28 mars 2006

Sources (4) : abbé Alain L.


Alain, notre frère, beau-frère, notre oncle, grand-oncle, cousin, notre ami, notre proche… Alain était quelqu’un qui ne souhaitait pas se mettre en avant, qui n’aimait pas beaucoup qu’on parle de lui. La modestie, l’abnégation, étaient certainement parmi ses principales caractéristiques. Aussi est-ce avec un sentiment mêlé que nous avons choisi de lui rendre hommage, sans toutefois vouloir trahir une part essentielle de lui-même. Alain pensait d’abord aux autres, sans se renier cependant, et il manifestait cette confiance dans la vie, cet optimisme sans faille qui en a aidé plus d’un. Alain, ou la joie de vivre tout en s’occupant des autres.
Une des choses les plus marquantes chez Alain, c’était cet esprit d’enfance, cette remarquable capacité à entrer en contact avec les petits, avec les plus jeunes. Il avait toujours des jeux à proposer, des friandises à offrir, des questions à poser. Les enfants l’aimaient pour sa disponibilité, pour sa présence, pour l’intérêt vrai qu’il leur portait. On se souvient d’une fête de famille, Alain est assis dans l’herbe au fond du jardin, tous les enfants présents l’entourent, il leur raconte des histoires.
Il avait toujours quelque chose à inventer, à offrir, à construire, une piste en carton descendant d’un escabeau pour jouer avec des Dinky Toys sur la terrasse de Lambersart, un jouet dans la poche, un bonbon dans une boite. Ses yeux rieurs dès qu’un enfant entrait dans la pièce, toute la souffrance des dernières années comme effacée…
Ce rapport exceptionnel à l’enfance, c’était une vraie foi. C’était aussi une capacité à être soi-même dans l’état d’enfance vraie, une qualité rare.
« Si vous ne devenez semblables à des petits enfants, vous n’entrerez pas dans le Royaume des Cieux. » Luc 10.21
La proximité avec l’enfance se manifeste par l’humour, la fantaisie et la douceur. En toute chose, marquer la légère distance de l’humour. Cet homme pacifique s’amusait d’avoir gardé, pendant la guerre, « des avions sans moteurs, avec un fusil sans balles ».
Aumônier de la Maison médicale Jean XIII, il se comparait pour dédramatiser à un garçon d’ascenseur : « Garçon, au Ciel, je vous prie. »
Hospitalisé lui-même, il souriait toujours. Quelques jours, quelques heures avant de mourir, il avait encore trouvé le moyen de faire des blagues pour détendre un neveu venu de loin pour le voir.
Curiosité et ingéniosité : qui ne se souvient de ses questions pour comprendre comment marchent les choses, comment fonctionne le monde, comment les gens vivent ? La semaine passée, il demandait à un visiteur ce qu’était précisément le CPE. Il savait que le corps social se déchirait et il voulait comprendre pourquoi. « Et toi, qu’est-ce que tu en penses ? »
Cette curiosité du monde et des gens… Il voulait savoir, comprendre, sans préjuger : « Tu es éducateur, enseignant, menuisier, entrepreneur, oui, mais c’est quoi exactement ton travail ? Et comment ça se passe ? Ah oui, d’accord, et alors… ».
Sur le plan pratique, cet hybride improbable de Géo Trouvetout, du Professeur Tournesol et de Mac Gyver était astucieux et montrait une ingéniosité manuelle exceptionnelle. Il fabriquait des objets pour se simplifier la vie, un « repose bréviaire » pour combattre le poids du livre et pouvoir continuer à lire, des interphones, des dictaphones, des magnétophones bricolés pour rendre plus de services que ne l’aurait imaginé leur concepteur…
A quatre-vingts ans passés, il voulait comprendre Internet, s’était déplacé à l’autre bout de la ville pour trouver un point d’accès et s’était fait expliquer pendant des heures tout ce qu’on pouvait faire avec ce nouveau média. Sur le site du Vatican, il avait téléchargé des encycliques…
Quelques jours avant son départ, il s’interrogeait sur la responsabilité de la presse, sur la liberté d’expression, sur le respect des opinions d’autrui. Disponible, présent, intéressé par ce qui se passe dans le monde, toujours.
Cet homme avait à la fois la réputation de courir tout le temps, d’être dans la conscience d’une sorte d’urgence. (« Alors le Royaume des Cieux sera fait semblable à dix vierges qui, ayant pris leurs lampes, sortirent à la rencontre de l’Epoux. » Matth. 25.1) et pourtant il était toujours parfaitement ici et maintenant. Il faisait l’apologie de France Info parce qu’en dix minutes il est possible d’y apprendre ce qu'il est important de savoir dans la journée, et il était à tout moment dans l’écoute et la présence à l’autre. Présent au point que, lorsqu’il écoutait quelqu’un, il n’y avait plus que cette personne qui comptait, aurait-elle sept ans, aurait-elle soixante dix sept ans.
On ne se souvient pas de l’avoir vu en colère, mais au contraire, serein, très proche des gens et à leur écoute. Il était disponible, très présent dans l’instant, avait toujours un éclairage intéressant à renvoyer.
Cette immense capacité d’écoute, c’était vraiment une grande qualité.
« Puisses-tu être froid ou bouillant ! Ainsi parce que tu es tiède et que tu n’es ni froid ni bouillant, je te vomirai de ma bouche. » Apocalypse, 3.15-16
Mais ce doux n’était pas un tiède. C’est d’abord un fidèle : fidèle aux engagements, à sa promesse scoute pour commencer : toujours prêt. Scout un jour, scout toujours : chef de troupe, chef de clan routier, aumônier scout. Fidèle à ses références évangéliques. Fidèle à son engagement dans l’Eglise, bien sûr, c’est tellement évident mais pourquoi ne pas le souligner ? Fidèle à sa vocation de Prêtre, au sacrement de l’Ordination reçu le 29 juin 1946.
Non, cet homme doux n’était pas un tiède, mais bien plutôt un radical, un intransigeant qui pouvait, dans tel moment particulier de la vie, donner à autrui des repères avec une nature d’exigence exceptionnelle.
Alain était pour beaucoup un père, au sens profond du mot « abbé », et un guide, pas seulement sur les sentiers du massif du Mont Blanc et de la Vanoise.
Il avait la capacité de guider des gens d’un point de vue humain et spirituel. Il accompagnait dans la simplicité, comme pour voir comment les choses allaient avancer, sans jamais vouloir forcer. Simplement, un enfant, un adulte, un chrétien, un « recommençant », l’ayant rencontré, trouvait à sa propre vie une dimension nouvelle dont il n’avait peut-être pas pris conscience auparavant. Le cœur parle, et par la réalité humaine d’une vie religieuse profondément vécue, il a beaucoup aidé. Il laisse le souvenir d’une présence rayonnante, un homme à la fois très doux et tolérant et en même temps d’une exigence énorme, presque insupportable mais pleine d’humanité et de compassion.
Voilà Alain : il ne faisait pas les choses à moitié. Il était doté d’une énergie peu commune. Adolescent, il avait placé une barre à deux mètres du sol, au milieu de la cour et s’était juré de ne jamais passer en dessous mais toujours au-dessus. A vingt ans, fuyant l’invasion allemande, traversant la France du Nord au Sud en vélo. A quatre-vingt six ans, alité depuis des semaines, disant : « Je ne comprends pas pourquoi je suis si fatigué en ce moment ». Il y a trois mois encore, allant jusqu’à Marcq-en-Barœul, pour rendre service, toujours prêt.
Cette incroyable force et cet appétit de vie, jusqu’à la fin, ce refus de se laisser enchaîner par un corps défaillant. Il y a quinze jours, il faisait vérifier la présence de ses clés de voiture. On ne sait jamais !
Alain était un homme d’engagement, il y avait gagné l’esprit de liberté, liberté de pensée, liberté d’être. Il était un homme et une présence spirituelle: une présence spirituelle ne disparaît jamais.
Merci à Agathe, Alain, Anthony, Augustin, Dorothée, Françoise, Gérard, Gilbert, Guy, Marie-Hélène, Marie-Thérèse, Olivier, Sandrine, Vincent, pour leurs témoignages.

14 mars 2006

Urbanisme carcéral

Dans cet urbanisme d'ingénieurs (corons de la région de Lens), il ne faut pas sous-estimer l'aspect policier. Un de mes amis se souvient du coup de clairon appelant les femmes à sortir toutes ensemble pour laver les trottoirs - à la wassingue bien sûr. Le jour où la sienne ne s'est pas montrée très enthousiaste, cela a créé un incident. C'était en 1975. Un autre m'a parlé des contrôles effectués à l'improviste dans les maisons par une sorte de chef de quartier pour vérifier qu'elles étaient bien tenues et qu'on n'y avait pas fait de travaux pour les personnaliser. Aussi fallait-il chaque jour fermer soigneusement la trappe qui permettait l'accès aux combles aménagées clandestinement en chambre pour adolescent, et dissimuler l'échelle.
Dans la première partie du vingtième siècle, la rue principale des corons était fermée par une grille, non pas pour protéger les gens de l'intérieur (comme on ferait maintenant, avec un digicode) mais bien pour les empêcher de sortir. On se souvient aussi que l'organisation des rues était pensée pour faciliter les éventuelles charges de cavalerie.

12 mars 2006

Melk

La célèbre abbaye, qui prêta son nom à Adso, fidèle secrétaire de Guillaume de Baskerville (vraisemblablement un pseudo de Guillaume d'Ockham), se trouve en Autriche. Elle est maintenant au bord d'une autoroute. Le goût d'Adso pour la littérature et la spéculation philosophique le porta, on le sait, à écrire le fameux texte nominaliste qui traversa les siècles sous le titre de "Nom de la Rose" et fut retrouvé, mis en forme et publié par Umberto Eco avec un certain succès, avant d'être finalement trahi par quelque cinéaste de peu d'inspiration. On pense qu'Alain de Lille participa, sinon à l'écriture du scénario, au moins à l'élaboration du substrat pré-saussurien de l'oeuvre (le nom de la rose n'est pas la rose et qu'en est-il de la femme sans nom que j'ai aimée ?). Quoi qu'il en soit, un lien est établi entre Lille et Melk, confirmé par le fait que le nom de l'abbaye a évolué vers le flamand sous la forme finale de Vandemelk, sans doute au début un pseudo d'Alain de Lille (Alain Vandemelk) tant la discussion de la position de la pensée scientifique catholique à l'égard de la linguistique moderne émergente pouvait présenter de risques en ces époques difficiles.




Photos Bruno & Béa. Special thanks.