31 juillet 1992

Des bottes à talons et des chapeaux de cowboy

Après un réveil dans la rosée, sitôt levés, sitôt partis mais l’altitude persiste à me faire un effet désagréable. Le sentiment d’opppression est permanent, mon souffle reste court. Le gardien du camp m’a montré tout à l’heure la cicatrice de son pontage et m’a expliqué avec des gestes expressifs que si je veux connaître mes cinquante ans il faut cracher la junk food et passer aux céréales et aux crudités. J’ai pâli au fur et à mesure de la démonstration, à en croire Françoise.
Humeur quelque peu remise d’aplomb, sinon la santé, lorsqu’au bord de la route, à Dolores, nous trouvons un soldeur de jeans : quatre chemises western et un jean pour moins de 400 francs, qui dit mieux ?
Devant la banque où nous allons chercher des $US, deux couples bavardent. Les hommes, âgés, portent des jeans étroits, des chemises à carreaux, des bottes à talons et des chapeaux de cowboy. Ils sont grands et minces, mais, perclus d’arthrite, ils se meuvent lentement, dans la douleur.
Plus tard, nous faisons un arrêt à Cortez, pour trouver un salad bar : nous faisons trois supermarchés avant d’en trouver un avec de la fresh food. Pique nique dans un site immense et vide, des tables sont abritées par de grands panneaux de bois mais, avec l’aide du vent chaud, la fine poussière du désert pénètre partout.
Après Cortez nous parvenons au National Park de Mesa Verde et installons notre camp à Morefield Village : laundry, showers, gifts, food 12 etc. $8 la nuit.
Le paysage est fabuleux, aride et vert, abrupt et doux. Il y a des biches partout. Aujourd’hui, visite globale du parc (une boucle de trente ou quarante kilomètres), on laisse les musées et l’archéologie pour demain. Je suis tellement essoufflé que j’apprécie de simplement rester assis dans un bar à air conditionné, avec heureusement une far view comme je n’en ai jamais vu, même dans les Alpes, à 3 700 mètres. Ici, nous sommes entre 2 500 et 3 200 mètres avec le climat du Sahara. Quand la chaleur retombe un peu, c’est l’heure de la douche, puis celle de monter la tente et de griller quelques saucisses sur le BBQ…
On va voir à 9:00 (pour une fois on se couche tard ! ) un montage audiovisuel en plein air sur l’histoire de la découverte de Mesa Verde. Tout ce que j’ai pu comprendre c’est que des gars du pays qui avaient perdu leurs vaches sont montés jusqu’ici et que depuis 1905 c’est le premier National Park américain. Mais il fait trop froid, nous sommes trop fatigués et nous comprenons trop peu de choses alors nous allons nous coucher. Décision est prise de rester à Mesa Verde au moins deux nuits.

30 juillet 1992

Trop crevé pour écrire.

3:00 pm. Trop crevé pour écrire.
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Ce matin, lever au bord de ce lac, petit déjeuner avec saucisses BBQ, parmi les chipmunks, les colibris, les lapins, les écureuils… Nous faisons lentement les bagages, la tente demande à sécher un moment au soleil avant qu’il soit possible de la plier. Françoise, inspirée par la puissance du paysage montagneux, s’essaie à l’aquarelle, mais butte sur des difficultés techniques et abandonne momentanément. Et O.t.r.a.…
Sitôt revenus sur l’US50, la grand route, le paysage change à nouveau, nettement moins désertique. Ranches au bord de la route, jusqu’à Monrose où nous achetons des pinceaux pour les aquarelles de Françoise, des timbres pour tous les projets de cartes postales et une salade composée dans le salad bar du magnifique (eh oui !) supermarché de la ville. La chaleur est étouffante.
La route atteint ensuite une nouvelle chaîne de montagnes — Monrose est sur une sorte de plaine d’altitude, et les pentes s’escarpent, se couvrent de résineux, les aspens régressent. Nous passons entre des rochers rouges et stratifiés, des couleurs font contraste avec le vert profond des résineux. Le moindre col est à plus de 3000 mètres. Plusieurs fois nous franchissons, dans un sens ou dans un autre, la ligne de niveau des 10 000 feet, comme en attestent les panneaux du bord de route. Nous traversons plusieurs stations consacrées au ski. La chaleur est éprouvante et la respiration courte.

*

Arrêt dans un minuscule village — Rico — un restaurant de passage. La waiterness est étonnante de vitalité, elle et nous formons un drôle de contraste. Nous avons à peine l’énergie de rédiger quelques cartes postales. Ensuite la journée s’étire, nous parcourons trente cinq kilomètres de piste gravelée, à petite vitesse, pour ne jamais découvrir le confortable camping convoité. Au détour d’un virage, un homme et son fils, en pleine forêt, remplissent des jerricans à une source. A tout instant des chipmunks semblent jaillir de sous les roue de la voiture.
Après quelques allers et retours dans la poussière, nous finissons par trouver un minuscule camping d’Etat, caché au fond d’une vallée d’altitude encaissée, tout au bord d’un torrent à truites. Au moment où nous le trouvons, le soleil se couche à travers les arbres. Nous sommes soulagés d’avoir retrouvé une vraie route, même si elle n’est encore qu’en construction. Sept ou huit campements, pour les deux tiers occupés par des pêcheurs, les autres par des voyageurs, des itinérants de notre genre, mais équipés, eux, de camping-cars — parfois nous croisons de ces attelages immenses qui remorquent une petite voiture japonaise, solution idéale à la question de la mobilité après l’établissement du campement.
Le camp est dirigé par un volontaire de l’USFS (?) qui nous explique comment aller à Mesa Verde et où y dormir.
La soirée passe vite : la tente montée, quelques corn flakes, un p’tit tour au bord de la rivière et déjà il fait noir.

29 juillet 1992

East Elk Creek Campground

Ce matin, réveil très matinal à Buena Vista, dans le vaste camping-ranch, avec gueule de bois injustifiée, mal de crâne, sentiment d’oppression. Le jet lag n’est pas encore assimilé. Renseignement pris, ce camping est à plus de 2 500 mètres d’altitude. Pas étonnant que les nuits soient fraîches. Vers 7 heures, Françoise se réveille, elle aussi bien tôt. J’entretiens un feu de bois pour faire bouillir l’eau du café, cela me permet aussi de me réchauffer moi-même.
La tente repliée, les sacs refaits, on fourre le tout dans le coffre et on the road again. Une halte dans une station Texaco permet de faire le plein de carburant, du super-unleaded ($13 pour 9 gallons, soit 1,80 F le litre). Les premiers paysages semblent comme dessinés par des enfants : les montagnes sont des triangles posés à l’horizon sur des plaines plates, les couleurs sont franches, paysage bleu, blanc, vert.
Nous prenons la 50W pour quelques miles seulement et puis, sous le prétexte de découvrir des sources chaudes — hot springs — que nous ne trouverons pas, nous nous engageons dans la montagne, sur une piste damée. Le paysage se complique, la piste vient longer des canyons qu’on aperçoit au dernier moment, juste au bord. Une heure, peut-être, de conduite en première et deuxième pour arriver à St Elmo, restes d’un village construit autour d’une mine de fer. Village fantôme, maintenant, au fond d’une route en cul de sac (dead end), quelques baraques à demi en ruine et de rares habitants, improbables esthètes, qui retapent ce qui leur semble récupérable. Les vrais résidants semblent plutôt les chipmunks — variété locale de petits rongeurs passablement agités et impertinents — et les colibris. La chaleur est lourde, étouffante, éprouvante et ma gueule de bois ne me laisse pas de répit — nous sommes arrivés, mine de rien, sans beaucoup de transition, à plus de 3 500 m. Pour la descente Françoise conduit, je me laisse aller, mais ce n’est pas la situation qui nous convient le mieux (qui me convient le mieux ?).
Nous retrouvons la 50, vers l’ouest. Après avoir passé Monarch Pass (11 312 feet soit 3 448 m), point de séparation des eaux atlantiques et pacifiques, après être redescendu une nouvelle fois de 1 000 ou 1 500 mètres, nous prenons un repas dans une auberge, à Sargents, village composé en tout et pour tout d’une station service et d’un snack.
This town ain’t big enough to have a town drunk, so we all take turns. Sargents CO.
Une jeune femme en jean et chapeau western entre avec sa fille de quatorze ans, s’assied au bar et discute un moment devant un verre. Quand elle repart au volant d’un pick up chargé de foin il est difficile de ne pas l’imaginer soixante dix ans plus tôt, lancer un attelage d’un sec coup de fouet.
Cheeseburger pour $ 2.70, un excellent repas complet avec viande, pain, fromage et plein de vraies crudités. Le décor est western à souhait, mais nous sommes trop épuisés pour engager une conversation qui aurait pu être intéressante. On the road… Le paysage change, se désertifie. Premiers reliefs stratifiés après la montagne alpestre. La sécheresse s’impose progressivement. Nous faisons quelques courses à Gunnison, en courant de la voiture au supermarché Safeway dans une brutale tempête de poussière.
SAFEWAY 641-0787
GUNNISON, COLORADO
07/29 3:34 PM STORE 617
CUST 174 REG 4 OPR 406
CHEDDARWURST 2.13*
VARIETY 1.99 TX
BOTTLED WATR .99*
SCOJR SPONGE 1.09 TX
PAPER PLATES 1.99 TX
JUICE 2.99*
JUICE 2.99*
1,58 LB @ 1/.99
APPLE GRANNY 1.06*
GILLETTE CARD 3.69 TX
TH MUSTARD .90*
HOMO MILK .89*
KR BBQ SAUCE 1.57*
MT HIGH .65*
1.62 L8 @ 1/.59
PEACHES .96*
.42 L8 @ 1/.69
WHITE ONIONS .29*
.13 L8 @ 1/2. 49
GARLIC BULK .32*
TOTAL $ 23.82
CASH TEND 30.00
SUBTOTAL 24.08
TAX PAID 1.24
4.18 CHANGE
PICNIC TIME TRY OUR DELI
Le temps se dégrade, tourne à l’orage. Bientôt nous nous mettons en quête d’un camping, peut-être même un motel, tant la météo semble peu favorable. Des décors formidables de stratifications, des tours, des falaises déchiquetées nous impressionnent et nous fascinent. Seul un lac de retenue, Blue Mesa, long de plusieurs kilomètres, apporte une note de fraîcheur dans ce désert à l’aridité croissante.
Le paysage est sauvage, presque inhumain. Seule trace de civilisation, quelques hors bords, lointains, minuscules, naviguent sur ce lac gigantesque.
Nous quittons l’US50 vers 4:00 pm pour suivre une piste sur une vingtaine de miles. Nous passons devant une ferme bric à brac, commerce de fromages et de machines agricoles, snack, station essence, pit-bulls inquiétants.
Puis nous arrivons où j’écris ce soir : un immense cirque, bordé de falaises déchiquetées au nord, de falaises brusques dans mon dos, à l’ouest, de collines douces face à moi, à l’est, et ouvert vers les hautes chaînes du Colorado au sud, sur des dizaines de miles. Au fond, un bras de Blue Mesa, le lac de retenue.
Ce lieu est peuplé de cinq campements comme le nôtre. East Elk Creek Campground : camping d’Etat rudimentaire, avec pour chacun une table de bois brut, un BBQ et des centaines de mètres carrés ($7 à placer dans une enveloppe et à glisser dans un tronc). La tente à peine montée, éclate un gros orage : elle se plie sous le vent, se couche mais ne perce pas ni ne s’arrache.
Le soir, une famille vient pêcher. L’homme sort méthodiquement un attirail sophistiqué et finit par quitter le bord du lac en combinaison, flottant grâce à une bouée-boudin. Ses enfants piaillent joyeusement.
Plus tard, le vent tombe, il est 8:30 pm, la nuit est bientôt noire. Je trouve ici, dans le silence total, avec les chipmunks qui me filent sous les pieds lorsque je m’aventure dans les buissons d’armoise, la sensation éprouvée lors d’un tour de Bretagne en bateau, avec Captain Guy, quand nous pratiquions le mouillage forain, dans des criques isolées, là où la terre finit. D’où tout à l’heure un lapsus : naviguer au lieu de conduire.
Mais les hurlements des coyotes ne laissent pas de doute : nous sommes bien dans le Colorado, pas dans la mer d’Iroise.
Il n’avait entendu des cris de coyote qu’une seule fois, lorsque le docteur et lui avaient été pêcher dans le Yellow Dog, une rivière de la péninsule septentrionale, et il avait trouvé que leur plainte était un son merveilleux, presque aussi beau que le cri des grèbes, un cri si pur et si désespéré qu’il semblait venir d’une autre planète.

28 juillet 1992

Peut-être l’Amtrak

Denver. Colorado Springs vers 12:00 puis la 24W jusqu’à ce camping du bout du monde. Colorado Springs, ex-ville olympique d’hiver, rues larges, immeubles magnifiques. Tous les gens que nous rencontrons sont aimables, ils font visiblement des efforts de langage (la vieille dame du Tourist information, la jeune femme de la banque). Parfois nous avons un anglais passable, parfois il s’évapore.
Le long de la route 24W, les villes touristiques se suivent et se ressemblent. A Manitou, les Utes sont devenus des prétextes publicitaires, les maisons singent les huttes en torchis.
Puis, progressivement, le désert s’installe, l’habitat se disperse, se fait rare. Nous progressons dans la montagne, parfois nous traversons un village, un groupe de quelques maisons pauvres.
Puis je partis pour (…) le grand bond dans les profondeurs de l’Amérique, le rêve de terres sauvages de tous les poètes et de tous les chefs scouts, vers l’ouest, vers notre destinée manifeste, vers les arbres rouges souverains et les sables peints, vers les collines transfigurées par l’or, vers l’ouest pour assortir les ombres de mon visage et de mon être.
La route continue à grimper jusqu’à ce que, d’un col, nous surplombions une immense plaine alluviale, visible jusqu’à l’infini de l’horizon. Il faudra une heure pour la traverser sur une route parfaitement rectiligne. En attendant, tout près du col, une cabane est occupée par un ranger. Il parle français comme nous parlons anglais. Il est une sorte d’éducateur à l’environnement. Sa mission consiste à informer les passants sur la flore, la faune, l’écosystème de la forêt. Il connaît son affaire, se passionne, nous entraîne hors de sa permanence pour nous montrer des aspens (trembles) et des pins douglas. Nous parlons de notre passion pour les arbres et il nous donne un poster pour que nous puissions reconnaître les essences américaines. Nous parlons aussi un peu littérature pour expliquer pourquoi nous allons vers Mesa Verde.

*

Dans le campement de Buena Vista, quelques campings-cars et des tentes sont éparpillés sur un flanc de colline. Le feu de bois dans mon dos chauffe la casserole de sauce mexicaine qui accompagnera tout à l’heure les saucisses de dinde, quand les braises seront prêtes. La douceur est incroyable, ce moment précis représente la transition entre la chaleur accablante de la journée (merci à l’industrie américaine qui ne conçoit pas une voiture sans l’équiper d’un appareil fournissant de l’air conditionné) et la fraîcheur, je suppose, à venir — nous sommes peut-être à 2 000 mètres d’altitude.
Nous nous coucherons avec le soleil, entre 8 et 9. Il n’y a bien sûr aucun éclairage. On ressent sans médiation la puissance de la nature, on se prend à penser à la ruée vers l’ouest, à ces rivières dans lesquelles il y avait de l’or. Toute la littérature de jeunesse revient, nous fait signe : Davy Crocket, le lieutenant Blueberry. Yaaouhaaah !
Plus loin dans la vallée passe une ligne de chemin de fer — peut-être l’Amtrak. Plusieurs trains traverseront lentement la nuit, étirant leurs longs sifflements d’est en ouest.

Denver (Co)

Premier réveil aux Etats Unis, à Denver (Co). Mais avant, quelle nuit. !
Arrivée vers 20 heures à l’aéroport Stapelton, Denver, après que nous ayons survolé les grands lacs, puis des plaines infinies sur fond de soleil couchant. D’immenses nuages apparaissent dans des contrastes de blanc violent et de noir profond, parfois colorés d’une palette de roses et de mauves intenses. Ils anticipent les arches de pierre de l’Utah, ces nuages qu’on croirait solides comme des montagnes et qu’on voit plus grands qu’elles.
Stapelton m’a fait l’effet Hérodote : même prévenu par la rumeur je ne savais pas qu’on pouvait faire aussi grand, aussi luxueux, aussi propre. Dix-sept tourniquets à bagages, des centaines de mètres de couloir avec tapis roulants, dix comptoirs d’agence de location de voiture de trente mètres chacun… Ça se passe comme ça en Amérique.
Tout le monde a le droit de gagner sa vie.
En Amérique c’est comme ça. On prend une suée, et on se gagne un dollar. Avec ce dollar, on s’achète des citrons et du sucre. L’eau et la glace, c’est gratuit. On prend une planche et deux tréteaux et on se met à vendre sa citronnade au bord de la route et bientôt on s’aperçoit qu’on gagne cinq dollars par semaine. Avec ces cinq-là on s’achète encore des citrons et du sucre, d’autres planches et d’autres tréteaux et on installe ses petits stands le long de la route. Au bout d’un moment, on ne peut plus s’en tirer tout seul. On embauche des employés. On se met à mettre sa citronnade en bouteilles et en boîtes, et en un rien de temps on a des camions pour la distribuer dans toutes les épiceries du pays. On s’achète une belle maison à la campagne avec une piscine et des vide-ordures automatiques et on donne des cocktails où les invités boivent votre citronnade en l’additionnant de gin. On peut dire qu’on est arrivé.
C’est comme ça que ça se passe en Amérique et tout le monde a le droit de gagner sa vie.
Et puis tout s’est détraqué : le numéro de réservation européen Hertz n’est pas parvenu jusqu’ici, le forfait de location que nous avions retenu semble ne pas exister, le factotum agresse verbalement Françoise, l’ambiance s’alourdit brusquement, avec maintenant huit lourdes heures de jet lag négatif à porter.
Françoise témoigne :
« Au comptoir Hertz je prends mon élan pour bien m’expliquer et ouvrir bien grand mes oreilles : j’appréhende un peu les questions techniques. Peine perdue : le black du guichet a un accent terrible, et à chaque prière de “Répétez plus lentement, SVP¨” il redébite immuablement le même jargon. Il s’énerve, j’enlève ma veste et commence à paniquer, mais je tiens bon : je ne signerai pas n’importe quoi à n’importe quel prix ! Pour finir, nous obtenons la voiture que nous voulons, mais sans savoir très bien comment nous sommes assurés. »
Finalement on nous attribue, dans une ambiance de science fiction, une Ford Tempo rouge d’un luxe jamais rencontré et nous voilà partis, à la nuit tombée, avec cette voiture inconnue qui ne réagit pas comme à l’accoutumée (direction assistée, boite automatique, ceinture automatique entre autres), qui n’est peut-être pas assurée, sur des routes à la signalisation incompréhensible, vers un hôtel que nous ne trouverons jamais. Rouler sur les autoroutes urbaines sans savoir où l’on va, s’égarer dans un quartier black — grosses voitures le long des trottoirs avec des bandes de huit grands adolescents à bord, foule sur les trottoirs, sur la chaussée. Françoise passe à quelques millimètres d’une gamine lancée à travers un carrefour sur un vélo sans feux. La fatigue, cet accident frôlé, les bandes effrayantes nous plongent dans un état proche de la panique. Pourvu que personne ne remarque l’écusson Hertz sur la voiture. Il nous semble signifier : touristes égarés, proies faciles.
Pour que je puisse prendre le volant, Françoise choisit une zone industrielle apparemment inhabitée, elle arrête la voiture au milieu de la chaussée, loin des zones d’ombre des bâtiments. Nous effectuons le changement de chauffeur en quelques secondes. Portière immédiatement verrouillées, je démarre sur les chapeaux de roues.
Au téléphone, l’employée de l’hôtel a conseillé de ne pas louer de voiture à l’aéroport et d’emprunter une navette pour venir en ville. A l’aéroport, le bureau d’accueil a donné une brochure rédigée dans toutes les langues connues du tourisme international : « Si vous vous perdez, arrêtez-vous dans un endroit public (…) Si une personne suspecte s’approche de votre véhicule à un feu rouge ou à un stop, klaxonnez… » A l’hôtel, le loueur de voitures a donné une feuille avec les mêmes conseils, plus quelques autres : « Gardez les portes toujours verrouillées (…) Ne vous arrêtez pas pour aider un automobiliste qui a l’air en panne (…) Si votre véhicule est heurté par l’arrière, continuez votre chemin et arrêtez-vous dans un endroit fréquenté pour appeler la police. » (…) Les compagnies de location de voiture ont enlevé des véhicules tout signe distinctif ou autocollants à la gloire de leur marque.
Ça se passe aussi comme ça en Amérique.
Parfois on croit comprendre les panneaux, on s’imagine savoir où l'on se trouve. Et puis on se reperd. Nous avons demandé notre route à deux femmes noires exubérantes au drive in d’un McDo : elles nous emmenés jusqu’à un poste de police peuplé de flics énormes et serviables qui n’ont pas pu faire frand chose pour nous. Finalement, nous avons renoncé à aller là où nous sommes attendus et avons trouvé un motel crasseux sous une rampe d’autoroute pour $ 24. Dormir, enfin.

*

Et puis ce matin, après le bain, alors qu’il faudrait prendre la voiture pour aller chercher un petit déjeuner, je reste ici et j’écris : Françoise dort et j’ai trop peur de ne pas retrouver cet endroit si je le quitte.

*

Promenade à pied, sans quitter le quartier. Les références culturelles, les images de films s’interposent entre la réalité et ma perception. Et puis, après avoir vu le panneau « WARNING ! This area protected by NEIGHBORHOOD WATCH AND OPERATION IDENTIFICATION », après avoir vu un petit centre commercial Josephine Shop Center abandonné et cru comprendre que Josephine est une ligue chétienne (il y a en pays protestant et anglo-saxon un rapport étroit entre ligues et social work), après avoir vu les petites maisons en bois, de plain-pied, au milieu d’un carré de pelouse, si belles dans certaines rues, pimpantes, peintes de couleurs fraiches, vertes, jaunes, roses, avec des jardins bien entretenus, juste à côté d’endroits dévastés et sordides, enfin la réalité me saute à la figure et la littérature passe (provisoirement, j’espère) au second plan.
Il est maintenant 8:00 am. Françoise prend sa douche. Cette femme est belle. Je l’aime.
Notre premier petit déjeuner est acheté dans un magasin de station service. Nous sommes ahuris devant ce qui se trouve dans les rayons : mais que mangent donc les Américains ? Nous trouvons quand même des trucs connus, corn flakes et lait frais. Garés devant la boutique, nous grignotons et étudions enfin, calmement, longuement, le fonctionnement de chaque commande de cette voiture étrange. Et puis : on the road !

27 juillet 1992

La « vraie vie »

Agathe et Dorothée confiées à Claude en fin d’après-midi, très énervées par l’idée de voyage, le mien, qu’elles préparent depuis ce matin, le leur qui les conduira demain en Aquitaine. Dernières courses à la banque et ainsi de suite. Soirée chez Michel et Hélène, repas convivial sur la grande table de bois du jardin. A 9 heures Michel conduit ses enfants chez leurs grands-parents. Discussion existentielle avec Hélène qui comprend bien les difficultés et les ambiguïtés de la condition masculine et ne jette pas la pierre à qui n’arrive pas à résoudre l’antagonisme entre le travail et la « vraie vie ».

De vagues langues de terre

Au petit matin,
Réveil rapide et route jusqu’à Zaventem, l’aéroport de Bruxelles.

*

Impressions de New York. Mais où sont les gratte-ciels? Nous ne voyons que de vagues langues de terre supportant un triste habitat pavillonnaire. JFK, aéroport international, culture mondiale. On peut se croire à Roissy, à Athènes ou ailleurs. Si ce n’est qu’ici, on a de la place. Même pour faire la queue, par discrétion, on laisse un mètre entre chaque personne. Toutes les races du monde semblent s’être donné rendez-vous dans cet endroit. En deux heures, j’ai vu des allemands, des russes, des noirs d’Afrique, des noirs américains, des spanishes d’ici ou d’ailleurs, des blonds, des bruns, des asiatiques.
… Françoise me dit qu’elle a même vu des Texans avec de grands chapeaux. Tout ça sur fond de jet lag, de décalage horaire, ma montre marque 17 heures, je suis à JFK et mon corps sait bien qu’il est déjà 23 heures.
Devant nous, aujourd’hui, il y a encore beaucoup à faire :
• attendre encore 1 heure ici
• voyager 4 heures pour Denver
• remonter encore 2 heures dans le temps
• trouver l’hôtel réservé pour la première nuit
Et puis, dormir, dormir.
En attendant, j’ai voulu vérifier dans l’annuaire d’une cabine téléphonique si Paul Auster habite bien Brooklyn : il y a sept ou huit Auster, mais pas de Paul. Peut-être est-il sur liste rouge, peut-être les annuaires sont-ils plus compliqués que je n’ai cru, peut-être a-t-il pris à son tour la route à la recherche de la petite musique du hasard.

25 juillet 1992

L’excitation du départ

L’excitation du départ lutte avec la fatigue résiduelle. Penser à prendre les numéros d’urgence, vérifier la tente, jouer avec les enfants, etc.

24 juillet 1992

Le romanesque américain

Fin d’une période de travail hallucinante et mortifère. J’apporte à la maison les derniers courriers à affranchir et les filles le font en riant : plus de deux cents lettres ! Repas aux hurlements de joie et d’excitation qui nous font tomber des chaises. La transition va se faire. Je vais enfin penser au voyage qui jusqu’ici reste une abstraction, un désir culturel sorti de mon cerveau fatigué qui n’arrive à s’évader que dans le romanesque américain. Encore trois jours et je dormirai à Denver. J’ai peur de ne pas savoir prononcer un mot d’américain. D’autant que les cours d’anglais que je m’étais offerts au début de ce mois ont été abandonnés les uns après les autres à cause de la saturation de mon emploi du temps professionnel.

11 juillet 1992

Alea jacta est

Alea jacta est, les billets sont commandés. Le départ aura lieu dans 16 jours. Michel et Hélène iront chercher les billets chez Westeels à Tournai et Michel nous accompagnera à Bruxelles.
27/07/92
TW 769 BXL.NYC 10:40-12:25
TW 931 NYC.DEN 18:00-20:22
16/08/92
TW 932 DEN.NYC 10:00-15:54
TW 768 NYC.BXL 19:00-08:15

10 juillet 1992

In beauty I walk

From Denver to Denver
Colorado - New Mexico - Arizona - Utah - Wyoming

In beauty I walk
With beauty before me I walk
With beauty behind me I walk
With beauty all around me I walk


Courant juillet
Hélène B. a fait un grand tour comme celui que nous prévoyons. C’était en 1978. Je lui ai promis une carte postale de Swann Valley, à l’est d’Idaho Falls : elle dit que c’est le plus bel endroit du monde. Elle dit encore que les campings KOA étaient parfaits, il y a 14 ans. Elle va chercher sa carte des Etats Unis — celle avec laquelle elle a voyagé et qu’elle conserve à portée de main — et nous indique des régions mystérieuses. Jean Marie, son ancien mari, en avait rapporté une selle cow boy.
Voici quelques notes que j’ai prises pour toi sur nos promenades et nos randonnées. Il me semble que plus tard tu auras peut-être envie de mieux connaître ce que tu as vu. J’ai commencé à me promener à ton âge, tout simplement parce que la nature semblait absorber le poison qui était en moi. (…)
Le paysage que tu as découvert à Patagonia englobe presque tout le coin sud-est de l’Arizona — un plateau ondoyant à cinq mille pieds d’altitude, hachuré de terrains alluvionnaires herbeux qui descendent vers de larges vallées où poussent des sycomores, des peupliers et des chênes ; une région plus fraîche, venteuse et humide que Tucson au nord (où il est de toute façon hors de question d’habiter à cause de tous les promoteurs immobiliers !). La Sonoita, avec l’Aravaipa et la Madera, compte parmi les dernières rivières du désert de Sonotra à abriter les poissons de la région. Dans ce bosquet au bord de la Sonoita et à l’ouest de Patagonia où un matin tu as été malade, vivent une myriade de colibris agressifs à gorge iridescente, impossible à identifier, sauf les mâles qui s’approchaient de nous. Le célèbre trogon à queue cuivrée niche parfois dans ces arbres, mais j’en ai aperçu un seul spécimen dans la région, et plusieurs autres dans le canyon de Madera où nous avons cueilli ces piments sauvages, les chilatepines. J’en emporte toujours une provision lors de mes voyages en train et en avion pour assaisonner mes plats.
Tu trouves des genévriers et des chênes nains sur les terrasses qui font face au nord, autour de cinq mille pieds. Quand tu regardes vers le nord, les pâturages se mêlent à des mesquites rabougris et broussailleux, un signe indubitable de pâture excessive, phénomène qui a détruit presque toutes les Sand Hills dans notre région. Il y a aussi des massifs d’agaves de Huachuca qui montent vers les Santa Ritas, où une forêt composée de plusieurs espèces de chênes, de genévriers, de pins pignons grimpe jusqu’à la zone des ponderosas autour de sept mille pieds. Quand la canicule envahit la vallée, il fait parfois une fraîcheur très agréable, là-haut.
Dans le bosquet, sous les noyers noirs et les grands micocouliers, on aperçoit souvent les traces confuses du javelina (ce cochon sauvage à chair très parfumée que Tino et Tico adorent manger), ou bien l’on entend le bruissement d’un crotale du Mohave qui traverse un massif de baies argentées parmi les feuilles de frêne et de houx de l’Arizona. Tu as aimé ces lits de torrent presque toujours à sec où nous avons vu des traces de cerfs, de coyotes, de coatis, de renards gris, de chats sauvages et de chats à queue zébrée. Certains jours j’y ai même aperçu des traces de lion de montagne dont l’odeur énerve les chiens. Au début du XXe siècle il y avait aussi des loups et des grizzlys, et les Yaquis possèdent encore deux mots différents pour désigner le coyote : “coyote” et “gros coyote”. Je crois toujours que l’énorme coyote que nous avons vu un certain matin sur la pente des Huachucas était un loup gris du Mexique.
Jusque dans notre village flamand reculé nous trouvons des résidents américains : nous rencontrons chez Marthe, notre chère bouchère, Aimé et Cécile B. de Millville, NJ. Les Américains sont comme si, sont comme ça, efficaces et naïfs, comme dans les livres, comme au cinéma, comme les gens le disent… Nous verrons bien.
Soirée avec Anne S. Elle revient d’un grand tour en bus Greyhound, de Pennsylvanie en Floride. En quinze jours elle a parcouru, seule, plus de huit mille kilomètres. Nous voyons avec elle de nombreux aspects pratiques : coût de la vie, quels motels choisir, où manger, quoi manger…
Chaque fois que son métier d’informaticienne lui en laissait la possibilité, elle partait seule pour des voyages au long cours. Seule, avec son sac et un billet d’avion. Sur place elle voyageait en autobus ou en train, jamais en stop par mesure de sécurité. Elle pouvait visiter une ville pendant la journée, trouver un endroit pour écouter de la musique toute la soirée et passer la nuit dans un bus grande ligne, en y dormant pour économiser une nuit de motel. Elle s’affirmait d’une indépendance farouche, s’était sortie toute seule des situations les plus scabreuses, sans jamais hésiter sur ce qu’il fallait faire. Et en même temps, fleur bleue comme pas une, amoureuse passionnée qui s’enfuyait chaque fois que quelqu’un s’attachait à elle.
Au cours d’une autre soirée, avec Alain D. et Marie Hélène, nous nous renseignons sur l’actualité indienne. Qu’est-ce qu’une réserve ? A-t-on le droit d’y pénétrer ? Quelles règles écrites ou non écrites faut-il respecter ? Alain connaît de nombreuses réserves canadiennes, l’expérience qu’il en a rapportée est-elle utilisable dans le sud-ouest ? Soirée sur la conception du monde, la mystique et la culture indiennes, à partir de l’expérience directe qu’a vécue Alain en participant à The Sacred Run, la Course Sacrée, l’année dernière, de Vancouver à Québec. Courir pour rendre hommage à la Terre Mère, pour dire au monde son importance et dénoncer les crimes que nous commettons envers elle.
Plus loin à l’ouest, de l’autre côté de la vallée, vivent des cailles tridactyles là où la nature n’est pas excessive. Curieusement tu as trouvé cette région effrayante, sans doute à cause du Babaquiravi, la montagne sacrée des Papagos qui domine le paysage. Mais cette montagne est bel et bien effrayante — tout comme les Papagos, les Yaquis, et les autres peuples apaches. Quelle race fabuleuse ! Nous minimisons aujourd’hui leurs qualités pour ne pas nous sentir trop coupables de ce que nous leur avons infligé. Un écrivain anglais, par ailleurs assez naïf, a dit que la seule aristocratie était celle de la conscience. Il faudra un jour que tu étudies la centaine de tribus, ou de civilisations, que nous avons détruites.