#LETM
- Le métro shouffe dans la nuit.
- Entre Porte des Postes et Porte d'Arras, il sort de son tunnel et s'élance le long des immeubles du boulevard de Strasbourg.
- Jean & Brahim sont comme des anges bleus entourés de macaques.
- Ils regardent les macaques qui, eux, ne regardent personne, qui serrent les fesses comme des crétins de singes qu’ils sont.
- J&B sont passés voir Zonzon qui deale à Concorde, juste à côté du centre commercial abandonné.
- Il en avait de la bonne, Zonzon, pas trop chère.
- Il paraît que pour tirer les prix il met des saloperies dans la poudre.
- J&B s'en foutent. Ils aiment cette poudre.
- Ils en ont sniffé pas mal en traînant Porte des Postes. Se sont baladés la moitié de l'après-midi.
- Ont bien rigolé en voyant les macaques raser les murs. C'était drôle.
- La nuit tombe vite en décembre. A cinq heures il fait noir.
- J&B ont rebondi d'une lumière vers l'autre, un peu speedés, les bières achetées au snack derrière les bus n'avaient rien arrangé.
- Ils avaient cherché pendant un moment à emmerder une fille de douze ans mais elle était plutôt moche.
- Ils avaient fini par laisser tomber après l'avoir appelée, moitié riant, moitié agressifs, mademoiselle et salope.
- Il faisait encore jour à ce moment-là, il y avait trop de monde pour la violer.
- En descendant du métro Porte d'Arras ils se sont souvenus du rasoir.
- Pourquoi Zonzon leur avait donné ce truc-là déjà ?
- Ils marchaient épaule contre épaule vers la rue d'Artois, plus ou moins titubant.
- C'est pas trop la poudre qui fait ça, c'est le mélange avec les cachets.
- La poudre à Zonzon elle éclaircirait plutôt les idées.
- Genre comprendre que les macaques sont pas des braves toutous mais des saloperies de singes.
- Pour le donner à Mario, le rasoir.
- Putain, Mario. Quel enfoiré.
- C'est pour lui que Zonzon a donné le rasoir.
- Et qu'est-ce qu'il va faire de ce putain de truc, Mario, il vaut mieux pas le savoir.
- Il a peur de rien ce mec.
- J&B ont chacun dans une poche un sachet de brune.
- Zonzon leur a fait un rabais à condition qu'ils trouvent Mario et qu'ils lui donnent le rasoir.
- Mario, c'est un type habillé tous les jours avec le même vêtement en plastique. Il se fout de tout.
- Il se fout même des marques, et là tu sais que tu peux pas lui faire confiance.
- Un type qui se fout des marques, il respecte rien. Mario c'est un fêlé.
- Il se rase la tête tous les deux jours et il porte un bonnet pour que son crâne reste blanc.
- Souvent il est au Lafcadio, le bistrot italien, avec son crâne blanc obscène et ses putains de fringues en plastique.
- Personne ose le regarder en face, des fois qu'il flipperait.
- Lui il rigole et se fout de la gueule du monde.
- Ce que Mario et Zonzon peuvent avoir à faire ensemble, J&B n'en savent rien, ça les regarde pas.
- J&B, c'est la fusion de Jean et Brahim.
- Avec toute cette dope on ne sait plus trop qui est qui.
- Mario, il est pour la suprémaçie de la race blanche mais il sait pas comment ça s'écrit.
- Il picole pas mal, jamais de poudre, lui, ce truc-là, c'est pas son genre.
- La bière, oui, un truc d'homme, putain.
- Mario, il sue la haine. Et Brahim, comme son nom l'indique, n'est pas chaud pour rencontrer Mario.
- Peut-être que Jean devra y aller tout seul.
- J&B tracent leur chemin droit entre les singes qui s'écartent prudemment.
- Où est-ce qu'on va trouver Mario ?
- Il est encore tôt, l'après-midi n'est pas finie mais il fait déjà noir.
- Mario, il doit pas encore être arrivé au Lafcadio. Et on va pas aller sur son territoire.
- Faut même pas y penser. Chacun ses rues, chacun son quartier.
- Mario, on le trouvera dehors, beaucoup plus tard. C'est pas à cinq minutes.
- Il est costaud et c'est quand il est à jeun qu'il est le plus dangereux.
- Titubant, en fin de soirée, il fera moins peur.
- Il faudrait le choper quand il gerbera sur le trottoir, c'est ça qui serait cool. Facile.
- On pourrait y couper une oreille à ce macaque.
- Y dégueule, on arrive derrière et on y coupe une oreille.
- J&B rigolent. Quelle bonne idée ! C’est cette poudre à Zonzon, elle donne de bonnes idées.
- Encore faudrait-il que ce rasoir coupe vraiment.
- J&B remontent la rue d'Artois. Mario n'est sûrement pas loin mais il est beaucoup trop tôt.
- La petite rue à droite, c'est la rue Morgue, elle est assez confortable.
- La ville a renoncé depuis longtemps à remplacer les luminaires au fil des saccages dilettantes et il y fait délicieusement sombre.
- On peut y attendre tranquillement de meilleurs moments et sniffer discrètement un petit coup de plus.
- Décembre est doux, vive l'effet de serre.
- J&B sont assis entre deux grands containers pour le tri sélectif, une contribution écologique au décor urbain.
- Le rasoir, dans la poche, est un tout petit objet.
- Dans la main, fermé, à peine s'il dépasse la largeur de la paume.
- Quand on l'ouvre, la lame d'une douzaine de centimètres, avec son extrémité arrondie, a un air fragile.
- Son dos est épais pour assurer la rigidité, mais la partie tranchante est d'une finesse extraordinaire.
- J&B ne savent pas que si ça s'appelle un rasoir c'est parce que dans le temps les gens utilisaient ça pour se raser.
- Se raser n'est d'ailleurs pas encore pour eux une préoccupation quotidienne.
- Quand ça le deviendra, les pubs de la télé leur montreront comment faire.
- En attendant ce truc c'est juste une arme dont on peut se demander par quel bout il faut la tenir et quelle est son efficacité.
- Si on tient le manche et qu'on laisse la lame libre, elle flotte et c'est dangereux : on pourrait se blesser.
- Si on essaie de tenir le rasoir pour le présenter comme un couteau, il faut bloquer le talon de la lame dans le manche.
- C'est mieux mais pas très maniable quand même, et puis ce n'est pas pointu.
- Si on retourne complètement la lame en bloquant le talon avec le pouce, le dos vient contre les phalanges,
- le tranchant se présente comme un poing américain.
- Sûrement très efficace mais il faut frapper à travers tout sans précision.
- On blesse au hasard, on ne peut pas faire du travail minutieux.
- Ce qu'il faudrait, c'est tenir le manche du bout des doigts et régler la position de la lame avec le pouce.
- Mais alors on n'a aucune puissance. Merde, c'est compliqué.
- La gueule à Mario c'est peut-être un peu risqué pour un premier essai.
- Dans le calme de la rue, le chuintement d'un moteur électrique annonce l'ouverture d'une grille de parking.
- Une femme âgée tire un container à ordures.
- Elle n'a plus vingt ans depuis longtemps, elle se déplace avec lenteur.
- J&B se dégagent de leur espace sombre. On va l'essayer sur vous, dit l'un.
- L'autre ouvre le rasoir, tend le bras, il y a un mouvement vif dans l'obscurité. Un crissement, deux ou trois gestes.
- La femme ne comprend pas. Pourtant elle tourne la tête, se protège avec le bras.
- Elle ne sent pas immédiatement la douleur. Quelque chose de chaud coule dans son cou. Son bras s'alourdit.
- Les chasseurs d'oreille ont raté leur coup, ils s'y sont mal pris, l'oreille n'est pas décollée entièrement.
- Un couple arrive, J&B sont à la fois dépités et un peu en colère. Ils s'éloignent de mauvaise grâce, en traînant les pieds.
- Regardez ce qu'on m'a fait, dit la femme qui ne comprend pas vraiment ce qui lui arrive.
- Le sang coule dans son cou, le long de son bras, il détrempe la blouse blanche qu'elle porte toujours pour travailler.
- Il y en a beaucoup. Les gens qui ont fait fuir J&B font un écart, entrent dans le bâtiment voisin, pas un regard.
- Un autre passant arrive, il s'arrête.
- Tout en gardant ses distances pour éviter le contact du sang, il prend la vieille dame par son bras valide et l'aide à marcher.
- Il l'accompagne vers la lumière de la rue d'Artois.
- Ils entrent dans un grand hall, c'est l'entrée principale des bureaux où elle travaille.
- Tout le monde s'affaire, on appelle les pompiers, il y a beaucoup d'agitation, un médecin voisin arrive en courant.
- Et puis direction hôpital Saint Vincent, service des urgences.
- Ça ne coupe pas si bien que ça cette saloperie de rasoir.
- L'oreille de la macaque ne s'est pas détachée.
- La lame s'est bloquée trop en profondeur, sur un os peut-être, au lieu de glisser.
- La poudre de Zonzon speede trop, avec les saloperies qu'il met dedans, les amphéts et le reste.
- On contrôle mal ses gestes, on est trop brusque.
- Aussi la macaque a bougé, on n'a pas pu avoir l'oreille, merde.
- Vers le boulevard Victor Hugo ils jettent le rasoir dans une bouche d'égout.
- Ils ont oublié Mario qui a commencé à boire à quelques rues de là.
- Ce soir, selon son habitude immuable, Mario gerbera seul dans le jardin des Ollieux avant de regagner sa tanière.
- Un médecin pakistanais a placé vingt huit points de suture sur l'oreille, le cou et le bras de la vieille dame.
- Plus tard la vieille dame s'est souvenue d'une petite cicatrice sur le visage du blondinet qui a frappé.
- Elle s’est souvenue de la grande taille de l'autre et de son blouson adidas noir et blanc.
- Elle s’est souvenue les avoir vu partir si tranquillement.
- Elle a pensé : « Si ça se trouve, c'est des êtres humains. »
in La Vie encore © Castor Astral 2001
réécrit en 112 tweets et publié sur Twitter à raison de 4 tweets par jour en décembre 2012.
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