22 décembre 2008

Une grande occasion

Exceptionnellement, En attendant la mousson donne la parole à Robert Solé, du Monde des Livres


"Mort d'un jardinier", de Lucien Suel : le vertige du jardinier
LE MONDE DES LIVRES | 27.11.08 | 11h53

'est un premier roman, qui avait été posté par son auteur, à tout hasard... Un roman ? Plutôt un poème de 170 pages, dans lequel un jardinier s'adresse à lui-même. "Tu t'échines tu t'esquintes tu frappes et coupes et creuses et arraches et scies et brûles et déchiquettes pendant des jours et des jours, t'écroulant sur le dos dans la terre mise au jour, la sueur ruisselle traçant des lignes noires dans la poussière qui recouvre ta poitrine, ton coeur cogne ton coeur cogne..."

L'auteur, Lucien Suel, 60 ans, vit tout près de son lieu de naissance, à Guarbecque, un village du Pas-de-Calais, où il a construit sa maison de ses propres mains. Bricoleur, jardinier, mais aussi pratiquant de l'art postal, il se déclare "poète ordinaire". C'est une façon de parler. Rien n'est moins ordinaire que ses poèmes, qu'il "chante, hurle ou murmure" en compagnie de trois musiciens. Très influencé par Jack Kerouac et d'autres auteurs de la Beat Generation, comme William Burroughs, il a expérimenté toutes sortes de formes poétiques, composant entre autres un hommage à l'abbé Lemire, fondateur des jardins ouvriers, en quarante-deux épisodes de vers justifiés (même nombre de signes par ligne).

Le jardinier interrompt brièvement son travail : "Tu te redresses pour écouter le colloque chicanier d'une bande de corbeaux dans la petite forêt, un geai intervient dans la conversation, la violente secousse d'un bang mur du son fait taire tout le monde et te rappelle que tu vis dans un monde imparfait, tu t'agenouilles dans la terre pour désherber, la main droite est ton outil de sarclage préféré, tu favorises tes protégés, tu extirpes la concurrence déloyale..."

Pas de points. Simplement des virgules et, de temps en temps, des points virgules. Le texte coule comme un torrent, avec une incroyable précision. Mais, soudain, notre jardinier est saisi d'un vertige, il plie les genoux et tombe sur le dos au milieu des bûches fendues. Il sent qu'il va mourir. Dès lors, toute sa vie et tous ses rêves vont défiler : des souvenirs d'enfance, des souvenirs de voyage, des souvenirs de musiques. Il revoit sa femme à la maternité, la naissance de sa fille : "Tu tournes en rond dans la salle d'attente, ton amour est dans la salle d'opération, le jour va se lever et tu n'as plus de cigarettes, son visage est noyé dans le grand oreiller blanc..." Il revit chacun des petits gestes de la vie quotidienne : "Le couvercle de la lessiveuse galvanisée se soulève rythmiquement comme si le linge respirait à pleins poumons dans l'eau savonneuse..."

Le lecteur est emporté dans ce tourbillon. Il a les mains pleines de terre ou de cambouis, entend le ronronnement de la cafetière et le piaillement des oiseaux, il traverse la Turquie en 2 CV, regarde les frites frissonner dans l'huile, une mouche se noyer dans une flaque de bière, il respire le parfum des fleurs ou du fumier... Lucien Suel parle admirablement des choses de la vie - de sa propre vie. C'est un autoportrait, par petites touches. Tout est vrai dans ce texte, hormis bien sûr la mort du "héros".

Maniant la pelle et la plume, Lucien Suel a toujours refusé de hiérarchiser ses différentes activités. Ecrire n'est pas mieux que jardiner. Mais, chez lui, tout se rejoint : "Tu aimes cette idée de Wittgenstein, que la solution au problème de la vie est de vivre de façon à supprimer le problème, tu crois avoir trouvé la bonne méthode en cultivant ton jardin, en mêlant le vulgaire et le sacré." Il grave dans la glaise, rédige les versets de la terre : "Tu préfères maintenant écrire des poèmes sur tes légumes, tu aimes manger les mots, les faire rouler dans ta bouche comme une fraise une cerise ou un noyau d'abricot, tu aimes aussi les découper, les charcuter et les coller ensemble."

Mais le jardinier va mourir. Des milliers de visages se pressent autour de lui, des mains le touchent, des nez le hument, il est submergé de souvenirs et de sensations. Est-ce la trompette de Louis Armstrong qui résonne, claire et haute, sous les ormes du jardin ? Ou celle de Miles Davis qui gémit, plus loin, derrière les lilas ? Le jardinier se fond dans la terre, et elle se fond en lui. "Tu es comme un bébé, abandonné au milieu des légumes entre les choux et les poireaux, tu te demandes qui t'a déposé là, tu espères encore que quelqu'un, ton amour, arrivera, te soulèvera la tête, te prendra dans ses bras..." C'est le bout du poème, l'ultime récolte, la dernière station.


MORT D'UN JARDINIER de Lucien Suel. La Table ronde, 170 p., 17 €.


Robert Solé
Article paru dans l'édition du 28.11.08

03 décembre 2008

Faire l'ange ou Une brève histoire d'amour

Elle s’appelait Angèle ou bien Céline. J’étais épuisé par une journée de travail harassante, passée dans la chaleur moite et poussiéreuse d’un automne interminable. Quelqu'un a joué un rôle de détonateur, à son insu et au mien, une amie canal historique, mais c'est une autre histoire. Humilier, ce n’est jamais une chose à faire, ni avec moi, ni avec personne. Quand ça lui arrive, je suppose qu’elle ne s’en rend pas compte, même si je ne crois pas à son innocence. D'ailleurs, je ne crois à l'innocence de personne. Le contraire, cette capacité à nuire, est la chose la mieux partagée. La seule vraie question, c'est la conscience qu'on a de cette capacité – et ce qu'on en fait.
J'ai passé la soirée chez des amis, ensuite je l'ai appelée pour lui dire que je voulais la retrouver, comme prévu. Elle viendrait, elle, de Z., et nous rentrerions ensemble. Bref, elle a refusé et m’a contraint à reprendre un train pour récupérer ma voiture en banlieue. La colère est mauvaise conseillère mais, quand elle arrive, j'éprouve trop de jouissance pour la refuser. Rageur d'abord, hargneux ensuite, j'ai traîné en ville, bu un peu – jamais le whisky n'a déçu l'affection que je lui porte ; entre lui et moi, il y a comme de la fidélité, il faut bien qu'il y en ait quelque part.
Au profond de la nuit, j'ai senti que mes yeux viraient au vert, que leurs pupilles s'aiguisaient. Dans les arômes puissants du Lagavulin, j'ai distingué l'appel de la chasse et j'ai filé vers la machine à fantasmes du Vieux-quartier, ses sex-shops, ses vidéos crues, ses femmes à regarder et à louer. Carré blanc.
Une voiture noire sort lentement de dessous le Pont Neuf ; elle glisse le long du boulevard du Peuple Belge, se gare au bord du trottoir comme accosterait un paquebot. Une femme ouvre brusquement la portière et descend. Le conducteur se penche vers elle, tend le bras comme s’il ne la laissait partir qu’à regret. Il dit quelque chose, elle se penche pour l’écouter. Puis elle se redresse de toute sa taille, belle & grande femme blonde, au charme certain. Elle porte une robe noire et des bijoux d’or inadéquats dans ce quartier sordide. Enfin la voiture s’éloigne, sans hâte. La femme agite la main ; elle reste seule, face à la nuit et à ses lumières, jetant autour d’elle des regards à la fois conquérants et intimidés ; ses yeux camés brillent comme des gemmes.
Je me demande comment une telle femme peut se trouver là, à dix mètres d’un échangeur de seringues, tout à côté de groupes de gamines ivoiriennes qui se tiennent par deux ou trois pour se rassurer. Qui est pour elle le chauffeur de la voiture ? Un authentique miché ? Un amant paradoxal ? A quoi jouent-ils ? Cette femme et la voiture dont elle est descendue sont si bien assorties qu'elles semblent issues d’un unique projet esthétique masculin.
Debout sur le trottoir, elle est un peu agitée, comme étonnée de sa situation déplacée. L’armure de fer et de cuir que représentait la voiture l’a abandonnée. Elle est passée du dedans au dehors, du privé au public. Elle n’a plus pour se protéger qu’une courte robe noire et des escarpins de salon, bien peu de choses.
Le temps que mon imaginaire interroge mon désir, que je me demande quelle place espérer dans quel scénario, voici qu’une Ford sinistre et sombre s’arrête. Quelques brefs instants de conversation, la portière s’ouvre, la femme se glisse sur le siège du passager et la voiture s’éloigne. Manque de répartie, j’ai toujours manqué de répartie. Au lieu de me raconter des histoires, j’aurais mieux fait de réagir. Je préfère peut-être rester avec mes constructions mentales plutôt que de me retrouver encombré d'une vraie personne, même belle de nuit.
Un air me hante : « Je suis d'un autre pays que le vôtre, d'un autre quartier, d'une autre solitude. Je m'invente aujourd'hui des chemins de traverse. Je ne suis plus de chez vous… » Plus la nuit avance, plus je veux une femme ; le besoin d’un contact, d'un corps, est impérieux. L'amour n'est pas thérapeutique mais il est parfois un cataplasme acceptable, fut-ce sur une âme de bois. Je tourne dans le Vieux-Quartier, Boulevard du Peuple Belge, jusqu’à l’ancien hospice, retour par la Grosse Marie-Madeleine, église monstrueuse, le circuit de la prostitution. Il y a beaucoup de filles, peu de jolies. Longtemps, je passe et repasse. Je ne suis pas le seul. Une blonde ravageuse, avec un T-shirt portant en grosses lettres fluos l’inscription « Sex bomb » a un succès fou, les types font la queue, l’attendent entre deux passes, l’acclament quand elle revient. Il y a pas mal de filles noires aussi, mais la plupart trop jeunes. Pour moi, une prostituée devrait avoir de 25 à 35 ans, une maîtresse de 35 à 45 – et j’adore la femme avec laquelle je quitterai un jour les cinquantièmes hurlants pour entrer ensemble dans notre crépuscule. Parfois, aussi, je brûle ce que j'adore, c'est sans conséquence au regard de la marche du monde. Telles des phœnix, les choses vraiment importantes renaissent toujours d'elles-mêmes, se reconstituant à partir de leurs cendres éparses. La blonde à la robe noire, fantasme évaporé, ne revient pas. Dans la pénombre, au bout du boulevard, juste en face du rond point qui ramène vers le centre, trois ou quatre filles bavardent sans s’occuper des clients qui les matent au ralenti. A chacun de mes passages, le groupe change, l’une revient, l’autre s’en va. Le prédateur en moi est aux aguets, il capte comme une éponge toute l’ambiance du quartier, il sait quelles voitures sont celles de clients, celles de simples mateurs, celles (il y en a) de passants, interprète à chaque instant la moindre information, en déduit le niveau de tension et d'excitation collectif, le niveau de danger aussi. Le groupe change, mais l’une des filles n’a pas beaucoup de succès, elle reste là. C’est parce qu’elle ne ressemble pas à une pute, les clients aiment leurs repères. Peau, jean, pull et blouson, tout en elle est noir, comme ses longues tresses rasta. Sur une impulsion, je m’arrête. Le groupe se tourne vers moi, les filles les plus délurées se rapprochent, à la bouche des sourires à faire détaler un crocodile. Un petit signe de la main et la fille convoitée s’avance. Elle a l’air normal, peut-être même qu'elle me rappelle quelqu'un. Elle dit poliment : « 25 € la fellation, 40 pour l’amour. » C’est honnête et elle a du vocabulaire, bon présage. Elle monte à côté de moi. Dans le quartier, on l’appelle Angèle, mais son vrai nom c’est Céline, dit-elle. Parfait. Tu feras l'Angèle et je ferai la bête. Nous roulons. Elle connaît un chantier où nous ne serons pas dérangés. Plein de filles y vont. Si je préfère, il y a l’hôtel mais aux 40 euros, il faudra ajouter le prix de la chambre. Je préfère. Il n’y aucune raison pour traiter cette fille comme une pute de chantier.
Nous voilà partis à la recherche d’un hôtel. Angèle est un bon guide. Elle connaît cette ville comme sa poche. Pourtant elle n’y vient pas souvent. Quelqu’un du réseau l’amène de Bruxelles en voiture, avec d’autres filles. Cette semaine, c’est Lille ; après ce sera peut-être Anvers, Ostende, une putain d'Amsterdam, de Hambourg ou d'ailleurs. Mais ce n’est pas son vrai métier, dit-elle. Elle fait une formation, Angèle. Et je peux l’appeler Céline. C’est comme je veux. Quelle genre de formation, Céline ? Secrétaire d’auto-école. Ce n’est pas facile de suivre les cours, le matin à neuf heures, en revenant en ville à quatre. Mais elle s’accroche, Céline, elle est idéaliste et volontaire. Quand elle aura terminé, elle pourra trouver un vrai travail, dire au revoir au réseau. Rue des Débris-St-Etienne, il y a un petit hôtel que je n’avais jamais remarqué. Au bout du couloir, le gardien se tient derrière une vitre de sécurité. C’est Angèle qui négocie. Il n’y a pas de chambre. Même pour un tout petit moment ? Allez, tu as bien quelque chose. Non, c’est non. Elle insiste encore un peu et puis, dépitée, m’entraîne dans la rue. Il fait bon, je me sens admirablement bien, marchant avec cette fille petite et mignonne. Elle me rappelle quelqu'un, et maintenant je sais qui. Nous discutons de choses et d’autres. Elle se montre étonnée que je reste à ses côtés, comme ça, marchant naturellement. C’est qu’elle est naturelle aussi. Je lui ouvre la portière, elle s’assied et nous voilà repartis. En chemin, Céline me montre un gros break Mercedes. C’est la voiture qui les amène ici. Le chauffeur tourne en ville toute la nuit pour protéger les filles (il est très gentil). Angèle se signale par un grand geste amical.
Nous montons l’escalier de l’hôtel de l'Opéra. Gardien à l'étage. Pas de chambre. Angèle est dépitée. Elle insiste, on peut attendre un peu. Non, il vaut mieux partir. Viens, Céline. Il faut lire les signes. Pas de chambre. C’est bien comme ça. Mais toi, c’est dur pour toi, me dit-elle. Non, Céline, les signes. C’est ce qui est vraiment important. Ne t’inquiète pas pour moi. Dans l’escalier, je me suis retourné vers elle. Deux marches au-dessus de moi, elle était presque à ma taille. J’ai mis la main sur son épaule, l’ai passée doucement entre ses seins, jusqu’au ventre, légèrement. Un geste amical, consolateur, pour qu’elle sache que je ne lui en voulais pas. Immédiate sensation d'effroi : ce corps est inhabité. Il ne manifeste aucune réaction. Il est aussi inerte et indifférent qu’une pierre, sans un geste, ni d’accueil, ni de refus. Il ne se prête pas, ne s’écarte pas non plus. Rien, absolument rien. Le corps n’envoie aucun message. Puis vient un petit sourire fatigué, il est quand même trois heures du matin. Viens Céline, viens, c’est mieux pour tout le monde.
Revoici le Vieux-quartier. Tiens, Céline, les 40 euros. Donne-les à Angèle, c’est pour le réseau. Dis-lui qu’elle a fait son boulot, bien. T’es gentil, me dit Céline, avec un petit bisou sur la joue. Je sais pas, Céline. Vraiment, je sais pas.

Publié initialement in SILO, revue de la Station Underground d'Emerveillement Littéraire (S.U.E.L.), à la Tiremande, Ligny Les Aires, dans le Pas de Calais