Chers amis,
je vous écris du fond de ma grotte. Il reste sur le sol quelques uns des bouts d'os et de bois, qu'il appelle, je ne sais pourquoi, des « plaies mobiles », avec lesquels Augustin jouait tout à l'heure. C'est un bon petit garçon, même s'il a souvent des jeux guerriers. La tribu élève les enfants autant que nous, n'est-ce pas ? Joue-t-il avec ses « plaies mobiles » parce qu'il est un garçon ou parce que notre culture tribale tend à renforcer tel ou tel comportement en fonction du genre des personnes ? L'inné et l'acquis, le naturel et le culturel, le masculin et le féminin… voilà des éléments de dualité qui vont nous donner de quoi discuter pendant des millénaires.
La chaleur, dans cette grotte, est à peu près supportable, à condition de ne pas trop bouger. Je n'ose imaginer comment cela se passe au-delà du boyau d'accès : la lumière qui en provient est blanche orangée (x) un peu comme celle des coulées lorsque le chaman et le forgeron préparent le métal avec lequel on fabrique les araires et les armes. Le camarade qu'on sacrifie et qu'on met dans le four avec le minerai, pour qu'il nous rachète de la violence que nous faisons à la Terre-Mère en la mariant de force avec le Feu, ne crie jamais bien longtemps. C'est déjà ça. Moi, je suis plutôt non-violent, ces vieux rites m'ont toujours procuré un sentiment désagréable, un certain malaise.
Il y a comme ça quelques éléments sacrés : pour nous-zautres, qui habitons ces grottes, La.Terre-Mère, fécondée par Le.Feu, engendre Le.Métal. L'.Air et L'.Eau n'y sont pas pour rien. On dit que plus loin, vers le soleil levant (beaucoup plus loin), Le.Bois joue un rôle particulier. Moi, je crois que, comme le bois est fait d'eau, de terre et de feu, c'est difficile d'en faire un élément Le.Bois à part entière.
A propos de dualisme, l'autre fois, je me suis fait prendre en flagrant délit. Enfin, délit n'est pas le mot. Disons que je me suis fait prendre en flagrance.
J'avais envoyé un mail à des copains. Voilà comment ça marche : on fait un grand feu avec des herbes fraîches pour qu'il fume beaucoup et il y a tout un code pour se faire comprendre, je vous passe les détails :-D, quelqu'un le remarque, il l'apprend par cœur et met dans un petit sac en cuir rond des cailloux blancs. Quand on va lui demander « y'a quelque chose pour moi dans la BALLE ? », il nous donne un caillou et récite le message qui va avec. On l'appelle serveur de mails. C'est un type vraiment utile pour la communauté. J'avais, donc, envoyé un mail, et quand je le relis, pas de doute : il est dualiste. Lorsqu'on laisse l'esprit œuvrer comme un couteau en os bien affûté, il découpe la réalité en tranches et crée des catégories pour pouvoir les nommer. Et après, il croit que les noms correspondent à la réalité. C'est le piège du nominalisme, un piège avec lequel on n'attrape pas beaucoup de gibier.
Pour l'instant, on est avant un certain J.-C., et de loin encore. Mais, d'après le chaman, cette histoire de nominalisme et de dualité n'a pas fini de faire parler d'elle. Le dénommé J.-C., croit savoir le chaman, va créer une espèce de secte assez vaste dans le temps et dans l'espace, basée sur la croyance en un Dieu unique fondé sur trois instances/personnes : Le.Père, Le.Fils et Le.Saint-Esprit. C'est un truc à s'embrouiller l'esprit : on cherche le Un et il renvoie au Plusieurs (la trinité, c'est de la dualité, comprenne qui pourra). On est dans le Plusieurs et ça renvoie au Un. Quelle boucle sans fin ! Pour la briser, il faudra sortir de la culture qui l'a engendrée. Un Eveillé viendra, je vous le dis, chaque époque mérite son Bouddha…
Il y a aussi la question du quotidien et de la fuite. Vous, je ne sais pas, mais moi, parfois, j'ai l'impression d'être en train de vivre quelque chose de déjà vécu, ou d'être en train de vivre quelque chose qui n'est pas encore advenu, comme si des trous faisaient correspondre entre eux des univers temporels distincts, ou comme si la ligne du temps s'incurvait en arc et que des cordes rejoignissent certains points entre eux : je viens de visualiser deux personnes dont je n'ai pas la moindre idée : Sen no Rikyu et Montaigne — et une voix disait : « Didier, ta remarque m'a fait penser à deux contemporains qui se seraient compris sans doute, s'ils s'étaient connus : Montaigne et Sen No Rykyû. Ils avaient su se retirer de leur monde extrêmement violent tout en y participant activement, au plus haut niveau. Quel bel exemple ! »
Quand le quotidien devient Le.Quotidien, c'est qu'il contient le Tout.Autre, autre chose que lui-même. Il est transcendé, parce que, ne serait-ce que dans un bref instant, l'Unité s'est manifestée. Mais peut-être n'est-ce que la redécouverte pour un instant d'un état ancien, celui dont parlait mon père et le père de mon père, quand le sacré et le profane étaient Un. La voix a ajouté : « Le rituel ne devrait pas être là pour séparer mais pour unir, pour amener, dans ce monde-ci, le Tout Autre. Arriver à cela, ne serait-ce que dans la fulgurance d'une intuition, c'est sortir du dualisme, atteindre "le thé, c'est-à-dire un état de conscience non dualiste (…)." »
Le thé. Qu'est-ce que je raconte ? Qu'est-ce que c'est que ce truc-là ? Est-ce que ça viendra du côté où le soleil se lève ? Est-ce que ça a des pattes ? Est-ce que ça a des ailes ? Est-ce que c'est matériel ? Spirituel ? Ça y est : encore la dualité ! Des fois, je me demande si je sais vraiment de quoi je parle. On est en 8 500 avant JC, tout de même !
En attendant que le temps passe et que la chaleur extérieure baisse, j'ai fait infuser un mélange de quelques feuilles aromatiques dans de l'eau chaude, sauge, mélisse, verveine, menthe… Ça désaltère bien. Augustin s'amuse à dessiner sur les murs de la grotte. Avec un petit chalumeau de bois de sureau, il souffle une poudre ocre sur sa main droite posée sur le mur humidifié. Quand il retire la main, ça laisse une trace entourée de rouge, comme une ombre claire. Mais où va-t-il chercher tout ça ?
Note :
(x) on dit « orangée » mais je ne sais pas pourquoi. L'avenir le dira peut-être : je lui fais confiance.
Quelques PS :
1. Buvant beaucoup de Nuwara Eliya mais ceci n'explique pas cela.
2. « Le.Feu », etc. : cette graphie bizarre est inspirée de cartes de tarot traditionnel.
3. Toutes mes excuses aux vaches de nos amies. Mais la question de la conscience n'est pas résolue pour autant : Etre sans conscience n'est-il pas ruine de la transcendance ?
4. Maintenant, ici, faire taire le tumulte de l'esprit. Harmoniser.
Quelques citations d'auteurs que j'aime bien, quelques textes que j'ai pris plaisir à écrire, récemment ou il y a longtemps, et que j'ai envie de partager, une photo, une image par ci par là. Tout ça a quelque chose à voir avec le dilettantisme et la fantaisie. Pourquoi ne pas commencer par se faire une tasse de thé ? DL
26 juillet 2004
Buvant du thé oolong
Buvant du thé oolong, écoutant Dire Straits, la soirée s'écoule paisiblement
F. a sorti du grenier et remis en service la platine de notre jeunesse
A. vient de traverser la France, ensemble nous passons de vieux vinyles
Lisant sur la musique des poèmes taoïstes âgés parfois de mille ans
Vis cet instant, souffle l'âme d'un perse hédoniste, cet instant c'est ta vie
Essayant de saisir l'épiphanie, je reprends un peu de thé
Le temple dans les pins
dans le temple de montagne prenant le frais par une nuit d'été
avec un moine, accroupis sur le perron en pierre
deux ou trois éclairs, la pluie est sur le point de tomber
sept ou huit étoiles encore dans le ciel
le vêtement trempé de sueur momentanément on pose l'éventail sur la table
de temps à autre quand il remue l'eau puisée au torrent monte le parfum du thé
toute la nuit je l'écoute m'expliquer l'essence du soûtra du Lotus
au lieu d'emprunter la fenêtre sous les pins pour y dormir tout mon soûl
Lu Yen yang
composé dans la galerie froide et belle du temple Eau et lune
la porte secrète du petit temple est dans un sentier escarpé
entourant le corps, entourant le visage, de toute part les nuées et les fumées
l'avant-toit bas, très bas, et niché sous des arbres bas, très bas
des arbustes nains, petits, tous petits, des fleurs petites, toutes petites
voilà la bibliothèque où on lit les soûtras
au-delà de la forêt de bambous, quelques maisons
les moines de la montagne en riant disent savoir que j'ai soif
ensemble ils se lèvent pour accueillir leur hôte et faire bouillir du thé
Yang Wan li
journée d'été, inscrit sur la cellule du vénérable maître Yi
dehors la poussière vole dans la chaleur dense de l'air
dans la cour il fait aussi frais que dans la montagne
il est plaisant de préparer le thé dans un endroit aussi accueillant
des bambous épars devant la cellule, du vent plein le lit
Li Chung
au temple Ch'ung yi, divers poèmes
dans la petite cour le vent est clair les orangers exhalent leurs fleurs
l'ombre du mur a légèrement tourné, le soleil décline
de la sieste je viens de me réveiller, les livres me sont sans saveur
appuyé tranquillement à la balustrade je me rince la bouche avec du thé amer
Wen Cheng ming
TAO, poèmes traduits du chinois par Cheng Wing fun et Hervé Collet, Ed. Moundarren, 1994
F. a sorti du grenier et remis en service la platine de notre jeunesse
A. vient de traverser la France, ensemble nous passons de vieux vinyles
Lisant sur la musique des poèmes taoïstes âgés parfois de mille ans
Vis cet instant, souffle l'âme d'un perse hédoniste, cet instant c'est ta vie
Essayant de saisir l'épiphanie, je reprends un peu de thé
Le temple dans les pins
dans le temple de montagne prenant le frais par une nuit d'été
avec un moine, accroupis sur le perron en pierre
deux ou trois éclairs, la pluie est sur le point de tomber
sept ou huit étoiles encore dans le ciel
le vêtement trempé de sueur momentanément on pose l'éventail sur la table
de temps à autre quand il remue l'eau puisée au torrent monte le parfum du thé
toute la nuit je l'écoute m'expliquer l'essence du soûtra du Lotus
au lieu d'emprunter la fenêtre sous les pins pour y dormir tout mon soûl
Lu Yen yang
composé dans la galerie froide et belle du temple Eau et lune
la porte secrète du petit temple est dans un sentier escarpé
entourant le corps, entourant le visage, de toute part les nuées et les fumées
l'avant-toit bas, très bas, et niché sous des arbres bas, très bas
des arbustes nains, petits, tous petits, des fleurs petites, toutes petites
voilà la bibliothèque où on lit les soûtras
au-delà de la forêt de bambous, quelques maisons
les moines de la montagne en riant disent savoir que j'ai soif
ensemble ils se lèvent pour accueillir leur hôte et faire bouillir du thé
Yang Wan li
journée d'été, inscrit sur la cellule du vénérable maître Yi
dehors la poussière vole dans la chaleur dense de l'air
dans la cour il fait aussi frais que dans la montagne
il est plaisant de préparer le thé dans un endroit aussi accueillant
des bambous épars devant la cellule, du vent plein le lit
Li Chung
au temple Ch'ung yi, divers poèmes
dans la petite cour le vent est clair les orangers exhalent leurs fleurs
l'ombre du mur a légèrement tourné, le soleil décline
de la sieste je viens de me réveiller, les livres me sont sans saveur
appuyé tranquillement à la balustrade je me rince la bouche avec du thé amer
Wen Cheng ming
TAO, poèmes traduits du chinois par Cheng Wing fun et Hervé Collet, Ed. Moundarren, 1994
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