28 décembre 2012

Last Exit To Moulins


#LETM


  1. Le métro shouffe dans la nuit.
  2. Entre Porte des Postes et Porte d'Arras, il sort de son tunnel et s'élance le long des immeubles du boulevard de Strasbourg.
  3. Jean & Brahim sont comme des anges bleus entourés de macaques.
  4. Ils regardent les macaques qui, eux, ne regardent personne, qui serrent les fesses comme des crétins de singes qu’ils sont.
  5. J&B sont passés voir Zonzon qui deale à Concorde, juste à côté du centre commercial abandonné.
  6. Il en avait de la bonne, Zonzon, pas trop chère.
  7. Il paraît que pour tirer les prix il met des saloperies dans la poudre.
  8. J&B s'en foutent. Ils aiment cette poudre.
  9. Ils en ont sniffé pas mal en traînant Porte des Postes. Se sont baladés la moitié de l'après-midi.
  10. Ont bien rigolé en voyant les macaques raser les murs. C'était drôle.
  11. La nuit tombe vite en décembre. A cinq heures il fait noir.
  12. J&B ont rebondi d'une lumière vers l'autre, un peu speedés, les bières achetées au snack derrière les bus n'avaient rien arrangé.
  13. Ils avaient cherché pendant un moment à emmerder une fille de douze ans mais elle était plutôt moche.
  14. Ils avaient fini par laisser tomber après l'avoir appelée, moitié riant, moitié agressifs, mademoiselle et salope.
  15. Il faisait encore jour à ce moment-là, il y avait trop de monde pour la violer.
  16. En descendant du métro Porte d'Arras ils se sont souvenus du rasoir.
  17. Pourquoi Zonzon leur avait donné ce truc-là déjà ?
  18. Ils marchaient épaule contre épaule vers la rue d'Artois, plus ou moins titubant.
  19. C'est pas trop la poudre qui fait ça, c'est le mélange avec les cachets.
  20. La poudre à Zonzon elle éclaircirait plutôt les idées.
  21. Genre comprendre que les macaques sont pas des braves toutous mais des saloperies de singes.
  22. Pour le donner à Mario, le rasoir.
  23. Putain, Mario. Quel enfoiré.
  24. C'est pour lui que Zonzon a donné le rasoir.
  25. Et qu'est-ce qu'il va faire de ce putain de truc, Mario, il vaut mieux pas le savoir.
  26. Il a peur de rien ce mec.
  27. J&B ont chacun dans une poche un sachet de brune.
  28. Zonzon leur a fait un rabais à condition qu'ils trouvent Mario et qu'ils lui donnent le rasoir.
  29. Mario, c'est un type habillé tous les jours avec le même vêtement en plastique. Il se fout de tout.
  30. Il se fout même des marques, et là tu sais que tu peux pas lui faire confiance.
  31. Un type qui se fout des marques, il respecte rien. Mario c'est un fêlé.
  32. Il se rase la tête tous les deux jours et il porte un bonnet pour que son crâne reste blanc.
  33. Souvent il est au Lafcadio, le bistrot italien, avec son crâne blanc obscène et ses putains de fringues en plastique.
  34. Personne ose le regarder en face, des fois qu'il flipperait.
  35. Lui il rigole et se fout de la gueule du monde.
  36. Ce que Mario et Zonzon peuvent avoir à faire ensemble, J&B n'en savent rien, ça les regarde pas.
  37. J&B, c'est la fusion de Jean et Brahim.
  38. Avec toute cette dope on ne sait plus trop qui est qui.
  39. Mario, il est pour la suprémaçie de la race blanche mais il sait pas comment ça s'écrit.
  40. Il picole pas mal, jamais de poudre, lui, ce truc-là, c'est pas son genre.
  41. La bière, oui, un truc d'homme, putain.
  42. Mario, il sue la haine. Et Brahim, comme son nom l'indique, n'est pas chaud pour rencontrer Mario.
  43. Peut-être que Jean devra y aller tout seul.
  44. J&B tracent leur chemin droit entre les singes qui s'écartent prudemment.
  45. Où est-ce qu'on va trouver Mario ?
  46. Il est encore tôt, l'après-midi n'est pas finie mais il fait déjà noir.
  47. Mario, il doit pas encore être arrivé au Lafcadio. Et on va pas aller sur son territoire.
  48. Faut même pas y penser. Chacun ses rues, chacun son quartier.
  49. Mario, on le trouvera dehors, beaucoup plus tard. C'est pas à cinq minutes.
  50. Il est costaud et c'est quand il est à jeun qu'il est le plus dangereux.
  51. Titubant, en fin de soirée, il fera moins peur.
  52. Il faudrait le choper quand il gerbera sur le trottoir, c'est ça qui serait cool. Facile.
  53. On pourrait y couper une oreille à ce macaque.
  54. Y dégueule, on arrive derrière et on y coupe une oreille.
  55. J&B rigolent. Quelle bonne idée ! C’est cette poudre à Zonzon, elle donne de bonnes idées.
  56. Encore faudrait-il que ce rasoir coupe vraiment.
  57. J&B remontent la rue d'Artois. Mario n'est sûrement pas loin mais il est beaucoup trop tôt.
  58. La petite rue à droite, c'est la rue Morgue, elle est assez confortable.
  59. La ville a renoncé depuis longtemps à remplacer les luminaires au fil des saccages dilettantes et il y fait délicieusement sombre.
  60. On peut y attendre tranquillement de meilleurs moments et sniffer discrètement un petit coup de plus.
  61. Décembre est doux, vive l'effet de serre.
  62. J&B sont assis entre deux grands containers pour le tri sélectif, une contribution écologique au décor urbain.
  63. Le rasoir, dans la poche, est un tout petit objet.
  64. Dans la main, fermé, à peine s'il dépasse la largeur de la paume.
  65. Quand on l'ouvre, la lame d'une douzaine de centimètres, avec son extrémité arrondie, a un air fragile.
  66. Son dos est épais pour assurer la rigidité, mais la partie tranchante est d'une finesse extraordinaire.
  67. J&B ne savent pas que si ça s'appelle un rasoir c'est parce que dans le temps les gens utilisaient ça pour se raser.
  68. Se raser n'est d'ailleurs pas encore pour eux une préoccupation quotidienne.
  69. Quand ça le deviendra, les pubs de la télé leur montreront comment faire.
  70. En attendant ce truc c'est juste une arme dont on peut se demander par quel bout il faut la tenir et quelle est son efficacité.
  71. Si on tient le manche et qu'on laisse la lame libre, elle flotte et c'est dangereux : on pourrait se blesser.
  72. Si on essaie de tenir le rasoir pour le présenter comme un couteau, il faut bloquer le talon de la lame dans le manche.
  73. C'est mieux mais pas très maniable quand même, et puis ce n'est pas pointu.
  74. Si on retourne complètement la lame en bloquant le talon avec le pouce, le dos vient contre les phalanges,
  75. le tranchant se présente comme un poing américain.
  76. Sûrement très efficace mais il faut frapper à travers tout sans précision.
  77. On blesse au hasard, on ne peut pas faire du travail minutieux.
  78. Ce qu'il faudrait, c'est tenir le manche du bout des doigts et régler la position de la lame avec le pouce.
  79. Mais alors on n'a aucune puissance. Merde, c'est compliqué.
  80. La gueule à Mario c'est peut-être un peu risqué pour un premier essai.
  81. Dans le calme de la rue, le chuintement d'un moteur électrique annonce l'ouverture d'une grille de parking.
  82. Une femme âgée tire un container à ordures.
  83. Elle n'a plus vingt ans depuis longtemps, elle se déplace avec lenteur.
  84. J&B se dégagent de leur espace sombre. On va l'essayer sur vous, dit l'un.
  85. L'autre ouvre le rasoir, tend le bras, il y a un mouvement vif dans l'obscurité. Un crissement, deux ou trois gestes.
  86. La femme ne comprend pas. Pourtant elle tourne la tête, se protège avec le bras.
  87. Elle ne sent pas immédiatement la douleur. Quelque chose de chaud coule dans son cou. Son bras s'alourdit.
  88. Les chasseurs d'oreille ont raté leur coup, ils s'y sont mal pris, l'oreille n'est pas décollée entièrement.
  89. Un couple arrive, J&B sont à la fois dépités et un peu en colère. Ils s'éloignent de mauvaise grâce, en traînant les pieds.
  90. Regardez ce qu'on m'a fait, dit la femme qui ne comprend pas vraiment ce qui lui arrive.
  91. Le sang coule dans son cou, le long de son bras, il détrempe la blouse blanche qu'elle porte toujours pour travailler.
  92. Il y en a beaucoup. Les gens qui ont fait fuir J&B font un écart, entrent dans le bâtiment voisin, pas un regard.
  93. Un autre passant arrive, il s'arrête.
  94. Tout en gardant ses distances pour éviter le contact du sang, il prend la vieille dame par son bras valide et l'aide à marcher.
  95. Il l'accompagne vers la lumière de la rue d'Artois.
  96. Ils entrent dans un grand hall, c'est l'entrée principale des bureaux où elle travaille.
  97. Tout le monde s'affaire, on appelle les pompiers, il y a beaucoup d'agitation, un médecin voisin arrive en courant.
  98. Et puis direction hôpital Saint Vincent, service des urgences.
  99. Ça ne coupe pas si bien que ça cette saloperie de rasoir.
  100. L'oreille de la macaque ne s'est pas détachée.
  101. La lame s'est bloquée trop en profondeur, sur un os peut-être, au lieu de glisser.
  102. La poudre de Zonzon speede trop, avec les saloperies qu'il met dedans, les amphéts et le reste.
  103. On contrôle mal ses gestes, on est trop brusque.
  104. Aussi la macaque a bougé, on n'a pas pu avoir l'oreille, merde.
  105. Vers le boulevard Victor Hugo ils jettent le rasoir dans une bouche d'égout.
  106. Ils ont oublié Mario qui a commencé à boire à quelques rues de là.
  107. Ce soir, selon son habitude immuable, Mario gerbera seul dans le jardin des Ollieux avant de regagner sa tanière.
  108. Un médecin pakistanais a placé vingt huit points de suture sur l'oreille, le cou et le bras de la vieille dame.
  109. Plus tard la vieille dame s'est souvenue d'une petite cicatrice sur le visage du blondinet qui a frappé.
  110. Elle s’est souvenue de la grande taille de l'autre et de son blouson adidas noir et blanc.
  111. Elle s’est souvenue les avoir vu partir si tranquillement.
  112. Elle a pensé : « Si ça se trouve, c'est des êtres humains. »


in La Vie encore © Castor Astral 2001
réécrit en 112 tweets et publié sur Twitter à raison de 4 tweets par jour en décembre 2012. 



21 décembre 2012

Toine et le cancrelat


« Le fil du temps est comme le fil de l'épée du bourreau chinois. Il y a un sifflement, l'épée essuyée retrouve déjà son fourreau, la tête du condamné est toujours sur ses épaules, le corps semble attendre encore, immobile. Après un instant long il tressaute, enfin la tête roule dans la poussière. Toujours le temps rattrape le temps. »

- Zappe, c'est vraiment trop dégueulasse, crie Carole. Ça me fout la trouille, on dirait le pire de France Culture.
- Tu sais, répond Julien en coupant la radio, il paraît qu'on a fait dix mille guerres en six mille ans. Et cela ne va pas vers un mieux. Ce n'est pas la littérature qui me fait peur, c'est la réalité du monde.

Ca'ole a peu'. Pou'quoi elle a toujou's peu' ? A cause, Toine aussi a peu'. Toine a peu' aussi.

L'hiver corrézien est splendide et lumineux. Le froid pur et sec. Au-delà de l'angle de la maison, une trouée dans les pins de rapport lance le regard vers des sommets à la blancheur de cristal. Qui pourrait dire comment va le monde à la seule vue de ce paysage pris dans l'immobilité d'un anticyclone  glacial et indigo ?

A Jackson Hole, dans le Wisconsin, l'accès au parc public, au beau milieu de la ville, est commandé par des grandes arches réalisées en cornes de ces vaches appelées à juste titre long horns. Pour entrer dans le XXIème siècle, pour changer de millénaire, peut-être devrait-on passer sous  une arche faite d'ossements humains. Qui prêtera son squelette pour symboliser les millions de morts que nous laissons derrière nous, les Juifs d'Europe, les Indiens d'Amérique, les Tutsis d'Afrique de l'Est, les Tziganes, les Bosniaques, les Kosovars, les Algériens, les Palestiniens… Les enfants éventrés, les femmes violées, les hommes jeunes et moins jeunes, et les trop jeunes aussi, exécutés sommairement. Et quelques bourreaux, pour faire bonne mesure, pour compliquer les situations, pour que les nœuds deviennent inextricables, les victimes des uns devenant les bourreaux des autres.
- On quitte le siècle de l'histoire industrielle du meurtre, dit Julien.

Voilà ce que Julien voudrait pour enterrer le siècle : que cette vérité apparaisse sans fard, comme les rides d'une vieille pute édentée. Ce siècle de misère et de mort, pendant lequel toutes les capacités de création collectives et individuelles ont été débridées avec un seul but objectif : rendre la vie plus difficile qu'elle n'était.

A peu' Julien. Toine a peu' aussi, avec Julien. Pou'quoi t'as peu', Julien, tant peu' ? Tant peu' ?

Quand tout le monde s'essaye à inventer l'idée la plus saugrenue pour vivre le passage d'une année pleine de neuf à une année pleine de zéro, Julien et Carole se sont retirés là-bas, dans ce qu'ils imaginent être un des bouts de ce monde. Les hivers sont rigoureux mais, pour un effort raisonnable, le bois permet de se chauffer : quand les chaudières collectives tomberont en panne, ici la cheminée brasillera encore. Julien et Carole ne sont pas paranos, ils ont simplement lu les journaux et ils ont tiré leurs conclusions. Fin 1998, ils ont vendu l'ancienne maison de Berghezeele, dans la Flandre française, le centre vide et immobile de l'une des régions à la plus haute densité de population du monde. Ils ont vendu tout ce qu'ils pouvaient vendre, actions héritées de la mère de Carole, quelques beaux meubles venus du côté de Julien. L'argent, ils l'ont patiemment, mois après mois, pour ne pas éveiller l'attention, fait passer d'un compte sur l'autre, et pour finir retiré en liquide. Pendant que le système bancaire fonctionne encore…

Ils sont venus s'installer ici, un peu par hasard, ont acheté cette maison pour sa position isolée et peu vulnérable. Ils ont enterré des cuves qu'ils ont remplies au fil des mois de gazole pour l'alimentation des deux voitures diesels avec lesquelles ils sont arrivés.
Carole et Julien ne sont pas paranos, non, ils sont responsables, c'est ainsi qu'ils se vivent. Avec eux, Toine, l'ange blond, le fils de Carole, si doux, si calme, trop calme, trop silencieux, trop doux. Toine a maintenant dix ans. Jamais il n'a parlé. Alors Carole et Julien attendent la première parole de Toine : ce ne pourra être qu'une parole d'importance, ils le savent. Carole et Julien savent beaucoup de choses. Ils sont responsables de Toine et du monde dans lequel il vit.

Par Internet, qui fonctionne encore, pour quelques jours peut-être, ils sont en contact avec des amis à eux, des américains qui ont créé dans le Wisconsin, pas loin de Jackson Hole justement, une grande communauté fraternelle, sur les mêmes principes d'autarcie. Là-bas, les américains ont tendance a anticiper la venue de l'an 2000 comme une épreuve que Dieu enverra sur la terre pour punir les hommes de leur orgueil. Ils ont lu dans leur Livre Sacré (en vente libre un peu partout) des récits d'apocalypse et croient que l'ennemi de l'homme c'est l'homme lui-même. Ils l'imaginent bien, revenu à ses instincts les plus primitifs, errer sans autre but que de se nourrir, dans des campagnes dévastées par la désorganisation sociale, en bandes redoutables. Alors les gens honnêtes s'organisent.

Peu', ai toujou's peu'. Ca'ole et Julien ont peu' aussi. Toine le sent dans sa tête. Quand Ca'ole crie Toine veut se cacher.

Alors, comme leurs amis, Carole et Julien ont aussi caché dans la maison quelques armes, discrètes mais faciles d'accès.

« L'attention s'est donc concentrée sur le système de conduite du N4,qui s'appuie sur 47 calculateurs reliés aux automates disposés dans 200 armoires et totalisant 7000 cartes électroniques, lesquels dirigent eux-mêmes 3000 actionneurs de vannes, pompes et autres clapets. La théorie actuellement retenue est celle de la micro-panne à effet de système. Autrement dit, si sur l'une de ces cartes l'année a été codée sur deux chiffres, à 00H00, le 1er janvier 2000, la carte passera de 99 à 00, calculera que la vanne qu'elle commande n'a pas été contrôlée depuis l'origine des temps et la bloquera par mesure de sécurité. La panne de la vanne entraînera un arrêt technique de la zone dans laquelle elle se trouve. Il suffira de la coïncidence de deux ou trois arrêts de ce type pour qu'un département de la centrale se bloque, arrêtant la centrale elle-même. Comme, même à l'arrêt, elle a besoin d'énergie pour refroidir son cœur, qu'elle ne produit plus cette énergie, elle fera appel au réseau des autres centrales avec lesquelles elle est inter-connectée, et, si d'autres centrales rencontrent ce type de problème, on peut s'attendre à un accident systèmique majeur, avec, par exemple une ou plusieurs centrales qui explosent, faute d'énergie pour maintenir leur cœur à bonne température. »

- Tu sais quoi ? demande Julien, un bogue, en informatique, ça voulait dire un insecte, un cafard, un cancrelat, une de ces bestioles qui rongent les câbles et qui produisent des courts-circuits. Marrant, qu'une petite merde minable puisse fiche tout le système en l'air.
- C'est pas en Corrèze qu'il fallait se planquer, bondieu, c'est hors du système solaire ! marmonne Julien en cassant son bois. 

Toine le taiseux regarde. Son œil n'exprime rien pour ce grand escogriffe qui fait tournoyer une cognée au dessus de sa tête et l'abat d'un coup, fendant les bûches de hêtre dans un bruit explosif. Toine a peur du bruit. A chaque coup, il sursaute.

- La seule chose saine qu'on puisse encore acheter, c'est les clopes, dit Carole, qui a pourtant arrêté de fumer depuis des années.

Carole et Julien s'attendent à tout. Ils ont gardé une petite radio pour avoir des nouvelles du monde. Ils savent que la volaille est engraissée avec des farines fabriquées à base de cadavres d'animaux et de protéines récupérées dans les boues des usines d'épuration des égouts des grandes villes, pleines de métaux lourds et d'hormones. Ils savent que les grands fleuves du monde industriel sont peuplés de poissons hermaphrodites. Ils ne croient pas que les poissons soient plus heureux pour autant. Ils n'ont pas été surpris qu'un industriel ait ajouté aux préparations pour bétail qu'il commercialise les huiles de vidange d'un transformateur électrique. Et que les gens qui mangent depuis des années du blanc de poulet insipide pour lutter pied à pied contre les soubresauts de leur taux de cholestérol s'aperçoivent maintenant que leurs propres tissus adipeux sont pleins de dioxine.

Carole ferme les yeux et elle a une vision : un avion s'écrase dans la Cordillère des Andes. A son bord une équipe de rugby uruguayenne partie disputer un match amical au Chili. Les survivants s'organisent. Les secours n'arrivent pas. Au bout de plusieurs jours, il faut se résoudre à l'indicible : manger de la chair humaine. Mais ce n'est pas possible : la viande pue l'industrie chimique. 

Toine aurait pu être un NAIF : Né Après l'Interdiction des Farines. Mais à quelques années près, non. Il aura dix ans en l'an 2000, ça fait des années qu'on le lui dit sans savoir s'il l'entend. Les farines de cadavres d'animaux ne sont toujours pas interdites. 

Toine est tout, sauf un naïf.

Carole est une belle femme. Elle est longue et grande et souple et brune. Quand elle met son t-shirt blanc avec des bretelle fines, ses seins sont tellement beaux que Julien, parfois, croit s'évanouir. Il s'approche et tend la main vers elle. Alors elle se courbe vers lui et cette courbe est comme celle d'une fleur qui s'épanouit. 

Toine entend des c'is dans sa tête. Un oiseau s'est envolé et Toine a t'emblé. Où sont Ca'ole et Julien ?  Toine déteste quand Ca'ole et Julien dispa'aissent dans l'ap'ès-midi. Est-ce que Ca'ole a mal ? 
Toine déteste Julien.
Pa'fois Toine voud'ait que Julien meu'e.

Pour le réveillon, Carole aimerait qu'on fasse une fête. Quand même. Après tout, si le monde doit s'arrêter, qu'au moins on s'amuse. Et puis, ici, on est à l'abri, non ? Même si tout devient fou, la maison a été conçue pour durer. Les réserves sont pleines, conserves alimentaires, pétrole, bois… On peut tenir une année, peut-être plus. Les centrales peuvent bien se bloquer les unes après les autres si cela les amuse… Carole et Julien ont même prévu que les gens du village deviennent dangereux, qu'ils croient trouver dans la maison de quoi les aider à faire face : l'armement a été réuni pour cela. Le groupe électrogène diesel produit assez d'électricité pour actionner les moteurs des volets de fer. En cas d'urgence, la maison peut être complètement bouclée en quelques secondes, transformée en une vraie forteresse. De l'extérieur, personne ne pourra lui nuire.
Julien est assez fier de son organisation. 

Pour le réveillon, Julien et Carole ont sorti ce qu'ils ont de mieux dans leurs réserves : un foie gras du Périgord, préparé et offert par la mère de Julien et une bouteille de côtes-de-bordeaux-saint-macaire. Un réveillon simple, comme chaque année.

Ils se sont habillés. Ils sont et se savent des millénaristes fondus, mais ils veulent quand même honorer le passage, c'est la moindre des choses, pensent-ils.

Un réveillon en famille, les voisins resteront aussi entre eux, seuls se mélangent les gens du pays, et pour être du pays rien ne sert d'y habiter depuis des années, ce qu'il faut c'est du monde au cimetière.

Et malgré le cérémonial qui rappelle les réveillons des années précédentes, malgré le sentiment d'avoir fait ce qu'il fallait en venant ici, malgré tout cela, l'angoisse de Carole et de Julien est présente et palpable. Toine aussi semble atteint : ses parcours rituels dans la maison s'allongent et par moments il disparaît dans les profondeurs des greniers ou des caves.

Toine déteste Julien. Toine déteste Julien. Toine déteste Julien. Toine déteste Julien. Toine déteste Julien. Toine déteste Julien.

- Julien, mon chéri…, dit parfois Carole et il y a un long silence. Parfois aussi Julien et Carole s'approchent l'un de l'autre, se touchent et s'embrassent.

Toine déteste Julien.

Dans la tête de Toine résonnent les angoisses des adultes qui sont une parcelle de la vaste peur du monde qui lui-même s'inquiète de vaciller sur ses bases. La terreur monte. La terre toute entière devient une boule de terreur palpable. Et pour Toine cette terreur ressemble à un cancrelat qui essayerait de lui ronger l'intérieur du cerveau. Toine n'a pas la chance que la barrière du langage l'aide à se maintenir à distance. Il devient lui-même la peur du monde comme une boule ronde, dure et noire.

Et la peur du monde s'intensifie encore alors que les pendules entament le décompte de la dernière heure du siècle.

*

Sud-Ouest
mardi 4/01/2000 :
Réveillon tragique à Margerides
L'incendie qui a ravagé une maison à Margerides, en Corrèze, au moment du réveillon, semble avoir fait deux victimes, peut-être trois. La maison était habitée par une famille venue du Nord il y a deux ans. Sous réserve d'identification, les enquêteurs pensent que les corps découverts sont ceux de Carole et Julien Vandyck. Le fils de Carole, né d'un premier mariage, un enfant autiste de 10 ans, est actuellement porté disparu. Le capitaine des pompiers n'exclut pas que le jeune garçon soit enseveli sous les décombres. Dans ce cas, il n'y a aucun espoir de le retrouver vivant. Il semble que les propriétaires aient vécu repliés sur eux-mêmes et qu'ils aient stocké de grandes quantités de carburant. Ce stockage, parfaitement illégal, explique en partie la violence et la rapidité de propagation de l'incendie. L'asphyxie semble être la cause de la mort des deux personnes retrouvées. Les corps sont carbonisés, néanmoins une autopsie de principe a été demandée par le parquet, comme il est de règle dans tous les cas de mort violente.



Sud-Ouest,
samedi 8/01/2000 :
Mystère à Margerides
Les premiers résultats de l'autopsie pratiquée par le service de médecine légale de Tulle sur les corps de Carole et Julien Vandyck  indiquent que la mort des margeridois de fraîche date n'est pas due à l'incendie. Il semble bien qu'ils étaient morts tous les deux avant que le feu ne ravage la maison. La jeune femme a été tuée par une arme à feu, dans son lit. Une balle de calibre 38 a en effet été retrouvée parmi les débris de la boite crânienne. Quant au corps de son mari, il était dans la cave, empalé sur une pique de bois. On peut penser à une chute mais il parait difficile aux enquêteurs d'admettre qu'il s'agisse d'une coïncidence. Julien a-t-il tué son épouse avant de se donner la mort d'une manière particulièrement absurde ? On parle aussi d'un allemand, récemment évadé alors qu'il purgeait une peine de prison pour meurtre en Allemagne et qui aurait été aperçu dans la région.
On reste par ailleurs sans nouvelle de Jacques-Antoine, le fils handicapé du couple, dont le corps n'a toujours pas été retrouvé, malgré des recherches approfondies.

*

Dans la mémoire confuse de Toine, l'incendie reste comme une merveille rouge. A peine se souvient-il de la corde tendue en travers de l'escalier de la cave, du pieu de clôture placé en bas, coincé avec les bûches de Julien. Chaque geste faisait baisser la tension, la terreur diminuait, c'était donc cela que de faire ce qu'il fallait faire. Toine découvrait, dans l'immense pression des peurs télépathiques, un moyen de se protéger des voix, de les mettre à distance. Supprimer l'émetteur. Sa mémoire garde plus aigu un autre moment : lorsque Carole, effrayée de la brusque panne du groupe électrogène, terrorisée d'avoir entendu hurler Julien, l'a saisi dans ses bras et l'a entraîné jusqu'à sa chambre, pleurant, titubant, se heurtant contre les murs. Sa chambre, ce lieu où Julien et Carole n'acceptaient pas Toine, ce lieu où sa mère n'était plus sa mère, mais la femme de Julien, ce lieu aussi où Toine, par le plus grand des hasards - s'il en est un - dans ses préparatifs inconscients était venu l'après-midi même dissimuler une arme dérobée à Julien.

Dans la nuit glaciale du millénaire qui s'annonce, Toine s'éloigne à grands pas sur les chemins, à la recherche de ses semblables, les survivants, les enfants de l'avenir. Pour la première fois, sa voix s'élève, scandant sa marche : 
- A pus peu' Ca'ole. Hein, Ca'ole, a pus peu' ? Toine aussi, a pus peu'.


Ce texte a été initialement publié
par Jean-Paul RUIZ, artiste plasticien & créateur de livres d'art,
à  Saint Aulaire, en Corrèze, le 1er janvier 2000
puis dans La Vie encore, Castor Astral, 2001
© Castor Astral, 2000