / lent / rapide / souple. La scène qui bouge, ce battement — la scène noire et rouge
Berghezeele, 1992

05 juillet 2005

Une lettre de Mauricette Beaussart

Cher Lucien,
tu sais la dernière fois un geai bleu et noir
là-bas c’était
je dis là-bas C’ETAIT
longtemps ça fait si longtemps ça fait si longtemps si longtemps si loin
j’ai des explosions des dégâts ça casse
des éclats
dans le temps j’ai parti si loin dans le temps j’avais des bottes et de la terre dessus et aussi des feuilles mortes dessous
l’amertume des chipons ne fait plus pleurer personne
loin la poussière brille
j’ai couru dans la nuit des flammes jaunes et vertes
la terre était comme une loque
les vers y faisaient des cloques
j’ai couru dans la nuit des bruits ferrugineux
j’ai couru dans la nuit des tentacules gluants
il y a une femme grosse qui veut
asseoir sur la chaise
l’enfant
lui veut dormir il a mal c’est dur de dormir avec si tant de mal partout
tout est vrai sauf l’enfer l’enfer c’est là-bas là en bas loin toujours
un oiseau s’est posé à côté de ma tête il a pris la migraine dans son bec rouge
un oiseau s’est envolé en criant
tout je vois tout c’est pas beau
des chenilles des crémallières des pendaisons
des idylles lointaines qui résonnent des bruits de l’usine où ils fabriquent des armes
beaucoup de choses mortes bien rangées
mais maintenant mon centre est partout et ma circonférence nulle part
3 pour le temps 4 pour l’espace 7 c’est la vie
lucien je vais bien maintenant ici
Mort y sept

02 juillet 2005

Les Galates et Galatée

Maudire. Maudire. Malédiction.
Supporter un regard négatif, un de ces regards qui blessent comme s’ils lançaient des lames acérées.
Vivre dans la négativité du regard de l’autre.
Ne rien pouvoir épanouir.
Vivre dans la sécheresse, comme un grain de blé sous l'œil noir de la poule, un grain de blé qui ne donnera ni farine, ni pain, ni ne germera.
Mais que le regard change. Que Pygmalion regarde avec les yeux de l’amour la statue qu’il vient de terminer. Elle est tellement belle que la beauté et le regard se nourrissent en boucle. La statue s’anime. Aphrodite, émue, lui a donné la vie. Galatée est née à l’humanité par le regard d’amour.
On sait ce qu’il advient de ceux qui comptent sur l’obéissance à la loi. Paul l’a dit aux Galates : ils sont maudits.
Ceux qui transgressent la loi en permettant à l’amour de surgir, ceux qui sont du côté de Galatée et de Pygmalion et connaissent la dialectique du regard amoureux, ceux-là échappent à la malédiction. Ils sont bénis.
Aimer. Aimer. Bénédiction.