08 juin 2009

Résister, une ardente obligation en psychiatrie aujourd’hui

Le dimanche 17 mai 2009, 4000 personnes se sont réunies au plateau des Glières, haut lieu de Résistance, lors d'un rassemblement à l’initiative de l'association « Citoyens résistants d’hier et d’aujourd’hui ». Tous étaient présents pour rappeller les valeurs d’égalité, de solidarité, de liberté et de fraternité composant le programme du Conseil National de la Résistance signé en mars 1944.
Des paroles de résistance ont été prononcées par d’anciens résistants, Raymond Aubrac et Stéphane Hessel et par de plus jeunes impliqués dans des actions de résistance et de désobéissance. (Lien vers les vidéos en cliquant sur le titre de ce post).

Texte de l'intervention de Michel Guyader, psychiatre :

Intervention pour le Plateau des Glières le 17 mai 2009

Résister, une ardente obligation en psychiatrie aujourd’hui

Je parle ici en mon nom, certes, mais aussi au nom de mes 38 amis de La Nuit Sécuritaire.

Merci à monsieur MAGNIN et aux membres de l’Association « Citoyens résistants d’hier et d’aujourd’hui » d’avoir pensé que ma lettre au président de la République justifiait qu’ils m’invitassent à leur rencontre de cette année, lettre qui disait la rage et la tristesse de voir mon métier et les patients reçus en psychiatrie mis au service d’une détestable politique sécuritaire qui désigne à la vindicte les malades mentaux comme devant être plus sérieusement surveillés du fait de leur dangerosité potentielle.

Veiller à la sécurité psychique des patients ne peut se faire que dans la confiance et la dérive sécuritaire détruit ce lien précieux entre soignants et soignés.

C’est un honneur considérable que vous me faites de penser que j’ai ici ma place parmi des personnes pour lesquelles le mot résister à eu une signification réellement déterminante dans leur propre histoire et pour celle de leurs concitoyens, de l’humanité toute entière.

J’ai bien conscience de parler ici dans un lieu où le sacré a rencontré l’histoire des héros de leur temps et je me sens courir ici le risque de n’être pas à la mesure de la jauge que l’histoire assigne à ceux qui en marquent le cours.

Monsieur Stéphane HESSEL, Monsieur Raymond AUBRAC, Monsieur Walter BASSAN, vous avez écrit l’histoire de notre époque, vous n’avez lâché sur rien de ce qui aurait pu, faute du vrai courage, précipiter un peu plus le monde dans le chaos.

J’ai eu la chance, avant celle d’aujourd’hui, d’avoir côtoyé deux hommes dont les figures ont été déterminantes dans la construction de mon existence et de ma pensée. Mon père, parti en Angleterre dès l’entrée des Allemands au Havre où il vivait sa vie de jeune homme et dont le combat dura jusqu’au 8 mai 1945. Il était des 177 Français qui, avec le commandant Kieffer, ont débarqué le 6 juin 1944 en Normandie ; il m’a toujours demandé de ne pas oublier qu’ils n’étaient que 177 Français ce jour là, dans ce lieu là. Il m’a légué parmi les verbes de la langue française celui de Résister, qui n’est pas le moindre.

L’autre figure dont je me sens ici légataire, c’est celle du Dr Lucien BONNAFE.

Ce psychiatre militant fut un des inventeurs de la psychiatrie « désaliéniste », celle qui a tenté de travailler à ce que les patients, autrefois dénommés aliénés, fussent traités avec plus d’humanité, moins systématiquement voués à la privation de liberté et aux traitements parfois scandaleusement violents. Il avait été pendant la guerre chef de service à l’hôpital de Saint Alban, où il accueillit Tristan TZARA et Paul ELUARD pour leur offrir refuge ; soignant le jour, résistant la nuit, il participa à la terrible bataille du Mont Mouchet et fut le responsable de la santé pour la zone sud avant de prendre à la libération des fonctions au ministère qui lui permirent de faire avancer le projet d’une psychiatrie moins marquée de la domination de l’homme par son semblable, projet qu’il s’efforça d’inscrire dans sa pratique jusqu’en 1977, date de sa retraite.

Jacques-Noël GUYADER, Lucien BONNAFE, et vous Stéphane HESSEL, Raymond AUBRAC et Walter BASSAN et ceux qui ont engagé leur vie au service de la collectivité, à celui aussi d’une certaine idée de la France et d’une certaine conception de la pensée, vous avez fait du courage une vertu. J’avais idée aussi de ce qu’est le courage à côtoyer mes amis ici présents, Bernard DORAY et Conception DE LA GARZA dans leur travail sur la dignité et la resymbolisation dans le monde entier et particulièrement au pays des Chiapas.

J’ai été extrêmement frappé des effets de ma lettre au président de la République . Que l’on me loue assez unanimement au titre du courage m’a plus inquiété que réjoui.

Il m’était difficile de comprendre ce qu’il y avait de si courageux en démocratie à écrire, fût-ce au président, pour lui reprocher d’avoir commis une mauvaise action.

Or ce 2 décembre 2008 à l’hôpital Erasme d’Antony, monsieur SARKOZY a réellement commis une mauvaise action dont les répercussion pourraient être incalculables sur ceux dont la souffrance psychique accable la vie sur un mode tellement inimaginable qu’elle a fait d’eux l’incarnation de l’étrangeté. Nous y reviendrons.

Ces réactions m'inquiétèrent parce qu’elles témoignaient, me semble-t-il d’une peur dans la société dont je n’avais pas mesuré l’ampleur.

Mais quel risque y a-t-il aujourd’hui à dénoncer la souillure pour reprendre le mot d'ELUARD faite par le président à la souffrance des patients qui se passeraient bien d’une stigmatisation supplémentaire. La folie en effet, joue parfaitement le rôle social de l’étrangeté absolue qu’il faut à tout prix exclure voire réduire au silence, nous savons bien qu’elle a à certain moment de l'Histoire tragiquement payé le prix fort.

Alors oui, peut-être y aurait-il du courage au sens qu’en donne Jean JAURES dans son discours à la jeunesse en 1903 à prendre le parti de la folie devant le discours qui l’accable. Il écrivait : « Le courage c’est de chercher la vérité et de la dire ; c’est de ne pas subir la loi du mensonge triomphant qui passe et de ne pas faire écho de notre âme, de notre bouche et de nos mains aux applaudissements imbéciles, aux huées fanatiques. »

Il y a, me semble-t-il, tout à fait lieu de résister avec la plus grande détermination à ce que l’air du temps colporte de rumeur sur la dangerosité de la folie dont Lucien BONNAFE disait que l’on ne pouvait la considérer hors de sa dimension « d’avatar malheureux dans la juste protestation de l’esprit contre une injuste contrainte ». Il disait aussi que l’on juge l’état de civilisation d’une société à la façon dont elle traite ses fous. Non, les patient ne sont pas plus dangereux que vous et moi, probablement moins. L’on pourrait rappeler ce que disent la plupart des rapports sur le sujet : sur les un peu plus de 50 000 crimes et délits commis chaque année dans ce pays, 200 ont justifié une mesure d’irresponsabilité pénale, soit 0,4 %. En revanche les patients sont onze fois plus souvent que la population générale les victimes de crimes et 140 fois plus pour ce qui concerne les viols.

Alors quand le chef de l’état reprend un fait divers, certes dramatique - un patient en congé d’essai ayant assassiné non loin d’ici un jeune homme dans la rue - , pour dans la précipitation annoncer sans la moindre réflexion des mesures qui vont toutes dans le sens de l’aggravation des conditions de l’hospitalisation et particulièrement de la privation de liberté, il me parait une ardente obligation de dire qu’il déshonore sa fonction à endosser ainsi les oripeaux de ceux dont l’écologie viserait à favoriser les forts, à considérer que de soutenir les faibles est une perte de temps que la société ne peut se permettre. Je tiens de Lucien BONNAFE qu’à la demande d’un de ses collègues, pendant la guerre de 39-45, de voir les rations alimentaires augmenter pour les patients de l’asile, il fut répondu : « Choisissez ceux qui valent la peine ».

Symboliquement, le discours du 2 décembre est d’autant plus malfaisant qu’il concerne une population qui fut la première victime de la barbarie nazie et qu’en France, l’effet du rationnement sur ces corps affaiblis a été terrible, 40 000 d’entre eux sont en effet morts de froid, de faim et de maladie pendant les cinq ans de la guerre. On connaît Camille CLAUDEL et depuis quelque temps Séraphine DE SENLIS, mais combien savent que Séraphine, par exemple, mangeait de l’herbe pour essayer de survivre, tant les rations alimentaires étaient insuffisantes ? Il me semble qu’il y a quelques raisons pour que Lucien BONNAFE ait inscrit du côté du négationnisme les nombreuses entreprises de réhabilitation du corps des professionnels mais surtout de l’entreprise de Vichy qui ont tenté de nier cette « extermination douce ». Certes, tous n’étaient ni coupables de complicité dans l’entreprise malfaisante ni sans doute même de négligence, mais il n’empêche qu’une attention plus grande portée au peuple des asiles, une détermination plus grande à essayer de conjurer le pire eussent été suffisantes pour que ce peuple à la triste figure ne paye pas un pareil tribut à la déréliction sociale. Nicolas SARKOZY, dans sa dérive sécuritaire, a offensé, au nom de sa prétendue défense des victimes, ceux qui sont avant tout des victimes de leur façon d’être.

Son discours vient prendre à rebours cinquante ans d'histoire de la psychiatrie où nos aînés, forts de l’expérience de la guerre et en réaction à l’horreur des camps, avaient pris le parti de promouvoir une psychiatrie dite désaliéniste qui visait à faire sortir les patients des asiles et à les soigner au plus près de chez eux.

Il n’est pas étonnant qu’un homme attaquant aussi fort les fondements républicains de l’entraide mutuelle - vous avez ici souligné qu’il détruisait le pacte social dont le Conseil National de la Résistance était porteur -, s’en prenne au titre de leur dangerosité aux plus faibles parmi les plus faibles.

Lire ce terrible discours évoquait pour moi « les obscurités à carapace de punaises, la monomanie terrible de l’orgueil, l’inoculation des stupeurs profondes… les filières sanglantes par lesquelles on fait passer la logique aux abois » pour reprendre quelques mots de Lautréamont .

Le 2 décembre 2008, Nicolas SARKOZY, dont on aurait pu attendre que la fonction le transporte, lui fasse atteindre au sublime qu’elle mérite, s’est vautré dans le pire du discours attendu, des décisions vulgaires, des accusations à courte vue, s’appuyant pour justifier sa politique sur les mêmes 72 % que ceux qui souhaitaient le maintien de la peine de mort en 1981. Il nous oblige à constater que n’est pas Victor HUGO, ni Robert BADINTER qui veut, et que de convoquer pour les instrumentaliser les grandes figures de l’histoire ne fait pas de vous un grand homme.

Dans cette lutte constante pour œuvrer à la déstigmatisation de ceux qui souffrent psychiquement et que l’on n’ose plus appeler les fous, un honnête homme eut suffit. C’est une fois de plus manqué : l’ardente obligation de résister contre ce que le discours dominant a de pire reste une impérieuse nécessité.

René CHAR écrit : « Les esclaves ont besoin d’esclaves pour afficher l’autorité des tyrans. »

Nous n’en ferons naturellement rien et continuerons à résister !

Il ne s’agit pas pour nous de prendre les armes mais l’éthique impose de ne pas appliquer les lois scélérates. Monsieur Alain REFALO nous a donné à tous une voie à suivre, celle de la désobéissance citoyenne qui dit non à l’application des lois déshonorantes.

André MALRAUX, inaugurant le monument de Gigioli en 1973, disait : « Les ombres inconnues qui se bousculaient aux Glières dans une nuit de Jugement Dernier n’étaient rien de plus que les hommes du Non, mais ce Non du maquisard obscur collé à la terre pour sa première nuit de mort suffit à faire de ce pauvre gars, le compagnon de Jeanne et d’Antigone. L’esclave dit toujours oui. »

Continuons donc, nous avons du travail devant l’absurdité bornée du discours dominant, nous avons à inventer le monde de demain où il ne serait pas interdit de crier « vive l’espérance ! »