28 décembre 2012

Last Exit To Moulins


#LETM


  1. Le métro shouffe dans la nuit.
  2. Entre Porte des Postes et Porte d'Arras, il sort de son tunnel et s'élance le long des immeubles du boulevard de Strasbourg.
  3. Jean & Brahim sont comme des anges bleus entourés de macaques.
  4. Ils regardent les macaques qui, eux, ne regardent personne, qui serrent les fesses comme des crétins de singes qu’ils sont.
  5. J&B sont passés voir Zonzon qui deale à Concorde, juste à côté du centre commercial abandonné.
  6. Il en avait de la bonne, Zonzon, pas trop chère.
  7. Il paraît que pour tirer les prix il met des saloperies dans la poudre.
  8. J&B s'en foutent. Ils aiment cette poudre.
  9. Ils en ont sniffé pas mal en traînant Porte des Postes. Se sont baladés la moitié de l'après-midi.
  10. Ont bien rigolé en voyant les macaques raser les murs. C'était drôle.
  11. La nuit tombe vite en décembre. A cinq heures il fait noir.
  12. J&B ont rebondi d'une lumière vers l'autre, un peu speedés, les bières achetées au snack derrière les bus n'avaient rien arrangé.
  13. Ils avaient cherché pendant un moment à emmerder une fille de douze ans mais elle était plutôt moche.
  14. Ils avaient fini par laisser tomber après l'avoir appelée, moitié riant, moitié agressifs, mademoiselle et salope.
  15. Il faisait encore jour à ce moment-là, il y avait trop de monde pour la violer.
  16. En descendant du métro Porte d'Arras ils se sont souvenus du rasoir.
  17. Pourquoi Zonzon leur avait donné ce truc-là déjà ?
  18. Ils marchaient épaule contre épaule vers la rue d'Artois, plus ou moins titubant.
  19. C'est pas trop la poudre qui fait ça, c'est le mélange avec les cachets.
  20. La poudre à Zonzon elle éclaircirait plutôt les idées.
  21. Genre comprendre que les macaques sont pas des braves toutous mais des saloperies de singes.
  22. Pour le donner à Mario, le rasoir.
  23. Putain, Mario. Quel enfoiré.
  24. C'est pour lui que Zonzon a donné le rasoir.
  25. Et qu'est-ce qu'il va faire de ce putain de truc, Mario, il vaut mieux pas le savoir.
  26. Il a peur de rien ce mec.
  27. J&B ont chacun dans une poche un sachet de brune.
  28. Zonzon leur a fait un rabais à condition qu'ils trouvent Mario et qu'ils lui donnent le rasoir.
  29. Mario, c'est un type habillé tous les jours avec le même vêtement en plastique. Il se fout de tout.
  30. Il se fout même des marques, et là tu sais que tu peux pas lui faire confiance.
  31. Un type qui se fout des marques, il respecte rien. Mario c'est un fêlé.
  32. Il se rase la tête tous les deux jours et il porte un bonnet pour que son crâne reste blanc.
  33. Souvent il est au Lafcadio, le bistrot italien, avec son crâne blanc obscène et ses putains de fringues en plastique.
  34. Personne ose le regarder en face, des fois qu'il flipperait.
  35. Lui il rigole et se fout de la gueule du monde.
  36. Ce que Mario et Zonzon peuvent avoir à faire ensemble, J&B n'en savent rien, ça les regarde pas.
  37. J&B, c'est la fusion de Jean et Brahim.
  38. Avec toute cette dope on ne sait plus trop qui est qui.
  39. Mario, il est pour la suprémaçie de la race blanche mais il sait pas comment ça s'écrit.
  40. Il picole pas mal, jamais de poudre, lui, ce truc-là, c'est pas son genre.
  41. La bière, oui, un truc d'homme, putain.
  42. Mario, il sue la haine. Et Brahim, comme son nom l'indique, n'est pas chaud pour rencontrer Mario.
  43. Peut-être que Jean devra y aller tout seul.
  44. J&B tracent leur chemin droit entre les singes qui s'écartent prudemment.
  45. Où est-ce qu'on va trouver Mario ?
  46. Il est encore tôt, l'après-midi n'est pas finie mais il fait déjà noir.
  47. Mario, il doit pas encore être arrivé au Lafcadio. Et on va pas aller sur son territoire.
  48. Faut même pas y penser. Chacun ses rues, chacun son quartier.
  49. Mario, on le trouvera dehors, beaucoup plus tard. C'est pas à cinq minutes.
  50. Il est costaud et c'est quand il est à jeun qu'il est le plus dangereux.
  51. Titubant, en fin de soirée, il fera moins peur.
  52. Il faudrait le choper quand il gerbera sur le trottoir, c'est ça qui serait cool. Facile.
  53. On pourrait y couper une oreille à ce macaque.
  54. Y dégueule, on arrive derrière et on y coupe une oreille.
  55. J&B rigolent. Quelle bonne idée ! C’est cette poudre à Zonzon, elle donne de bonnes idées.
  56. Encore faudrait-il que ce rasoir coupe vraiment.
  57. J&B remontent la rue d'Artois. Mario n'est sûrement pas loin mais il est beaucoup trop tôt.
  58. La petite rue à droite, c'est la rue Morgue, elle est assez confortable.
  59. La ville a renoncé depuis longtemps à remplacer les luminaires au fil des saccages dilettantes et il y fait délicieusement sombre.
  60. On peut y attendre tranquillement de meilleurs moments et sniffer discrètement un petit coup de plus.
  61. Décembre est doux, vive l'effet de serre.
  62. J&B sont assis entre deux grands containers pour le tri sélectif, une contribution écologique au décor urbain.
  63. Le rasoir, dans la poche, est un tout petit objet.
  64. Dans la main, fermé, à peine s'il dépasse la largeur de la paume.
  65. Quand on l'ouvre, la lame d'une douzaine de centimètres, avec son extrémité arrondie, a un air fragile.
  66. Son dos est épais pour assurer la rigidité, mais la partie tranchante est d'une finesse extraordinaire.
  67. J&B ne savent pas que si ça s'appelle un rasoir c'est parce que dans le temps les gens utilisaient ça pour se raser.
  68. Se raser n'est d'ailleurs pas encore pour eux une préoccupation quotidienne.
  69. Quand ça le deviendra, les pubs de la télé leur montreront comment faire.
  70. En attendant ce truc c'est juste une arme dont on peut se demander par quel bout il faut la tenir et quelle est son efficacité.
  71. Si on tient le manche et qu'on laisse la lame libre, elle flotte et c'est dangereux : on pourrait se blesser.
  72. Si on essaie de tenir le rasoir pour le présenter comme un couteau, il faut bloquer le talon de la lame dans le manche.
  73. C'est mieux mais pas très maniable quand même, et puis ce n'est pas pointu.
  74. Si on retourne complètement la lame en bloquant le talon avec le pouce, le dos vient contre les phalanges,
  75. le tranchant se présente comme un poing américain.
  76. Sûrement très efficace mais il faut frapper à travers tout sans précision.
  77. On blesse au hasard, on ne peut pas faire du travail minutieux.
  78. Ce qu'il faudrait, c'est tenir le manche du bout des doigts et régler la position de la lame avec le pouce.
  79. Mais alors on n'a aucune puissance. Merde, c'est compliqué.
  80. La gueule à Mario c'est peut-être un peu risqué pour un premier essai.
  81. Dans le calme de la rue, le chuintement d'un moteur électrique annonce l'ouverture d'une grille de parking.
  82. Une femme âgée tire un container à ordures.
  83. Elle n'a plus vingt ans depuis longtemps, elle se déplace avec lenteur.
  84. J&B se dégagent de leur espace sombre. On va l'essayer sur vous, dit l'un.
  85. L'autre ouvre le rasoir, tend le bras, il y a un mouvement vif dans l'obscurité. Un crissement, deux ou trois gestes.
  86. La femme ne comprend pas. Pourtant elle tourne la tête, se protège avec le bras.
  87. Elle ne sent pas immédiatement la douleur. Quelque chose de chaud coule dans son cou. Son bras s'alourdit.
  88. Les chasseurs d'oreille ont raté leur coup, ils s'y sont mal pris, l'oreille n'est pas décollée entièrement.
  89. Un couple arrive, J&B sont à la fois dépités et un peu en colère. Ils s'éloignent de mauvaise grâce, en traînant les pieds.
  90. Regardez ce qu'on m'a fait, dit la femme qui ne comprend pas vraiment ce qui lui arrive.
  91. Le sang coule dans son cou, le long de son bras, il détrempe la blouse blanche qu'elle porte toujours pour travailler.
  92. Il y en a beaucoup. Les gens qui ont fait fuir J&B font un écart, entrent dans le bâtiment voisin, pas un regard.
  93. Un autre passant arrive, il s'arrête.
  94. Tout en gardant ses distances pour éviter le contact du sang, il prend la vieille dame par son bras valide et l'aide à marcher.
  95. Il l'accompagne vers la lumière de la rue d'Artois.
  96. Ils entrent dans un grand hall, c'est l'entrée principale des bureaux où elle travaille.
  97. Tout le monde s'affaire, on appelle les pompiers, il y a beaucoup d'agitation, un médecin voisin arrive en courant.
  98. Et puis direction hôpital Saint Vincent, service des urgences.
  99. Ça ne coupe pas si bien que ça cette saloperie de rasoir.
  100. L'oreille de la macaque ne s'est pas détachée.
  101. La lame s'est bloquée trop en profondeur, sur un os peut-être, au lieu de glisser.
  102. La poudre de Zonzon speede trop, avec les saloperies qu'il met dedans, les amphéts et le reste.
  103. On contrôle mal ses gestes, on est trop brusque.
  104. Aussi la macaque a bougé, on n'a pas pu avoir l'oreille, merde.
  105. Vers le boulevard Victor Hugo ils jettent le rasoir dans une bouche d'égout.
  106. Ils ont oublié Mario qui a commencé à boire à quelques rues de là.
  107. Ce soir, selon son habitude immuable, Mario gerbera seul dans le jardin des Ollieux avant de regagner sa tanière.
  108. Un médecin pakistanais a placé vingt huit points de suture sur l'oreille, le cou et le bras de la vieille dame.
  109. Plus tard la vieille dame s'est souvenue d'une petite cicatrice sur le visage du blondinet qui a frappé.
  110. Elle s’est souvenue de la grande taille de l'autre et de son blouson adidas noir et blanc.
  111. Elle s’est souvenue les avoir vu partir si tranquillement.
  112. Elle a pensé : « Si ça se trouve, c'est des êtres humains. »


in La Vie encore © Castor Astral 2001
réécrit en 112 tweets et publié sur Twitter à raison de 4 tweets par jour en décembre 2012. 



2 commentaires:

Agathe a dit…

Ma préférée... La vie, encore :)

Anthropia a dit…

Elle a pensé, si ça se trouve, c'est des êtres humains