17 février 2008

Les carottes sauvages

Après avoir vu récemment  Into The Wild de Sean Penn, j'ai repensé à ce texte écrit il y a quelques années, avec des influences de David Thoreau, d'Emerson, jusqu'à Jim Harrisson, toute cette littérature américaine qui oppose Nature et Civilisation, thème qui m'a aussi conduit à aimer Knut Hamsun (Pan). Alexander Supertramp termine sa vie dans le Magic Bus, mon personnage féminin à côté de sa BX, lui a confondu les patates sauvages avec une solanacée toxique, elle fait des ordalies avec des carottes sauvages. 
Lucien Suel me fait le grand plaisir de publier ce texte sur SILO.



Cette vieille voiture avait été blanche. Le temps l'avait polie, elle grisonnait, bien usée. Grâce aux trois positions de son système hydraulique, elle me permettait de voyager sur les chemins les moins fréquentés. Je cherchais à m'égarer dans les forêts, empruntais des sommières plus ou moins empierrées et, quand l'état du sol le permettait, enclenchais la position haute et m'éloignais en brinquebalant par quelque traverse. La solitude et le silence me convenaient. Je laissais la voiture et m'enfonçais à pied toujours plus loin dans les bois. Immobile, le dos contre un hêtre plus âgé que mon grand-père, je regardais passer le jour en écoutant bruisser la vie. Quand la lumière tombait et que les oiseaux du crépuscule se manifestaient, je m'organisais un gîte sommaire pour la nuit, là où je me trouvais. Si le bois était trop humide, s'il pleuvait, je regagnais la voiture pour y chercher un abri. Elle était équipée d'une tente de toit, sorte de sarcophage en plastique et en toile dans lequel je pouvais me loger à l'aise. Dieu merci, je suis plutôt petite.

Mon bonheur était d'apercevoir la vie sauvage, au moins ses traces. J'avais pris ce goût plus jeune, en montagne, avec les marmottes et les chamois. Plus tard il s’était approfondi dans les espaces américains, là où la wildlife est un festival permanent. Face à la chaîne de Grand Teton nous observons longuement à la jumelle un vol de pélicans blancs détaché sur le bleu intense du ciel. Parfois je surprends un chevreuil immobile dans un layon. Il me regarde avec fixité, longtemps incapable de se décider. Puis d'un bond il s'écarte et j'entends sa course légère dans les fourrés.

La première fois que j'ai vu les traces d'un blaireau, c'était au bord d'une flaque d'eau et j'ai été impressionnée. Je ne savais pas de quel animal il s'agissait. Les empreintes de longues griffes ne pouvaient pas appartenir à un félin, ni à un canidé. Un ours ? Ici ? La forêt a soudain pris un air menaçant. Au loin un chien a hurlé. Le froid s'est fait sentir et j'ai frissonné. Plus tard, livre en main, je suis revenue au bord de cette flaque. Un blaireau était venu boire. Pas vraiment une terreur de la nature, malgré les griffes.

A force de rayonner jour après jour à partir de l'endroit où j'avais laissé la voiture, je me suis créé une carte mentale de la forêt qui remplaçait avantageusement celles que je n'avais pas pris la peine de me procurer.

Mes réserves alimentaires ne dureraient pas. Pour l'eau j'avais un filtre à microparticules et des comprimés désinfectants. Les sources étaient fréquentes. En plein soleil, dans une coupe claire, j'avais installé un réfrigérateur par évaporation en emballant dans des linges les vivres à garder au frais. Il suffisait de garder les surfaces humides et le rayonnement faisait le reste. On n'aurait pas fait des sorbets avec cette technique mais elle suffisait pour mes besoins végétariens.

Le matin j'ai pris l'habitude de me réveiller juste avant le lever du soleil. La forêt tout entière semblait frissonner, les oiseaux essayaient quelques trilles puis s'y mettaient à cœur joie. A cœur joie.

Il m'est arrivé par une journée très claire de me décider à suivre le soleil. Je suis partie vers l'est, puis, suivant la lumière dans son déplacement, j'ai obliqué imperceptiblement vers le sud. Parfois il me fallait traverser des fourrés difficiles à pénétrer. Je m'armais de patience, me glissais comme je pouvais entre les chablis. Les blessures de la Grande Tempête n'étaient pas cicatrisées et les arbres tombés étaient plus grands que debout, toutes racines hors du sol. La lumière me guidait, son évolution me permettait parfois de contourner vers la droite des obstacles que je n'aurais pu franchir sans peine et sans risque. Sud-ouest, ouest : l'astre, doté d'une impassible régularité, se dirigeait vers le lieu de sa disparition. La forêt et moi nous nous sommes enfoncées dans la nuit. J'ignorais où je pouvais bien me trouver mais les circonstances se prêtaient à un bivouac de fortune dans l'attente du lever de la lune. Alors, pour peu que celle-ci soit suffisamment lumineuse, en lui tournant le dos, je pourrais compléter le cercle, ouest, nord et retour.

Je me faisais l'effet d'être impliquée dans un rituel d'initiation tout en étant déjà une moniale régulière. Le lever de la lune sonnerait matines et ma marche dans la nuit serait ma prière. Prière pour que le soleil revienne, que le cycle de la vie jamais ne s'interrompe. Prière pour que tout cela ait un sens qui ne soit pas seulement celui des aiguilles d'une montre.

Je préfère la nuit au jour et la lune au soleil. J'aimerais me fondre, devenir un arbre parmi les arbres, une feuille parmi les feuilles. Allongée à même le sol, enroulée dans ma couverture sur des mousses et des feuillages, je me tourne et me retourne. J'en viens à me coucher sur le ventre, me détends, immobile enfin. A travers moi monte la puissance de la terre qui bat comme bat mon cœur. Les hautes branches des arbres entre lesquels je me tiens établissent un lien avec le ciel parsemé d'étoiles. Je sens le globe terrestre basculer vers ma gauche, d'un mouvement puissant et continu. L'axe me traverse et, la durée d'un instant éternel, je ne suis plus la partie mais le tout. J'éprouve l'unité. Comme éloignée de moi-même, je crois voir ce corps qui n’est qu’une partie de moi traverser le temps, immobile, se dégradant lentement, jusqu'à n'être plus qu'ossements épars. Nulle crainte dans cette vision mais le sentiment absolu que les fragments qui, assemblés le temps d'une vie, furent moi, continuent, recomposés, à participer au flux vital. Moi-même ne suis plus seule en moi mais suis à la fois la partie et le tout.

Ce soir nous nous sommes baignées dans le lac Flame George, avons marché, contourné une charogne de cervidé qui achevait de retourner aux éléments, dérangé les chiens de prairies, observé une dizaine de mule deers descendre boire. J’ai allumé des bougies pour F. et nous avons fait un festin de pâtes à la sauce BBQ. Je lui ai offert un collier de fétiches zuñi. J'ai aimé son sourire.

Au hasard de mes déambulations il arrivait que je trouve des comestibles, baies, fruits, champignons, racines. Mêmes certaines écorces peuvent être mangées. Loin d'avoir fait vœu de devenir femme des bois sauvage, j'avais au camp de quoi cuisiner, du sel et quelques herbes séchées. Le fer blanc et l'aluminium tenaient lieu de dinanderie. Un petit feu de bois entre quelques pierres et je me faisais des bouillons pleins de sels minéraux. Une poignée de riz prélevée sur ma réserve et c'était un repas royal.

Longtemps j'avais vécu coupée de moi-même et de mes rêves. Je ne m'appartenais pas, qui me voulait m'emmenait. Je ne comptais pas, pour personne et moins pour moi que pour d'autres (ce qui était à mes yeux mystère, c'était de parfois voir dans un regard le reflet d'une émotion dont il semblait que je sois la source).

Nous sommes trois ou quatre dans un autobus qui traverse New York. Tout est rouge bordeaux : la ville, le bus, le décor intérieur. Deux petits garçons sont morts. On les a mis dans des sacs en plastique. Le bus évite de justesse un scooter qui jaillit d'une rue à droite. Le scooter et son pilote sont rouges. Je me demande où est le chauffeur du bus. Je pense qu'il se trouve au-dessus. C'est un bus à impériale. Nous ne savons pas où il faut descendre : laissons faire, on finira bien par revenir d'où on est parti (le trajet est une boucle, d’évidence). L'intérieur du bus aussi est rouge comme l'intérieur de la voiture que nous avions louée aux Etats-Unis, F. et moi, lors du voyage. Les deux gosses morts sont dans leur plastique mais il n'y a pas de sentiment de tragédie. L'intérieur du bus ressemble à une chambre d'hôtel confortable. Un troisième garçon téléphone. Il essaie de vendre un des gosses morts. Les plastiques bougent : les gosses se réveillent doucement. Celui qui veut les vendre est bien emmerdé : il sait que vivants ils sont invendables.

Les rêves sont revenus les premiers. Je ne sais pas à quoi j'accédais à travers eux. Ils racontaient toujours des histoires d'enfants morts ou abandonnés, parfois sauvés de justesse, parfois non. Ils me troublaient pendant plusieurs jours. J'attendais le rêve suivant pour m'essayer à pénétrer le mystère.

Nous roulons dans la voiture familiale. Nous sommes au moins trois : mon frère, notre mère qui conduit et moi. Peut-être les autres frères et sœurs sont-ils là aussi, le père n'y est pas. Mon frère doit mourir, il n'y a rien à y faire. Pour une raison restée mystérieuse il doit être tué par l'absorption d'un poison. Est-ce une punition pour une bêtise quelconque ? Peut-être. Notre mère va le lui administrer, lorsque nous serons arrivés à destination. Le voyage dure très longtemps, je ne sais pas précisément où nous allons. En tant qu'aînée, je dois comprendre et admettre la situation. Il faut que j'assume ce que je sais sans qu'il soit question que je puisse agir pour changer le cours des choses. Je ressens terriblement mon impuissance : il faut donc admettre l'inadmissible ? Mais comment et pourquoi ? C'est vraiment cela, grandir ? Ce voyage est interminable.

Il y a un côté love story improbable et agaçant dans ma rencontre avec F. Jusqu'alors je me gardais de tout romantisme, de toute implication affective. La dualité corps/esprit n'était pas un vain mot. Le corps par ci, pour qui voulait, l'esprit par là, pas touche. Quant à l'âme… Mais je l'ai croisée en me rendant chez une psychothérapeute avec laquelle je m'essayais à dégrossir quelques vieilles questions. J'entrais, elle sortait. Une fois, deux fois. Puis le contraire. Nous avons ri. L'une d'entre nous a dit : « Il n'y a pas de hasard. » Elle m'a attendue, assise dans le petit jardin. Ça m'a touchée. Nous avons marché au bord du lac, traversé un petit bois. On se tenait par la main. C'était déjà de l'amour.
Et puis elle est morte.
Bref.

Ou plutôt non : reprenons.
Il y avait une règle chez cette psychothérapeute : no sex. Ça m'arrangeait. Pour une fois j'ai pu explorer d'autres sphères de la relation. F. m'a tout appris : comment vivre, comment prendre confiance en soi, comment rencontrer, que faire d'une rencontre… En quelques semaines mon existence a changé de dimension. C'était une polarisation : le champ était orienté. J'ai cessé de courir en rond. Il y avait enfin une direction. Même sans comprendre, je pouvais toujours ressentir et cela faisait beaucoup. Il y avait une autre règle : ne pas prendre de décisions vitales sans en référer. On ne change pas sa vie en profondeur en période de crise, sauf à prendre de grands risques et la période de thérapie est de celles-là.

Nous sommes parties en voyage : le nouveau monde.

Promenade à pied dans la banlieue de Denver (Co). Les références culturelles, les images de films s’interposent entre la réalité et ma perception. Et puis, après avoir vu le panneau « WARNING ! This area protected by NEIGHBOURHOOD WATCH AND OPERATION IDENTIFICATION », après avoir vu un petit centre commercial, Josephine Shop Center, abandonné et cru comprendre que Josephine est une ligue caritative chrétienne, après avoir vu les petites maisons en bois de plain-pied au milieu d’un petit carré de pelouse, si belles dans certaines rues, pimpantes, peintes de frais et de toutes couleurs, jardins entretenus, à côté de rues dévastées et sordides, enfin la réalité me saute à la figure et la littérature passe (provisoirement ?) derrière.
Je reviens au motel. F. prend sa douche. J’aime cette femme.

Nous avons loué une voiture et quitté la ville pour les espaces immenses du sud-ouest. F. avait mal à la tête, un peu de nausée et moi-même je ne me sentais pas très bien. Nous avons mis nos malaises sur le compte du jet lag.

Contrairement à mes espoirs initiaux, partout où nous passions la littérature influait notre lecture de la réalité. Paul Auster, Richard Brautigan, Don DeLillo, Jim Harrison, Tony Hillerman, Thomas McGuane…

Nous dormions parfois dans des motels, le plus souvent dans des campings.

… Nous quittons l’US 50 vers 4:00 pm et suivons une piste sur une vingtaine de miles. Nous passons devant une ferme bric à brac, commerce de fromages et de machines agricoles, snack, station essence, pittbulls. Puis nous arrivons dans un immense cirque, bordé de falaises déchiquetées au nord, de falaises abruptes dans mon dos, à l’ouest, de collines douces face à moi et ouvert vers les hautes chaînes du Colorado au sud, sur des dizaines de miles. Au fond, un bras du lac de retenue. Ce lieu est peuplé de cinq campements comme le nôtre. East Elk Creek Campground : camping d’Etat rudimentaire, la nature à l’état brut avec une table, un BBQ et des centaines de mètres carrés pour chacun ($ 7 à mettre dans une enveloppe et dans un tronc). La tente à peine montée éclate un gros orage : elle se plie sous le vent, se couche mais ne perce ni ne s’arrache. Une famille débarque le soir pour pêcher. L’homme sort méthodiquement un attirail impressionnant et, équipé d'une combinaison, finit par quitter le bord du lac en flottant grâce à une énorme bouée. Ses enfants piaillent. Le vent est tombé, la nuit est bientôt noire. Dans le silence total, les chipmunks filent entre les buissons d’armoise. Sensation éprouvée en bateau, lors de mouillages forains dans des criques du bout du monde. Mais les hurlements des coyotes ne laissent pas de doute : nous sommes bien dans le Colorado, pas dans la mer d’Iroise.

Si ma santé se rétablit quand les effets du décalage horaire s'estompent, celle de F. laisse à désirer. Elle s'essouffle vite, supporte mal la chaleur, est accablée de migraines. Bien qu'elle ait emporté une boite d'aquarelles, elle préfère s'asseoir, immobile, quand, le soir, je monte notre campement. Elle surmonte ses crises à coups de paracétamol et d'ibuprofène puis nous passons les soirées dans les bras l'une de l'autre.

Nous avons pratiqué des routes étroites, grises comme le désert, au hasard desquelles il arrive qu'un effondrement transversal laisse la place à un wash le plus souvent à sec, sauf, je suppose, à la fonte des neiges et, peut-être, lors des orages d’été qui ont mauvaise réputation. On juge apparemment inutile une réfection annuelle. La voiture passe difficilement entre les blocs de pierre. Plus loin le pavement devient gravel, dans un paysage lunaire gris, rouge et jaune. Pas trace de vie, si ce ne sont les herbes-fil-de-fer et quelques très rares buissons de sauge.

Ou bien la piste tourne maintenant dans un canyon, zone de
flash overflow. Les murs verticaux se rapprochent parfois à quelques mètres, ils nous dominent de quinze.
Plus tard, plus loin sur la 89 qui s'oriente vers le nord, nous rencontrons une nouvelle piste, à droite. Elle conduit vers Pahreah. Sur une impulsion, nous nous éloignons encore plus des chemins ordinaires : un site prodigieux, des montagnes stratifiées rouges, roses, mauves, vertes, jaunes, grises, blanches… Cet endroit inhumain et immense a servi à une première installation de mormons, interrompue par les Indiens, à une seconde des mêmes, interrompue par des inondations. Il reste d’eux un cimetière encore fleuri après un siècle et la question que pose ce décor mythique et sauvage : pourquoi venir aussi loin ? pour fuir quelles persécutions ? pour trouver quoi au bout d'une recherche de soi dans une telle solitude cistercienne ?


En voyageant nous nous construisions.

Ce n'est qu'à notre retour en France que F. m'a parlé de sa maladie. Encore a-t-il fallu une coïncidence. Elle travaillait à un quelconque mémoire d'étudiante sur la grande table du jardin. Elle aurait pu couvrir des centaines de pages de sa grande écriture volontaire, avec tant de facilité qu'elle en aurait oublié l’objet de l’étude. Je lisais. Elle est entrée dans la maison pour passer un coup de téléphone et n'est pas revenue. Lorsque j'ai pris conscience de son absence, je l'ai cherchée et j'ai trouvé une statue. Pétrifiée, mutique. Il a fallu des heures pour qu'elle puisse parler. Elle avait eu, à dix-huit ans, un cancer qu'elle croyait dominé. Il récidivait à vingt-quatre. Voilà l'origine des cicatrices qu'elle faisait passer pour celle d'un accident de voiture. L'univers s'est contracté. La maison et le jardin ont soudain pris un air menaçant. Au loin un chien a hurlé. Le froid s'est fait sentir et nous avons frissonné.

Quand je l’ai laissée dans la chambre d'hôpital elle portait comme un masque son air d'insouciance. Elle s’est fait engueuler par une infirmière parce qu’elle s’était peint les ongles d'un rouge vif. Son rire cannibale : « Je ne suis pas venue ici pour faire un arrêt cardiaque. Ne vous inquiétez pas. » Elle savait que les ongles sont de minuscules écrans qui, lorsqu’ils bleuissent, permettent d’observer les dysfonctionnements du cœur. La chambre était triste, petite, trop blanche pour être honnête. Un lit de fer. Une infirmière acariâtre et desséchée, l’autre plus humaine. Quel effet cela leur fait-il, à ces femmes, de voir l’une d’elles, belle en sa jeunesse, venir dans cette chambre avec toutes les apparences de la pleine santé et l’agressif appétit de vivre aussi visible ? Venir dans cette chambre pour s’y livrer sans plaisir à la violence de la chirurgie ? Je garde par delà le temps cette image de F., belle et blonde, riante et campée, les ongles et la bouche d’un rouge joyeux. Nous faisions semblant de croire que demain serait et que nous saurions quoi en faire. Depuis des semaines elle avait supporté en serrant les dents les effets désagréables de la chimiothérapie. Elle parlait plus volontiers de sa fréquentation des salons de beauté. « Personne ne doit savoir, disait-elle. Toujours je serai belle. Regarde-les, celles qui se prétendent en bonne santé : le teint trouble, les yeux cernés, le cheveu cassant. Je suis plus belle qu’elles. » Et c'était vrai.

J'ai appris sa mort le lendemain, par un coup de téléphone. Opération trop longue, cœur fatigué, un arrêt cardiaque, et puis un deuxième. Elle n'avait pas survécu au troisième.

Allongée sous les arbres, la tête dans les étoiles, je reste persuadée qu'il y a eu une part de volonté, au moins de désir, dans ta mort. Quelque chose en toi, du fond de l'anesthésie, a compris que l'opération ne serait pas un succès, que ton avenir était aux soins palliatifs et qu'il valait mieux partir tout de suite plutôt que d'attendre ta propre ruine. Comment t'en voudrais-je?

J'ai fait le tour de cette maison que j'avais voulu partager avec F. Elle aussi était morte. Plus rien ne vibrait. J'ai laissé la porte grande ouverte. Je suis partie au hasard des routes, jusqu'en Bretagne. L'ai-je fait exprès ? La maison a été pillée de la cave au grenier. Quand je l'ai revue, elle était pleine de débris, d'ordures, d'immondices. Il n'y avait plus rien de moi, ni de F., dans ce lieu. Portes cassées, fenêtres brisées. Je n'ai pas eu le courage de l'incendier et je suis partie dans la forêt.

Mes pérégrinations nous ont ramenées en bordure de forêt, la voiture et moi. J'ai installé une petite tente là où la lumière faseye dans les grands arbres, à l'orée, non loin d'un village inconnu. Je n'ai cherché à entrer en contact avec personne et personne ne s'est intéressé à moi. Je continue à survivre de légumineuses, de céréales et de plantes fraîches. Ce soir, bouillon de carottes sauvages, avec une des dernières poignées de riz et un peu de lentilles. La ciguë et la carotte se ressemblent tellement : leur seule différence  tient en un minuscule coeur rouge qu'on trouve au centre de l'ombelle. A vrai dire, je ne sais plus laquelle des deux le porte, ce coeur rouge. 

16 février 2008

Women in Film



"Je descendais machinalement la rue de Berghezeele, dans le Vieux Quartier. Ma vie d’acrobate amoureux m’occupait l’esprit. Cette année-là, je pratiquais une forme complexe de polygamie. Camille, Mélanie, Fabienne, Marie, Nadine et les autres s’organisaient en plusieurs cercles qui auraient fait la joie d’un anthropologue structuraliste. Dans le premier, se trouvaient les femmes avec lesquelles je partageais une forme plus ou moins soutenue de vie quotidienne alternée. Un appartement dans le centre ville, une forme de vie presque bourgeoise avec Camille. Un squat dans le Vieux Quartier, avec Mélanie, une vie de bâton de chaise. Le deuxième cercle était occupé par des amies de cœur et de corps, avec lesquelles divers projets étaient possibles : partager des lectures, une sieste, de courts voyages… Mais elles avaient leurs propres engagements. Un troisième cercle pour des relations plus sporadiques, immédiates, sans lendemain. La vraie difficulté était de passer d’un niveau de relation à l’autre, de toujours savoir avec qui on se trouvait, et pour quoi faire.
Je ne dis pas que toutes trouvaient ce mode de vie agréable et facile. Il y avait souvent des mouvements passionnels et sans doute qui aimait vraiment souffrait.
Il m’arrivait de me réveiller dans le lit de Camille, de passer l’après-midi avec Béatrice, la soirée avec Marie et d’aller dormir avec Mélanie. Je trouvais cela exaltant. Je pratiquais des études esthétiques et ésotériques et allais jusqu’à répéter avec telle les gestes amoureux qui m’avaient ému avec telle autre. Mon sens de la beauté se nourrissait de la courbe de leurs dos, du mouvement de leurs seins et des sourires qu’elles m’offraient. Toutes ces femmes se rassemblaient en un archétype que je poursuivais, éperdu d’admiration, en ses incarnations multiples et infinies. J’adorais jouer avec les contrastes et passer des bras d’une blonde aux longs cheveux bouclés à ceux d’une brune mince et souple. Tout changeait, la couleur de la peau, son grain, l’une était chatte, l’autre tigresse, toutes deux félines et, derrière ces dissonances et ces accords, je retrouvais toujours le même mystère qui me fascinait. Il m’arrivait de penser avec désespoir que la planète comptait probablement plus d’un milliard de femmes de 17 à 40 ans et je pleurais en voyant bien l’impossibilité dans laquelle je me trouvais de les aimer toutes. L’idée de n’en aimer qu’une, mais de l’aimer autrement et que cet amour ouvre à l’amour du monde ne m’effleurait pas. J’étais jeune alors, et je croyais que le monde allait s’adapter à mon désir. Les distinguos subtils entre eros, agape et philia me passaient un peu par dessus la tête. En quoi l’amour de la rousse Nadine diffère-t-il de celui de la brune Nadia, et en quoi ces amours ont-ils un socle commun, voilà une question que je cherchais à résoudre par des travaux pratiques et non par des élucubrations intellectuelles."

La boite à gâteaux, in La Vie encore, Ed. Castor Astral

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