14 juillet 2003

GAQ & Gong fu cha

J'aurais voulu parler du Groupe d'Actions de Qualité et du gong fu cha. Mais ce fut une expérience profonde et comme hors du temps, difficile à aborder. J'ai fait le thé devant une quarantaine de personnes. On avait annoncé, en jouant sur les mots, une démonstration de kongfu et tout le monde s'attendait à quelque chose de martial. Le GAQ est une fête à laquelle chacun vient avec sa propre créativité. C'est fou ce que les gens portent en eux. Il y a eu pendant trente six heures des performances d'acteurs, des lectures, des expositions de photos, de dessins, des installations (« Cent fleurs offertes à la vache arrogante »), des concerts, des récitals, une démonstration de tango, des portraits-monotypes, un feu d'artifice, des conférences (« Votre encéphale est-il correctement implanté ? »), une lecture de poèmes de Jacques Roubaud par Laura (9 ans), une lecture d’extraits d'un journal de voyage au Tchad, des ateliers de Chi Qong, de méditation, de chant, un jeu bamba, des chant gallois et j'en passe. A chaque instant, une extrême attention de tous à ce que chacun apporte, une grande ouverture à l'autre. Du respect. L'esprit du GAQ et l'esprit du Thé ne seraient-ils qu'un ? Formulons hardiment l'hypothèse.
La présentation du thé s'est déroulée d'une manière simple, à l'ombre providentielle d'un noyer : une petite introduction pour expliquer quel sens cela avait pour moi (« accepter d'être ce qu'on est devenu et offrir le thé. ». J'ai expliqué que kongfu et gong fu signifiaient travail (k/gong), entraînement, pratique. Gong fu cha : la pratique du thé. Il faut s'appliquer à offrir le thé, être là, s'entraîner. J'ai disposé sur l'herbe un plateau avec deux petites théières et leurs huit minuscules tasses. Les gens ont choisi eux-mêmes le thé parmi les quelques boites que j'avais apportées : Dong Ding, Kway, plus tard Ti Kuan Yin, Immortel des eaux (de Tch'a). Infusions, offrandes, nouvelles infusions, trois fois en tout. Le thé est devenu un élément de la fête, de l'échange commun. Des rencontres. Les mots "gong fu cha", "oolong", recèlent en eux-mêmes une poésie, ils appellent vers l'ailleurs. Le goût du thé concentré dans une théière qu'on aurait pu croire un jouet pour des thés d'enfants et servi comme un liquide rare et précieux, d'une couleur riche et d'un arôme puissant, entouré de mille soins, dans des tasses qu'on pourrait cacher dans le creux de la main : tout cela participe au contact avec le Tout Autre.
Thé, théâtre, théâtralité… Finalement, rituels et rites ne seraient que chorégraphie ? La question, je pense, est dans cette opposition très occidentale du sacré et du profane. Que serait une chorégraphie qui ne nous entraînerait pas hors de nous-mêmes, hors du quotidien ? Ce serait du pur divertissement, comme les variétés de la télé.
Nous vivons cette époque de l' « entertainment », de l'industrie du loisir, de la confusion généralisée. Que dirait maintenant Pascal, lui qui dénonçait le « divertissement », cette attitude qui empêche, justement, d'accéder à la porte étroite et de la franchir ?
L'art (dont l'écriture), le rituel, le thé, (mais aussi le voyage, l'érotisme, tout ce qui fait sortir « hors de soi ») sont-ils là pour relier à autrui, pour ouvrir à l'altérité, au « Tout Autre » (il y a des stades) ou pour constituer sans cesse de nouveaux espaces au marché ?
C'est de la vie comme initiation dont je parle, une démarche spirituelle, avec ou sans dieux, avec ou sans Dieu. Que chacun se réfère à la conception du monde qui lui est propre, par culture ou par choix. Toutes sont également respectables (théisme, athéisme, agnosticisme) tant qu'elles ne servent pas de prétexte à l'oppression. (Et dans cet espace laïque, je ne parle d'ailleurs pas de la mienne.)
Or, sur quelles pistes partons-nous lorsque nous participons à tel ou tel rituel ? De quel voyage est-il question, sinon du voyage d'une vie et de la transformation d'une « existence » (comme existent les vaches, les chevaux et les poulets) en destin humain ?

Photo © Josyane Suel